Des baskets ou des polos fabriqués à partir de bouteilles de plastiques recyclées ; des déchets brûlés pour chauffer tout un quartier ; des vélos conçus à partir de capsules de café dont a récupéré l’aluminium… Tous ces projets pensés dans le cadre d’une « économie circulaire » sont censé permettre la production de nouvelles richesses en prélevant moins de ressources (épuisables) sur la planète. « Or ce type de recyclage n’a quasiment aucun effet sur la réduction des émissions des gaz à effet de serre responsables du changement climatique, explique Lucie Domingo, enseignante-chercheuse à l’École d’ingénieurs UniLaSalle de Rennes. Le risque, en se focalisant sur la crise des déchets et l’épuisement des ressources minérales et fossiles, c’est de réduire la complexité des systèmes anthropiques à leur production et leur élimination, sans interroger l’utilisation des produits, leur maintenance, leur transport, ou leur utilité pour la société et les individus qui la composent. En imaginant quantités de systèmes pour recycler les déchets, ou en concevant de nouveaux produits permettant de les ré-employer, on oublie de remettre en cause l’existence même de ces déchets. En donnant aux déchets une valeur marchande, on développe des technologies souvent énergivores ou dégageant des émissions nocives pour la santé et l’environnement. »
Recyclage : vraie solution ou nouvelle pollution ?
Un exemple emblématique est celui de l’incinérateur de Copenhague, mis en service en 2017. Ce devait être le plus grand et le plus performant du pays. Avec plus de 50 % de ses ordures ménagères brûlées pour produire de l’énergie et de la chaleur, le Danemark est le pays européen qui incinère le plus de déchets. Au point d’en manquer ! Ces cinq dernières années, le pays a multiplié par six ses importations de déchets en provenance du Royaume-Uni, en partie pour assurer le bon fonctionnement de ce nouvel incinérateur. Cela fait ainsi des décennies que le Royaume-Uni paie le Danemark, les Pays-Bas, l’Allemagne et la Suède pour le débarrasser de ses ordures, une solution moins coûteuse que la mise en place de réelles politiques de gestion des déchets. Quant aux Danois, on les incite de moins en moins à limiter leurs déchets, puisque le pays en manque !
De même pour le plastique, la logistique nécessaire au transport et à la fabrication des polos ou chaussures à partir de plastique recyclé peut s’avérer plus nocive pour l’environnement que le fait de brûler ces plastiques localement. Et le vrai défi est de parvenir à récupérer les déchets plastiques qui se trouvent dans les océans, et non sur terre. Le même principe est à l’œuvre avec l’application anti-gaspillage alimentaire To good to go, vertueuse en soi, puisqu’elle permet de donner aux particuliers des produits périssables qui pourraient finir à la poubelle. Mais, revers de la médaille, les supermarchés ne veillent plus à ne commander que les quantités d’aliments strictement nécessaires. « C’est ce qu’on appelle l’effet ‘lock in’ (enfermé de l’intérieur), explique Lucie Domingo. On bloque les individus ou les entreprises avec des solutions séduisantes à court terme mais qui ont en réalité un très faible impact. On le constate au niveau européen, puisque la consommation de ressources ne diminue toujours pas. »
Réduire la consommation de matières : pas si simple
L’Europe s’est dotée d’indicateurs permettant de mesurer, au niveau de chaque pays, la consommation intérieure de matières (DMC, domestic material consumption), en agrégeant extraction domestique et importations, déduction faite des exportations. La « productivité matières », ratio rapportant le produit intérieur brut (PIB) à cette consommation de matières, permet de mesurer la transition de la société vers une organisation plus économe en ressources et de mettre – ou non – en évidence un découplage entre la croissance économique et la consommation de matières. Or, depuis 10 ans, la consommation intérieure de matières des pays européens s’établit autour de 13 tonnes par habitant en moyenne, avec une forte variabilité selon les pays, mais sans baisse significative globale.
