Pourquoi l’éducation n’empêche pas les croyances
L’idée que les frontières de l’empire des croyances sont définies par l’irrationalité, la bêtise ou le manque d’éducation est une vieille lune de l’histoire de la pensée. On la trouve sous la plume de Montaigne, Fontenelle ou même chez les Encyclopédistes qui font de l’ignorance la source de toute crédulité. Cette interprétation autorise le rêve d’une société libérée des dérives de la croyance par la lumière de l’éducation notamment. On peut concéder sans discuter que l’augmentation du niveau d’études, la massification de l’accès à l’information et le développement de la science ont contribué à éradiquer toutes sortes d’idées fausses de l’espace public.
Ainsi, pour métaphorique que soit notre représentation de la naissance de l’univers, nous l’imaginons plus facilement comme ayant été la conséquence d’un Big Bang plutôt que comme le résultat de la séparation de deux êtres titanesques comme on le narre dans le Enouma Elish babylonien. Pourtant, un coup d’œil même très superficiel sur notre vie collective fait apparaître la persistance et même la vivacité de la crédulité collective.
Pourquoi les prédictions des penseurs des Lumières et de beaucoup de ceux qui leur ont succédé sur ce point se sont-elles révélées fausses ? Il convient de distinguer deux choses sur ce point : pourquoi les croyances perdurent en général, et pourquoi elles ont une grande vitalité aujourd’hui en particulier. Les deux questions sont passionnantes, mais seule la deuxième sera l’objet de cet article qui présentera quelques-unes des mutations du croire en regard principalement de la façon dont nos contemporains peuvent accéder à des informations qui les aideront à nourrir leur conception du monde.
On peut dire que le marché de l’information dans les sociétés occidentales contemporaines a été massivement dérégulé notamment depuis l’apparition d’Internet. Qu’on y songe un instant : en 2005, l’humanité avait produit 150 exabits de données, ce qui est considérable ; en 2010, elle en a produit huit fois plus ! Pour résumer, il se diffuse de plus en plus d’informations, et en de telles proportions qu’il s’agit d’ores et déjà d’un fait historique majeur de l’histoire de l’humanité.
Mais pourrait-on penser : il y a de plus en plus d’informations disponibles, tant mieux pour la démocratie et tant mieux pour la connaissance, qui finira bien par s’imposer aux esprits de tous ! Ce point de vue paraît trop optimiste. Il suppose que, dans cette concurrence ouverte entre les croyances et les connaissances méthodiques, les secondes l’emporteront nécessairement. Or, face à cette offre pléthorique du marché, l’individu peut être facilement tenté de composer une représentation du monde commode mentalement plutôt que vraie. En d’autres termes, la pluralité des propositions qui lui sont faites lui permet d’éviter à moindre frais l’inconfort mental que constituent souvent les produits de la connaissance. L’explosion de l’offre facilite la présence plurielle des propositions cognitives sur le marché et leur plus grande accessibilité.
La conséquence la moins visible et pourtant la plus déterminante de cet état de fait est que toutes les conditions sont alors réunies pour que le biais de confirmation puisse donner la pleine mesure de ses capacités à nous détourner de la vérité. De toutes les tentations cognitives pesant sur la logique ordinaire, le biais de confirmation est sans doute le plus déterminant dans les processus qui pérennisent les croyances. Le biais de confirmation permet d’affermir toutes sortes de croyances, les plus anodines – comme nos manies superstitieuses qui ne parviennent à s’ancrer en nous que parce que nous faisons des efforts pour ne retenir que les faits heureux qu’aurait favorisé tel ou tel rituel -, comme les plus spectaculaires. En effet, on trouve souvent le moyen d’observer des faits qui ne sont pas incompatibles avec un énoncé douteux, mais cette démonstration n’a aucune valeur si l’on ne tient pas compte de la proportion, ni même de l’existence de ceux qui le contredisent.
