Résistance : comment faire accepter les innovations ?
- Si des individus perçoivent des risques liés à une innovation, si minimes soient-ils, alors les phénomènes de résistance et d’opposition seront très importants.
- Les individus ont tendance à surestimer les pertes plutôt que les gains qu’une innovation est susceptible de leur apporter.
- C’est notamment ce qui s’est passé pour les compteurs Linky, qui ont rencontré une forte résistance pour des raisons économiques ou écologiques.
- Le nudge, ou « coup de pouce », est une incitation qui peut être visuelle ou auditive, et qui amène un individu à opter pour un produit ou un comportement plutôt qu’un autre.
- Avec les nudges, il est possible d’obtenir jusqu’à 20 à 30 % de modifications de comportements d’une population donnée.
Quelles sont les raisons qui poussent un individu à adopter ou refuser une innovation ? Peut-on inciter des personnes à suivre un comportement spécifique plutôt qu’un comportement adopté « naturellement » ? Tel est le sujet de recherche de Cécile Chamaret, maître de conférences à l’École polytechnique et chercheuse au Centre de Recherche en Gestion. Elle s’intéresse aux mécanismes de résistance à l’innovation des individus, mais aussi d’acteurs comme les collectivités locales.
Linky, un cas d’école
Cécile Chamaret a publié une recherche sur les raisons qui ont poussé près de 1 000 communes à refuser, sous la pression de leurs administrés, le remplacement des compteurs d’électricité classiques par des compteurs communicants Linky. Ces derniers étaient censés être plus performants et apportaient de nouveaux services comme la mise en route à distance ou le suivi quotidien de la consommation. « Nous avons regardé dans le détail les motivations de près de 450 arrêtés qui ont été pris par les communes pour interdire l’installation de ces nouveaux compteurs. » explique la chercheuse.
Certaines mairies mettaient en avant le risque de piratage des données et donc de non-respect de la vie privée, d’autres insistaient sur le risque économique (factures plus élevées), d’autres encore craignaient des effets physiques sur la santé des consommateurs, liés aux ondes émanant de ces compteurs. Enfin, des arguments écologiques ont également été avancés : quelle nécessité de remplacer 50 millions de compteurs, encore fonctionnels et prévus pour durer 50 ans, par des compteurs d’une durée de vie de 15 ans ? Et qui plus est, sans savoir ce qu’on allait faire des anciens compteurs…
Comme le souligne Cécile Chamaret, si les personnes ou collectivités publiques perçoivent des risques liés à une innovation, si minimes soient-ils, alors les phénomènes de résistance et d’opposition seront très importants. Faute d’avoir négligé les différents risques associés aux nouveaux compteurs (que ces risques soient ou non fondés), les efforts de communication « positive » d’Enedis (gratuité de l’installation et du produit, outil pour la transition écologique) n’ont pas permis de convaincre les récalcitrants. « Adopter un nouveau produit, ça représente pour l’individu des coûts financiers, mais aussi des coûts psychologiques d’apprentissage et de renoncement au produit précédent. », rappelle-t-elle.
Adopter des innovations
Le lave-vaisselle en est un bon exemple. Qualifié d’innovation « de rupture », car il apportait un service qui n’existait pas avant son invention, il a pourtant eu beaucoup de mal à s’imposer. Les individus n’y ont d’abord vu que des désavantages ! Onéreux, son utilisation requérait beaucoup de manutention et des produits adaptés (liquide rinçage, sels, produit vaisselle spécifique) ; il faisait du bruit, il prenait de la place, et de plus il mettait en danger le rôle social de la femme ménagère ! Devant la fronde, les industriels ont rapidement modifié leur stratégie, et plutôt que de s’adresser aux particuliers, ils ont vendu les lave-vaisselles aux cuisinistes, qui se sont chargés de les introduire dans le quotidien des particuliers…
« Contrairement à ce que l’on peut croire, les individus ont tendance à survaloriser ce qu’ils ont et à surestimer les pertes plutôt que les gains qu’une nouveauté est susceptible de leur apporter, ajoute Cécile Chamaret. Si votre innovation est juste un peu mieux que ce qui existe déjà, elle a peu de chances d’être adoptée. C’est un mécanisme d’équilibre entre un coût et un avantage : que va apporter ce nouveau produit et inversement ? »
Si votre innovation est juste un peu mieux que ce qui existe déjà, elle a peu de chances d’être adoptée.
