Cet article fait partie du premier numéro de notre magazine Le 3,14 dédié au cerveau. Découvrez-le ici
Une fois le lien établi entre le langage — en particulier interne — et la pensée ainsi que la conscience de soi, on peut se demander si une privation de cet outil ne se répercuterait pas sur les fonctions cognitives et métacognitives. Dans certains cas d’aphasie non fluente — perte partielle ou complète de la capacité à s’exprimer à voix haute résultant de lésions cérébrales — la parole interne est elle aussi atteinte. On observe alors souvent aussi des troubles cognitifs et mnésiques. Cependant, ces troubles ne sont pas forcément dus au déficit de parole intérieure, les lésions cérébrales pouvant elles-mêmes affecter différentes opérations cognitives.
La leçon des « late-talkers »
Un autre élément de réponse peut se trouver dans les études sur les personnes qui, dans l’enfance, se sont mis à parler tardivement, les parleurs tardifs ou late-talkers. Est-ce que, chez ces personnes, des concepts ont pu émerger et être manipulés mentalement, avec un langage peu développé ? Un cas célèbre est celui d’Albert Einstein, qui aurait présenté un retard de langage dans l’enfance. Le mathématicien Jacques Hadamard a recueilli son témoignage sur son fonctionnement cognitif1. À la question posée sur les images mentales ou les formes de « mots intérieurs » qu’il emploie pour réfléchir, Albert Einstein répond : « Les mots et le langage, écrits ou parlés, ne semblent pas jouer le moindre rôle dans le mécanisme de ma pensée. Les entités psychiques qui servent d’éléments à la pensée sont certains signes ou des images plus ou moins claires, qui peuvent « à volonté » être reproduits et combinés ».
Ainsi l’utilisation du langage pour Einstein arrive seulement à « un second stade », celui dans lequel il doit « traduire » sa pensée en mots pour autrui. On ne sait pas si ce mode de pensée non verbale a un lien causal avec le fait qu’il s’est mis à parler tardivement, mais cela révèle qu’une forme de pensée conceptuelle peut se dérouler sans langage. On peut même envisager que la pensée puisse, parfois, chez certains individus, non seulement se passer du langage mais aussi d’image visuelle et de toute sensation physique. En effet, des recherches récentes en sciences cognitives révèlent que les représentations mentales sont parfois amodales, abstraites.
On peut même envisager que la pensée puisse, parfois, chez certains individus, non seulement se passer du langage mais aussi d’image visuelle et de toute sensation physique.
Penser sans image et sans son
La nature des représentations mentales est depuis longtemps l’objet de débats, entre les tenants de la cognition incarnée, ou somatosensorielle, et les défenseurs de la conception mentaliste abstraite. Ces débats ont été ravivés récemment par la mise en évidence de formes d’imagerie mentale atypiques.
En 2010, le neurologue Adam Zeman et son équipe ont rapporté le cas d’un patient ayant perdu la capacité d’imagerie visuelle volontaire après une angioplastie 2. Son déficit de visualisation mentale n’était accompagné d’aucun trouble de la reconnaissance visuelle, ni d’aucune autre perturbation. Il pouvait par exemple parfaitement décrire sa ville, mais se disait incapable de la visualiser dans sa tête. L’article de Zeman a eu un grand retentissement médiatique et de nombreuses personnes se sont spontanément déclarées comme privées d’imagerie visuelle depuis leur naissance. Des enquêtes ont alors révélé qu’une proportion non négligeable de la population générale semble ne pas avoir, de façon innée, d’imagerie mentale visuelle volontaire.