Depuis 10 ans, la consommation intérieure de matières des pays européens s’établit autour de 13 tonnes par habitant.
« On voit bien que peu de ressources peuvent être circulaires, c’est à dire complètement réintroduites dans la production de nouveaux produits, poursuit Lucie Domingo. Plus de 50 % de nos ressources sont utilisées pour l’alimentation ou l’énergie, donc disparaissent à jamais ; une autre partie importante (45 %) va au BTP, secteur qui mobilise énormément de matériaux sur le long terme : si les constructions de bâtis et d’infrastructures sont bien faites, on ne touche plus à ces matériaux pendant des décennies ! »
Les avantages de l’éco-conception
Quelles solutions alors pour limiter nos consommations de ressources et d’énergie ? Lucie Domingo travaille sur l’éco-conception : en intégrant le cycle de vie d’un bien dans son processus de développement, l’éco-conception permet d’améliorer la performance environnementale de ce futur produit. La démarche est complexe, elle oblige notamment à envisager quels seront les comportements des individus et l’influence du contexte sur le cycle de vie du produit.
Pour sa thèse sur une « Méthodologie d’éco-conception orientée utilisation1», la chercheuse a étudié plus particulièrement les réfrigérateurs. Leur fabrication a été standardisée au niveau international alors que l’utilisation qui en est faite dépend notamment des comportements alimentaires des individus, et du climat des pays où ils sont installés. Les foyers qui privilégient les plats préparés auront besoin d’un frigo qui maintienne des températures basses, sous 5 degrés. Ceux qui consomment surtout des produits frais se satisferont d’un frigo qui conserve les aliments entre 5 et 15° C. Et si on louait les réfrigérateurs au lieu de les vendre, il serait possible d’en changer en fonction de ses usages, qui varient au cours de la vie, de la composition du foyer, avec ou sans jeunes enfants ou personnes âgées…
Est-ce irréaliste d’intégrer tous ces facteurs à la fabrication de nouveaux réfrigérateurs ? Ce cas d’école montre d’abord à quel point il est important de réfléchir à l’usage de nos produits. Ensuite, ce qui nous paraît irréaliste aujourd’hui peut s’avérer tout à fait envisageable demain. « On a par exemple longtemps pensé que la vente en vrac ne séduirait jamais les consommateurs, estime l’enseignante-chercheuse. Et effectivement, les études de marché indiquaient que les personnes ne voudraient pas prendre ou ne penseraient pas à prendre un contenant chaque fois qu’elles iraient faire leurs courses, que ce serait trop difficile à gérer pour les supermarchés, etc. Pourtant, ce type de vente s’est largement imposé, avec un bénéfice pour l’environnement (moins d’emballages) et un bénéfice économique important, en particulier pour les ménages les plus modestes, qui peuvent ainsi plus facilement acheter ce dont ils ont besoin au jour le jour. Quant aux supermarchés, il a bien fallu qu’ils s’adaptent pour répondre à la demande… »
Au royaume de l’économie circulaire, toutes les options doivent donc être envisagées ! Et quelques exemples de produits éco-conçus pour être moins énergivores arrivent sur le marché. C’est ainsi que, conformément à différents règlements européens, les aspirateurs électriques doivent désormais satisfaire à des exigences d’écoconception qui portent sur la consommation d’énergie en cours d’utilisation, le taux de dépoussiérage, les émissions de poussières, le bruit et la durabilité. « Il importe de rationaliser la consommation d’énergie des aspirateurs en utilisant des technologies non-propriétaires existantes présentant un bon rapport coût-efficacité et susceptibles de faire baisser les dépenses cumulées liées à l’achat et au fonctionnement de ces produits », stipule le règlement. Un important groupe d’électroménager européen a ainsi divisé par trois en 10 ans (2010–2020), la consommation d’énergie moyenne de ses aspirateurs traîneaux, sans aucun compromis sur l’efficacité ni le niveau sonore. Mais cette transformation fut réfléchie bien en amont, et a nécessité plusieurs années de tests et de mise au point…