Trois clés pour prendre la bonne décision
Cet article fait partie du premier numéro de notre magazine Le 3,14 dédié au cerveau. Découvrez-le ici
La prise de décision est l’une des dix compétences psychosociales répertoriées par l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), définie comme la capacité d’un individu à répondre efficacement aux exigences et aux épreuves de la vie quotidienne. Classiquement, les neurosciences distinguent trois étapes dans la prise de décision1 : la formation des préférences, l’exécution et l’observation de l’action et enfin l’expérience du résultat. Il est possible d’identifier et de contourner quelques pièges de chacune de ces étapes en étant attentif à trois duels psychologiques majeurs.
Premier duel : heuristique vs systématique
« La décision que l’on va prendre : vais-je bien faire ? »
Décider consiste à gérer le duel entre les deux vitesses auxquelles valse notre pensée : le fameux système 1 (rapide et de moindre effort, intuitif et heuristique) vs le système 2 (lent et systématique, logique et délibéré)2. L’un et l’autre ont leurs avantages (rapidité, facilité, fiabilité, pertinence) et leurs inconvénients (biais, bruit, coût, fatigue), source de nombreux débats scientifiques contemporains. Ce qui est en jeu dans la gestion de ce duel est le processus fondamental d’inhibition3, c’est-à-dire réussir, lorsqu’il le faut, à suspendre le jugement hâtif, les routines prêtes à l’emploi, les heuristiques consensuelles et les pentes naturelles des biais cognitifs, autrement dit savoir ne pas agir.
Il est plus difficile d’inhiber les routines que de libérer le discernement. Cela s’enseigne, s’apprend et s’entraîne : décider avec discernement consiste à bien mesurer et peser le duel entre les deux vitesses de l’esprit qui animent nos choix45 sachant que parfois les décisions intuitives s’avèrent d’une pertinence redoutable6.
Application #1
Voici une consigne sur laquelle vous devez prendre une décision : « Jouer au loto de façon à gagner le maximum d’argent ». Prenez une minute pour placer cinq numéros sur une grille de 1 à 49 et réfléchissez au duel qui s’opère en vous, de manière probablement non-consciente. En règle générale nous mobilisons le système 1 pour jouer au loto, en utilisant, par exemple, l’heuristique de disponibilité des numéros fétiches (dates de naissances de nos proches) ou encore le biais de représentation du hasard (qui en substance corrèle hasard à dispersion) et nous amène à jouer des nombres disséminés, pour « bien jouer au hasard »7 ! Or il se trouve que tout un chacun utilise les mêmes heuristiques et biais, aussi lorsqu’on observe des grilles de joueurs de loto on s’aperçoit d’une part qu’il y a une saturation des choix entre 1 et 31 (les dates de naissances) et d’autre part qu’il y a très peu de séries. Or les gains sont à partager parmi les gagnants. Pour respecter la consigne (optimiser le gain) il faut faire ce que les autres ne font pas : jouer au-dessus de 31, et des séries, car peu le font, et donc en cas de tirage réussi on n’a pas à partager ! On le voit dans cet exemple, « bien jouer » au loto consiste à inhiber la pente naturelle de ses heuristiques et ses biais et donc à faire l’effort de lutter contre soi. Il en va de même pour la majorité de nos prises de décision quotidiennes.
Second duel : persévérance vs persévération
« La décision que l’on a prise sans en connaître les effets : ai-je bien fait ? »
Plus l’investissement en temps, en énergie ou en moyens (humains, financiers, etc.) aura été important, plus forte sera la volonté de légitimer la décision prise. Mais jusqu’où peut-on persévérer au point de ne plus être objectif, ne plus voir les faits ni entendre les arguments qui manifestement remettent en cause le fait de garder le cap ? S’il est bon et valorisé socialement d’être persévérant, il est important de pouvoir identifier la poursuite quasi-obsessionnelle d’une action contre toute raison objective89.
Une fois la décision prise, la logique implacable des « coûts irrécupérables » s’installe, avec son lot de biais cognitifs bien connus mais dont on a du mal à se départir : confirmation d’hypothèse (je cherche les arguments qui confirment ma décision, et uniquement ces arguments), statu quo (s’il n’y a pas de raison de changer, alors pourquoi changer ?), aversion à la perte (changer et risquer de perdre à cause du changement est psychologiquement insupportable).
Difficile de se prémunir de cela seul puisque bien souvent nous n’avons qu’une faible conscience de nos propres biais cognitifs. D’où la nécessité de contre-mesures qui permettent, en amont, d’éviter ces pièges. Par exemple, en s’assurant que les personnes qui prennent les décisions ne soient pas les mêmes que celles qui évaluent les effets et donc la poursuite ou non de la décision prise. C’est pour ces raisons, par exemple, que les nouveaux Présidents qui arrivent au pouvoir peuvent plus aisément arrêter des processus engagés 20 ans auparavant et dont tout un chacun savait pourtant l’inefficacité…
Application #2
Le dilemme du Monty Hall10 illustre bien ce piège décisionnel. Vous avez devant vous trois gobelets opaques A, B et C. Sous l’un d’eux on a caché, par exemple, un billet de 50 euros, rien sous les deux autres. Vous devez choisir un gobelet avec pour objectif de gagner les 50 €. Vous optez, disons, pour le gobelet A. L’animateur retourne alors l’un des deux gobelets restants, dont il est certain qu’il ne contient pas les 50 €, par exemple B. Puis, on vous propose une nouvelle fois de choisir : maintenir le choix initial (A), ou bien prendre le gobelet qui reste (C). Que faites-vous ? L’écrasante majorité des participants décide de conserver le choix initial (A), estimant qu’il n’y a pas de raison de changer. Or, pour optimiser le gain il faut nécessairement changer car le gobelet qui reste (C) a la même probabilité que celui retourné (B). Il est remarquable de réaliser cette expérience en groupe et de constater d’une part à quel point les arguments des participants reflètent les biais cognitifs précités, et d’autre part à quel point les positions minoritaires divergentes (changer le gobelet) sont occultées du débat par la majorité qui soutient férocement que changer n’a aucune pertinence.
Troisième duel : enquêteur ou avocat ?
« La décision dont on mesure les effets : ai-je eu raison ? »
Notre esprit est particulièrement habile à reconstruire les séquences du passé en attribuant des causes internes (compétence, effort) à nos succès et des causes externes (difficulté, environnement) à nos échecs. Le biais rétrospectif est l’ennemi des débriefings et de retours d’expériences fiables puisqu’une fois les effets d’une décision connus, sa fonction consiste à nous donner le sentiment d’avoir toujours su en amont ce qui allait se passer. Il agit comme un contrôle de l’incertitude a posteriori : « c’était évident, je le savais ». D’une certaine manière on devient un avocat qui cherche à disculper ou à inculper les accusés d’une mauvaise décision, ce qui entraîne une recherche des coupables et des responsables qui « savaient mais n’ont rien dit ». La crise sanitaire actuelle montre que la chasse aux sorcières se met en place rapidement. Pour éviter ce piège, tant pour soi que pour autrui, il est important de consigner un maximum d’éléments lors de la prise de décisions. Et ainsi permettre a posteriori un véritable travail d’enquêteur, dans le but d’améliorer nos prises de décisions futures, afin d’éviter que l’avocat qui sommeille en nous construise une « fiction fake news » dans notre cinéma intérieur11.