Notre petite voix intérieure est-elle notre conscience ?
- La conscience de soi existe sous deux formes. Elle peut être « minimale », partagée avec certains animaux non-humains, ou « élaborée », étendue dans le temps.
- Une conscience de soi minimale, constituée d’expériences perceptives pures, sans médiation par le langage, semble exister chez les nourrissons. La conscience de soi élaborée serait échafaudée sur cette conscience de soi minimale et mettrait en jeu les outils lexicaux et syntaxiques.
- Par la pratique du langage, l’être humain se crée une identité, un soi étendu dans le temps. En inhibant la production du langage à voix haute, en simulant intérieurement le langage, les êtres humains peuvent secrètement développer leur conscience de soi.
- La mémoire autobiographique peut elle aussi être renforcée par l’endophasie. On peut évoquer des souvenirs, se rappeler un évènement passé, en se parlant intérieurement.
- Dans les deux premières années de vie, les souvenirs autobiographiques sont quasiment absents. Ce serait le développement du langage qui permettrait la structuration des connaissances personnelles.
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Je me dis que…
Donc, je suis ?
Le langage nous permet de communiquer à autrui nos pensées, nos émotions et nos sentiments. Cette fonction communicative est essentielle. On parle avec les autres, mais on se parle aussi à soi-même, intérieurement, pour penser. Car le langage a aussi une fonction cognitive, comme l’avaient déjà perçu les savants égyptiens de l’Ancien Empire et les philosophes grecs de Héraclite à Aristote, en passant par Platon. Puis, Descartes, dans le Discours de la Méthode1 a révélé une troisième fonction essentielle du langage, métacognitive, celle de la reconnaissance du sujet pensant par lui-même : « Je pense donc je suis ».
Le langage a en effet un rôle crucial dans la conscience de soi, qui peut être définie comme la reconnaissance de sa propre existence. Mais la notion cartésienne du soi comme une substance stable et unifiée a été questionnée, car le soi est contingent aux situations, il est dans un mouvement perpétuel. Les réflexions contemporaines en philosophie, linguistique et sciences cognitives ont permis d’avancer de nouveaux éléments sur cette question de la conscience de soi. On peut considérer qu’elle s’échafaude grâce au langage, à partir d’une conscience de soi dite « minimale » ou primitive, partagée avec certains animaux non-humains2. La conscience de soi élaborée, étendue dans le temps, dite conscience autonoétique, s’appuierait sur le langage et semble bien, elle, être spécifique à l’être humain.
Le langage comme instrument de la conscience de soi
Une conscience de soi minimale, constituée d’expériences perceptives pures, sans médiation par le langage, semble exister chez les nourrissons. La contingence visuo-proprioceptive permet d’associer le mouvement ressenti de son corps avec l’observation de son corps en mouvement. Elle contribuerait, chez le nourrisson, à l’expérience d’un soi différencié, situé dans un lieu, avec un corps ayant des frontières délimitées.
La conscience de soi élaborée serait échafaudée sur cette conscience de soi minimale et mettrait en jeu les outils lexicaux et syntaxiques. L’acquisition des pronoms par l’enfant, vers l’âge de 2 ans, lui permet de différencier le « je » du « tu » ou le « mien » du « tien ». Elle indique l’émergence consciente du contraste entre soi et autrui chez l’enfant. Ensuite, avec l’accroissement du vocabulaire, les démonstratifs, les adverbes, les verbes conjugués, qui organisent les relations spatiales et temporelles, avec soi comme origine (« ceci, ici, maintenant, hier, demain »), l’enfant peut mieux se représenter soi et autrui. Il peut ainsi construire des récits sur ses souvenirs du passé et ses intentions futures.
Tout au long de la vie, par la pratique du langage, l’être humain se crée une identité, ou plutôt une ipséité, un soi étendu dans le temps. Ainsi si, de façon évidente, le langage permet la communication interhumaine, son rôle majeur dans la pensée, d’une part, et dans la conscience autonoétique, d’autre part, a favorisé son intériorisation. En inhibant la production du langage à voix haute, en simulant intérieurement le langage, les êtres humains peuvent secrètement développer leur conscience de soi.
Comme nous l’avons montré au Laboratoire de Psychologie et NeuroCognition à Grenoble, dans une étude de neuroimagerie en IRMf, lors de la production de langage intérieur, les régions cérébrales du langage à voix haute sont activées, ainsi que des régions du cortex préfrontal, impliquées dans l’inhibition4. La possibilité de s’inhiber et de se parler intérieurement, ce que Georges Saint-Paul a nommé en 1892 « l’endophasie »5, semble ainsi fondamentale. En se parlant pour se remémorer des souvenirs, planifier des choses, en imaginer d’autres, ou même pour s’auto-critiquer, nous nous façonnons une conscience de soi étendue dans le temps.