Si cette appétence pour la confirmation n’est pas l’expression de la rationalité objective, elle nous facilite l’existence, d’une certaine façon. Ainsi le processus d’infirmation est-il sans doute plus efficace si notre but est de chercher la vérité, parce qu’il diminue la probabilité de chances de considérer comme vrai quelque chose de faux. En revanche, comme le fait remarquer Friedrich (1993) il exige un investissement en temps et énergie mentale qui peuvent être exorbitants. Dans le fond, les acteurs sociaux acceptent certaines explications objectivement douteuses parce qu’elles paraissent pertinentes, dans le sens que Sperber et Wilson (1989) ont donné à ce terme.
En situation de concurrence, expliquent-ils, on optera pour la proposition qui produit le plus d’effet cognitif possible pour le moindre effort mental. Parce que les croyances proposent souvent des solutions qui épousent les pentes naturelles de l’esprit, et parce qu’elles s’appuient sur le biais de confirmation, elles produisent un effet cognitif très avantageux au regard de l’effort mental impliqué. Une fois une idée acceptée, les individus, comme le montrent Ross et Leeper (1980), persévéreront dans leur croyance. Ils le feront d’autant plus facilement que la diffusion accrue et non sélective de l’information rend plus probable la rencontre de « données » confirmant leur croyance.
Une étude menée en 2006 s’est intéressée aux lecteurs de blogs politiques ; sans surprise, elle a montré que 94% des 2 300 personnes interrogées ne consultent que les blogs épousant leur sensibilité. De la même façon, les achats de livres politiques sur le site Amazon se font, et de plus en plus, selon les préférences politiques des acheteurs. Il est à présent bien connu que les algorithmes, notamment sur les réseaux sociaux, contribuent à ce que nous constituions, dans cet océan d’information, des positions d’insularité cognitive. Tout cela permet de déduire le théorème de la crédulité informationnelle qui se fonde sur le fait que le mécanisme de recherche sélectif de l’information est rendu plus aisé par la massification de cette information. Il peut s’énoncer ainsi : plus le nombre d’informations non sélectionnées sera important dans un espace social, plus la crédulité se propagera.
L’individu peut être facilement tenté de composer une représentation du monde commode mentalement plutôt que vraie.
Au-delà du seul biais de confirmation, on peut par ailleurs se demander ce qu’un internaute, sans idée préconçue sur un sujet, risque de rencontrer comme point de vue sur Internet à propos d’un thème vecteur de croyances, s’il se servait du moteur de recherche Google pour se faire une opinion. J’ai tenté de simuler la façon dont un internaute moyen pouvait accéder à une certaine offre cognitive sur Internet sur plusieurs sujets : l’astrologie, le Monstre du Loch Ness, les cercles de culture (crop circles : de grands cercles qui apparaissent mystérieusement, généralement dans des champs de blé), la psychokinèse…
Ces propositions m’ont paru intéressantes à tester dans la mesure où l’orthodoxie scientifique conteste la réalité des croyances qu’elles inspirent. Il n’est pas besoin de se poser ici la question de la vérité ou la fausseté de ces énoncés, mais seulement d’observer la concurrence entre des réponses pouvant se réclamer de l’orthodoxie scientifique et d’autres qui ne le peuvent pas (raison pour laquelle je les nomme pour simplifier « croyances »). Elles offrent donc un poste d’observation intéressant pour évaluer la visibilité de propositions douteuses.
Or, les résultats sont sans appel : si l’on ne tient compte que des sites défendant des argumentations favorables ou défavorables, on trouve en moyenne plus de 80% de sites croyants dans les trente premières entrées proposées par Google sur ces sujets. Comment expliquer cette situation ? Il se trouve qu’Internet est un marché cognitif hypersensible à la structuration de l’offre et que toute offre est dépendante de la motivation des offreurs. Il se trouve aussi que les croyants sont généralement plus motivés que les non-croyants pour défendre leur point de vue et lui consacrer du temps. La croyance est partie prenante de l’identité du croyant, il aura facilement à cœur de chercher de nouvelles informations affermissant son assentiment. Le non-croyant sera souvent dans une position d’indifférence, il refusera la croyance, mais sans avoir besoin d’une autre justification que la fragilité de l’énoncé qu’il révoque. Ce fait est d’ailleurs tangible sur les forums sur Internet où parfois les croyants et les non-croyants s’opposent les uns aux autres.