En 2015, Zeman et son équipe ont donc introduit le terme « d’aphantasie », du grec φαντασία (« imagination »), pour décrire cette absence spécifique d’imagerie mentale 3. Il est aussi apparu que l’incapacité à créer volontairement des images mentales peut s’étendre à d’autres modalités : les sons, les odeurs, les goûts, le toucher. Il n’existe pas encore de test objectif pour savoir si on a une aphantasie ou pas, mais quelques expériences récentes semblent prometteuses. Par exemple, des chercheurs ont montré que les biais d’amorçage par l’imagerie mentale qu’on observe habituellement lors de la présentation de stimuli visuels ambigus n’étaient pas présents chez les personnes qui s’auto-déclarent comme présentant une aphantasie. Par ailleurs, des études de neuro-imagerie ont révélé des schémas d’activation neuronale modulés par l’intensité de l’imagerie visuelle individuelle. Pris ensemble, ces résultats suggèrent que l’aphantasie pourrait être une absence réelle de percepts sensoriels lors de la représentation mentale.
Au Laboratoire de Psychologie et NeuroCognition à Grenoble, nous avons lancé une vaste étude en ligne sur ce sujet en juillet 2021. L’étude est encore en cours, elle peut se faire en anglais ou en français45.
Elle comporte des questionnaires sur les représentations et l’imagerie mentales et un test perceptif audio. Nous avons recruté nos participants de façon très large et en ciblant les réseaux de personnes concernées par l’aphantasie. À ce jour, sur environ 1000 participants, nous avons déjà recensé 200 personnes dont les réponses aux questionnaires laissent envisager une aphantasie. Parmi celles-ci, certaines rapportent qu’elles peuvent se parler intérieurement, mais que leur langage intérieur n’est pas sonore : ce sont juste des mots, pas de sensation de voix, pas d’intonation, pas non plus d’image visuelle des mots écrits ou des gestes (de la langue des signes). À l’inverse, notre enquête a révélé que certaines personnes ont une hyperphantasie verbale auditive, c’est-à-dire une capacité à générer des verbalisations intérieures très sonores, intenses et très clairement ressenties sensoriellement 6.
Le langage intérieur sans sensation auditive ni visuelle, l’aphantasie verbale auditive et visuelle, représente un défi pour les théories actuelles de la cognition et du langage. Peut-on avoir accès aux mots sans leur son, ni leur graphie, ni leur signe ? Les recherches en psycholinguistique suggèrent qu’il existe un niveau de représentation, le lemme, dans lequel on a accès à certaines caractéristiques du mot, sans avoir précisément en tête la forme phonologique, sonore. C’est le phénomène du mot sur le bout de la langue. On se souvient parfois de certains détails du mot que l’on cherche, le nombre de syllabes, la consonne par laquelle il commence, sans pour autant être capable de se le dire en entier et donc d’en simuler mentalement le son.
A l’autre extrême, l’hyperphantasie, la capacité d’entendre des voix dans sa tête aussi clairement que dans la réalité, pose la question de la limite entre imagerie mentale et hallucination. Comment ne pas confondre la voix imaginée avec une voix effectivement perçue ?
Certains travaux semblent postuler que l’aphantasie est un trouble, mais les recherches récentes suggèrent plutôt qu’il s’agit d’un mode opératoire, un fonctionnement mental particulier, atypique. La question reste ouverte. Tout comme celle de savoir si l’hyperphantasie est un avantage ou un inconvénient, notamment lorsque les réminiscences ou les sensations imaginées deviennent trop intenses. Il existe encore peu de recherches sur les conséquences des formes atypiques d’imagerie mentale. On peut supposer que les personnes avec aphantasie traitent l’information de manière plus sémantique, factuelle ou descriptive, alors que les personnes qui présentent une hyperphantasie s’engageraient dans un traitement plus détaillé sur le plan sensoriel. La pratique du langage intérieur chez ces deux populations atypiques donne probablement lieu à des représentations de soi elles-mêmes très différentes et on peut faire l’hypothèse que la conscience de soi se construit de façon elle-même extrêmement variée. Il est donc important de continuer d’explorer la diversité des formes du langage intérieur et de sonder le plus grand nombre d’individus.
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