L’endophasie : notre langage intérieur
Les liens entre l’endophasie, ou langage intérieur, et la mémoire ont été beaucoup étudiés par les psycholinguistes. Le langage intérieur interagit en particulier avec la mémoire de travail, cette mémoire à court terme qui nous permet de stocker et manipuler des informations temporairement pour accomplir une tâche. Pour retenir un numéro de téléphone ou un code à composer, pour se souvenir d’une liste de courses, on peut se les dire intérieurement, en boucle. La répétition interne des mots à retenir permet en effet de maintenir temporairement l’information en mémoire. Ce type de mémoire de travail passe par le son des mots. Cela peut d’ailleurs être vérifié à l’aide d’une expérience répliquée de nombreuses fois, dans laquelle on demande aux participants de retenir une liste de mots6.
Par exemple :
camp, pied, clou, sol, mur
Ou bien :
doigt, poids, choix, roi, bois
Les mots qui se prononcent de la même façon sont susceptibles d’être confondus, ce qui entraîne un moins bon rappel de la seconde liste par rapport à la première. C’est ce qu’on nomme l’effet de similarité phonologique, un effet qui révèle que les participants utilisent la répétition intérieure des mots pour les retenir.
La mémoire autobiographique peut elle aussi être renforcée par l’endophasie. On peut évoquer des souvenirs, se rappeler un évènement passé, en se parlant intérieurement. La mémoire autobiographique s’appuie sur des constructions narratives qui permettent d’organiser les événements de façon cohérente dans le temps, les inscrire dans une histoire personnelle. Les travaux sur le développement de la mémoire chez l’enfant indiquent que dans les deux premières années de vie, les souvenirs autobiographiques sont quasiment absents. Ce serait le développement du langage qui permettrait, plus tard, la structuration des connaissances personnelles et l’établissement de souvenirs autobiographiques organisés dans le temps.
Langage interne et externe : la poule et l’œuf
Quand l’enfant se met-il à parler dans sa tête ? Pour le psychologue Vygotski7, la parole intérieure est héritée de la parole à voix haute, via un processus graduel d’internalisation qui se déroule pendant l’enfance. Comme Piaget avant lui, Vygotski a observé que l’enfant commence par se parler à voix haute. Dans cette phase, que Vygotski a nommée le « discours privé », l’enfant joue et reproduit seul des situations de dialogue. Puis, petit à petit, l’enfant apprend à inhiber ce comportement, il l’intériorise. Son discours privé deviendrait langage intérieur entre cinq et sept ans.
Des études de psychologie expérimentale récentes confirment l’hypothèse que l’enfant peut se parler intérieurement dès cet âge. Une expérience classique est le jeu de la Tour de Hanoï. Si pendant qu’il effectue la tâche, on empêche l’enfant de se parler dans sa tête, en lui faisant répéter à voix haute « ba ba ba ba », on observe que ses performances diminuent. Ceci suggère que l’enfant est capable d’utiliser la parole intérieure pour planifier ses actions dès l’âge d’environ cinq ans8. Il est plus difficile de savoir si le langage intérieur est utilisé par les enfants dans ce type de tâches à des âges plus précoces, car leur baisse de performance peut simplement être liée à des difficultés de concentration ou de raisonnement.
Toutefois, certaines recherches récentes, notamment celles dirigées par Sharon Peperkamp à Paris9, suggèrent que les nourrissons seraient capables d’évoquer intérieurement le son de certains mots dès l’âge de vingt mois, avant d’être capables de les articuler à voix haute. Les chercheuses de l’équipe parisienne ont présenté à des nourrissons de vingt mois des images d’objets ou d’animaux, puis une voix nommant l’image. Elles ont utilisé des mots courts (comme « chat ») et longs (comme « toboggan »). Après la présentation de l’image et du son, l’enfant voyait deux cases vides à l’écran. Puis l’image remplissait une des cases : la case gauche pour les mots courts et la case droite pour les mots longs. Cette étape était répétée plusieurs fois jusqu’à ce que le nourrisson comprenne la règle implicite : mots courts à gauche, mots longs à droite. Après cette étape de familiarisation, les chercheuses présentaient une image sans le son, par exemple un escargot. Elles ont observé que les nourrissons anticipaient et regardaient du côté droit avant même que l’escargot remplisse la case de droite. Cette expérience suggère que les nourrissons de vingt mois peuvent évoquer intérieurement le son des mots et ainsi catégoriser les mots comme mono- ou tri-syllabiques, alors qu’ils sont encore incapables de les articuler à voix haute.
Le développement de certaines formes de langage intérieur pourrait ainsi précéder, voire être déterminant dans le développement du langage oral. La question reste ouverte. S’agit-il d’associations automatiques entre une image et une trace sonore mnésique ou de véritables phénomènes de production de parole intérieure ?
Propos recueillis par Pablo Andres
Pour aller plus loin sur le sujet du langage intérieur (ou endophasie) :
- « Qui dit “Je” en moi ? » Son ouvrage à paraître chez Denoël en mai 2022 : Le mystère des voix intérieures
- Son impromptu scientifique, un spectacle créé avec le comédien Mickaël Chouquet du groupe n+1, Les ateliers du spectacle : Des voix dans la tête
- Une enquête en ligne en cours sur l’imagerie mentale et le langage intérieur