Parmi les 23 forums que j’ai étudiés (les quatre croyances étudiées confondues), 211 points de vue sont exprimés, 83 défendent celui de la croyance, 45 la combattent et 83 sont neutres. Ce qui frappe à la lecture des forums c’est que les sceptiques se contentent souvent d’écrire des messages ironiques, ils se moquent de la croyance plutôt qu’ils n’argumentent contre elle, alors que les défenseurs de l’énoncé convoquent des arguments certes inégaux (liens, vidéos, paragraphe copié / collé…), mais étayent leur point de vue. Parmi les posts proposés par ceux qui veulent défendre la croyance, 36 % sont soutenus par un document, un lien ou une argumentation développée, alors que ce n’est le cas que dans 10 % des cas pour les posts de « non-croyants ».
Les hommes de science en général n’ont pas beaucoup d’intérêt, ni académiques, ni personnels, à consacrer du temps à cette concurrence ; la conséquence un peu paradoxale de cette situation, c’est que les croyants, et à propos de toutes sortes de sujets, ont réussi à instaurer un oligopole cognitif sur Internet, mais aussi sur certains thèmes (notamment concernant les risques : OGM, ondes basses fréquences etc.) dans les médias officiels qui sont devenus ultra-sensibles désormais aux sources d’informations hétérodoxes.
Je ne crois pas que l’on puisse dire qu’Internet rende les gens plus bêtes ou plus intelligents, mais son fonctionnement même savonne la pente de certaines dispositions de notre esprit et organise une présentation de l’information pas toujours favorable à la connaissance orthodoxe. En d’autres termes, la libre concurrence des idées ne favorise pas toujours la pensée la plus méthodique et la plus raisonnable.
La libre concurrence des idées ne favorise pas toujours la pensée la plus méthodique et la plus raisonnable.
D’autant que les médias conventionnels sont à présent prisonniers de cette concurrence effrénée sur le marché de l’information. Elle impulse un rythme de diffusion de l’information qui n’accompagne pas toujours celui de la connaissance car elle réduit le temps de vérification de l’information et provoque une mutualisation d’erreurs qui passeront pour du bon sens. C’est particulièrement évident dans le domaine de la perception des risques où l’on observe un peu partout la diffusion d’une idéologie de la peur dans le domaine sanitaire et environnementale qui n’est pas toujours fondée scientifiquement. En effet, une alerte sanitaire émise par une association animée des meilleures intentions, peut avoir des conséquences néfastes car il faudra à la science beaucoup plus de temps à défaire cette alerte (lorsqu’elle est infondée) qu’il n’en a fallu aux médias à la diffuser. C’est notamment le cas concernant la méfiance envers les vaccins qui se diffusent un peu partout alors que c’est probablement un des apports les plus remarquables de la médecine moderne à la santé publique.
En d’autres termes, ces conditions vont organiser, sur certains sujets, un avantage viral à la crédulité. Sur ce marché de l’information devenu hyper-concurrentiel, ceux qui font profession d’en diffuser doivent leur survie à l’attention qu’ils sont capables de susciter. Dans ces conditions, il n’est pas incompréhensible d’observer une généralisation de la démagogie cognitive, c’est-à-dire une offre d’information qui s’indexe de plus en plus sur la nature de la demande. Pour autant, chacun a bien conscience de vivre dans une société post-vérité et cela contribue à une situation de méfiance généralisée : méfiance vis-à-vis des politiques, méfiance vis-à-vis des médias, méfiances vis-à-vis des experts, des scientifiques… La méfiance qu’inspire en particulier le pouvoir est consubstantielle à la démocratie comme le rappelle Rosanvallon (2006), mais dans le bras de fer qui s’engage entre la démocratie des crédules et celle de la connaissance, elle vient en renfort de la première, plutôt que de la seconde.
Cet article a été publié pour la première fois dans la Paris Innovation Review le 26/04/2018.