Plonger dans l’esprit des musiciens pour découvrir de nouvelles stratégies d’apprentissage
Lorsqu’ils étudient le cerveau, l’organe le plus vital de notre corps, les neurobiologistes ont tendance à se concentrer sur sa structure et ses fonctions physiologiques. En se focalisant sur les différentes cellules (neurones et glie), les scientifiques étudient leurs interactions à travers les réseaux neuronaux et les messages chimiques sous forme de neurotransmetteurs (sérotonine, dopamine, adrénaline, etc.). Et comment, biologiquement, les multiples composantes de cet orchestre cérébral s’harmonisent. En revanche, on étudie moins souvent les pensées qui sont générées par ces éléments biochimiques et physiologiques.
C’est pourquoi le professeur en biologie Pierre Legrain (Institut Pasteur) a adopté une approche peu conventionnelle pour étudier l’esprit humain et découvrir comment le cerveau apprend de nouvelles choses. Contrairement à la pratique habituelle, il utilise des expériences de phénoménologie holistique, qui consistent à recueillir simultanément des données expérimentales sur la perception et les rapports individuels des sujets testés par le biais d’entretiens introspectifs. Il pose la question suivante : que ressent une personne lorsque son cerveau exécute des tâches spécifiques ?
Apprendre à apprendre
« Il y a des enfants pour lesquels les méthodes d’enseignement actuelles ne fonctionnent pas », explique-t-il. « Je veux dire par là qu’il existe beaucoup d’enfants avec des difficultés d’apprentissage, et que nous avons tendance à penser qu’ils ne sont simplement pas « bons ». Pourtant, de nombreuses preuves suggèrent que ce n’est pas de leur faute, et que c’est la façon dont nous leur enseignons qui doit être adaptée. »
Pierre Legrain fait ici référence à des compétences d’apprentissage que la plupart d’entre nous considèrent comme allant de soi. Des travaux antérieurs démontrent ainsi que les difficultés scolaires de nombreux enfants seraient en réalité dues à leur mauvaise maîtrise des stratégies mentales nécessaires pour réussir à l’école. La plupart des difficultés en mathématiques, en lecture, ou même dans les interactions sociales, pourraient ainsi être résolues en enseignant à ces enfants à mieux se servir de leurs capacités cognitives.
« Par exemple, lorsque vous entendez ou voyez des choses dans votre esprit et que vous reliez ces idées au monde réel, vous améliorez vos capacités cognitives. Ce processus est implicite et semble évident pour beaucoup d’entre nous, mais il ne l’est pas pour tout le monde », explique-t-il. Pierre Legrain travaille en étroite collaboration avec Alain Letailleur, un enseignant spécialisé dans les élèves présentant de graves difficultés d’apprentissage qui a mis ces théories en pratique. Il a ainsi appris aux enfants à mieux utiliser leurs cerveaux, grâce à des stratégies cognitives telles que des associations mentales visuelles, auditives ou kinesthésiques – en associant par exemple une opération mathématique au geste effectué sur la calculatrice.
Pierre Legrain et Alain Letailleur cherchent donc à mieux comprendre quelles stratégies d’apprentissage sont les plus efficaces, afin de les proposer aux enfants ayant des difficultés d’apprentissage.
Des musiciens sous le microscope
Pour étudier ce qui se passe dans le cerveau lors de l’apprentissage – en termes de pensées, et non dans un sens directement biologique – Pierre Legrain et ses collègues utilisent des musiciens comme cobayes. Dans des conditions contrôlées, ils leur font entendre une note de musique, qu’ils doivent ensuite identifier le plus rapidement possible. « En général, ils réagissent presque immédiatement », souligne-t-il. C’est un facteur important : tous les sujets entendent exactement la même chose, et l’identifient comme la même note. Cela signifie donc que l’entrée et la sortie du cerveau sont aussi constantes que possible, et que les écarts entre leurs réponses sont uniquement dûs à leurs différentes façons de penser.
La seule chose qui change, par conséquent, est la pensée qui se produit dans l’esprit du musicien. Il poursuit : « Après la réponse, nous leur avons demandé de décrire ce qu’ils avaient ressenti au moment où leur cerveau avait identifié la note. » Ils l’ont fait de différentes manières, en utilisant parfois un dessin pour formaliser l’idée. Il est intéressant de noter que les musiciens ont des ressentis très différents les uns des autres. Ils ont notamment décrit des vibrations, des images, des associations avec des émotions, leurs instruments de musique ou des réactions corporelles, ce qui a permis à l’équipe de créer une typologie des différentes stratégies mentales utilisées par les sujets de l’étude.
Néanmoins, la principale découverte est venue de la comparaison de deux groupes distincts dans l’échantillon de musiciens étudié. « Nous avions d’une part des étudiants en musique et d’autre part des musiciens professionnels. Les mécanismes mentaux décrits par les étudiants avaient tendance à être liés à des stratégies d’apprentissage, tandis que les pensées des professionnels étaient plus liées à leur pratique artistique, et à l’instrument dont ils jouent. » Les sujets « experts » semblaient donc avoir développé leurs propres stratégies mentales personnalisées pour identifier les notes de musique. Nous avons baptisé cela des « appuis mentaux ».
De la salle de musique à la salle de classe
La prochaine étape sera assez compliquée, parce qu’il s’agit de prendre plusieurs musiciens utilisant des appuis mentaux différents et de les étudier ensemble. « Nous sommes en train d’examiner les différentes stratégies utilisées dans l’espoir de les classer objectivement. Nous devrons ensuite trouver un moyen d’interférer spécifiquement avec l’un ou l’autre de ces appuis mentaux pour empêcher un musicien de reconnaître la note. »
Cette approche est nouvelle dans la mesure où elle tente de relier les résultats biologiques au psychisme, qui a rarement été étudié jusqu’à présent. Pour combler cette lacune, l’équipe va donc combiner ses résultats avec la neuro-imagerie, afin d’identifier les circuits neuronaux impliqués. « Nous aimerions pouvoir mieux caractériser ces appuis mentaux afin de trouver des moyens efficaces de les appliquer à l’apprentissage scolaire. »