Aujourd’hui, Cécile Chamaret travaille sur un nouveau programme de recherches sur la sobriété pour mieux comprendre les motivations d’un individu à modifier ou non son comportement. Elle étudie aussi les « abandonnistes », ces conducteurs qui ont adopté le véhicule électrique pour finalement revenir au véhicule thermique. Aux États-Unis, cela représente 20 % des acheteurs de véhicules électriques ! Comme quoi l’innovation, ce n’est jamais gagné…
Mais il est toujours possible d’influencer les comportements des consommateurs pour qu’ils aillent vers tel ou tel produit, notamment grâce à ce qu’on appelle des « nudges ». Étienne Bressoud, directeur général délégué de la BVA Nudge Unit, est le spécialiste, en France, de ces petits « coups de pouce » : ce sont des incitations qui peuvent être visuelles ou auditives, et qui vont amener un individu à opter pour un comportement, ou pour un produit, plutôt que pour un autre.
L’influence du « nudge »
Pour étudier la question, Étienne Bressoud a recours aux sciences comportementales (psychologie cognitive, psychologie sociale, neurosciences), qui montrent que l’être humain n’est pas si rationnel que l’on peut le penser dans ses décisions et qu’il est énormément influencé par le contexte physique et social dans lequel il se trouve.
Par exemple, si vous êtes avec vos collègues de travail dans une salle où il y a une machine à café en libre accès et qu’un petit panneau vous indique de mettre 0,20 € dans une tirelire quand vous prenez un café, vous mettrez certainement les 20 centimes si vos collègues sont présents, mais si vous êtes seul, vous aurez tendance à « oublier ». Pour le vérifier, des chercheurs ont utilisé un nudge visuel : ils ont collé une affiche au-dessus de la machine à café représentant une paire d’yeux grands ouverts fixés sur le consommateur de café potentiel. Avec l’affiche, les dons d’argent étaient trois fois plus importants !
Richard Thaler et Catherine Steen sont les deux co-auteurs américains de ce concept de « nudge », qu’ils ont publié en 2008. Devenu conseiller de David Cameron en Angleterre en 2010, Richard Thaler a d’abord mis les nudges aux services des politiques publiques, pour inciter les Anglais à payer plus rapidement leurs impôts, en envoyant un courrier généralisé stipulant que 9 personnes sur 10 payaient leurs impôts dès réception de l’avis d’imposition. Pour se conformer à cette norme sociale, les Anglais ont été ainsi plus nombreux à payer rapidement leurs impôts ! En France, à partir de 2013, les nudges ont également été mis au service de l’administration fiscale pour inciter plus de personnes à passer de la déclaration papier à la télédéclaration.
Le nudge permet d’aider les gens à passer de l’intention à l’action.
« Finalement, le nudge permet d’aider les gens à passer de l’intention à l’action, commente Étienne Bressoud. Il ne s’agit pas de leur faire adopter des comportements qu’ils n’ont pas envie d’avoir. Appliqué à la consommation, le nudge ne va pas faire acheter un produit dont un client ne veut pas. » Mais le nudge peut orienter certains comportements d’achats.
Cibler les consommateurs
Par exemple, les industriels ont mis au point des bouteilles de déodorants compressés qui ont exactement le même contenu que les bouteilles classiques mais qui permettent d’être plus écologique (même quantité de produits transportée avec moins de camions, moins de place dans les rayons, etc.) « Mais vous avez beau expliquer au consommateur qu’il a le même contenu dans un déodorant classique que dans un déodorant compressé, il va avoir l’impression de payer le même prix pour un produit moins intéressant, explique Étienne Bressoud. Car dans le rayon du supermarché, l’individu est dans un système d’achat quasiment automatique, non réfléchi. » Le nudge dans ce cas va consister à modifier l’environnement physique du consommateur, en jouant sur la mise en rayon : en plaçant le petit déodorant sur une cale, il se retrouve à la même hauteur que le grand, de façon à ce que le consommateur achète plus facilement le déodorant compressé.
Le nudge peut-il être utilisé pour manipuler des individus ? « Si l’entreprise utilise les nudges pour ses propres objectifs aux dépens du consommateur, c’est ce qu’on appelle le darknet », estime Étienne Bressoud. Par exemple, nombreuses sont les sociétés qui ont recours au « choix par défaut » (les cases pré-cochées, par exemple) dans les courriers envoyés en ligne à leurs clients pour les intégrer de force dans leurs bases de données, puis les contraindre à recevoir parfois quotidiennement des offres promotionnelles. Cette méthode du choix par défaut est tellement puissante que le législateur s’en est emparé et qu’il a interdit son utilisation dans un objectif de protection des données individuelles. « Mais si j’explique pour quelles raisons j’ai mis en place tel nudge et que la personne adhère aux motifs (inciter à l’achat de produits plus écologiques par exemple), alors on est très loin d’une démarche purement commerciale, fait valoir Étienne Bressoud.
Selon les individus et selon le type de nudge, l’efficacité sera plus ou moins importante, mais il est possible d’obtenir jusqu’à 20 à 30 % de modifications de comportements d’une population donnée.