Les trois pièges tendus par les stéréotypes
- Les stéréotypes sont des impressions que partagent l’ensemble des membres d’un groupe à propos de l’ensemble des membres d’un autre groupe, ou du sien propre.
- Ils nous aident à réfléchir rapidement, à comprendre le monde grâce à des catégories simplifiées, à préserver notre ego et à conserver un consensus social.
- Les recherches en psychologie sociale ont montré que les stéréotypes agissent sur nos jugements indépendamment de notre conscience, souvent là où on ne les attend pas.
- Les stéréotypes peuvent être source d’auto-censure : on parle alors de « prophéties auto-réalisatrices ».
- Les stéréotypes font partie de notre « ADN social », mais on peut s’entraîner à les mesurer pour se corriger.
« Un père et son fils ont un grave accident de voiture. Le père sombre dans un profond coma. Le fils est blessé, il faut l’opérer d’urgence. On l’emmène à l’hôpital. En entrant dans la salle d’opération, l’interne en chirurgie regarde l’enfant et déclare la chose suivante : ‘il y a trop d’émotion pour moi, je ne peux pas l’opérer : c’est mon fils !’ ». Comment est-ce possible ? Prenez une minute pour réfléchir à la question qui précède, et avant d’en découvrir la réponse, commençons par explorer le monde commun des stéréotypes.
Commun ? Oui en effet, les stéréotypes sont des impressions que partagent l’ensemble des membres d’un groupe à propos de l’ensemble des membres d’un autre groupe ou du sien propre1. Ce sont des briques constitutives de notre fonctionnement mental, au même titre que les biais cognitifs, heuristiques et autres raccourcis de pensée. Ils nous aident à réfléchir rapidement et sans effort, à comprendre le monde grâce à des catégories simplifiées, à préserver notre égo grâce à des comparaisons souvent avantageuses avec autrui, et à nourrir un consensus social. Derrière ces évidences se cachent pourtant trois pièges qu’il convient d’anticiper pour garder un minimum de libre-arbitre dans ses jugements et prises de décision.
#1 Juger à l’insu de notre plein gré
Étymologiquement, le terme de stéréotype vient de l’imprimerie et désigne la matrice rigide qui sert à imprégner des motifs de façon répétée et à l’identique. Transposés à la psychologie, les stéréotypes correspondent ainsi à des images mentales répétitives et figées – pas toujours conscientes, mais toujours exagérées – qui colorent notre perception d’autrui en la simplifiant. Motivés par un mécanisme de simplification du monde, ils concernent les catégories de première impression : apparence physique, origine et appartenance géographique, professions, sexe, tranche d’âge, etc… Les personnes les plus séduisantes se voient par exemple attribuer des compétences et un équilibre psychologique qu’elles ne possèdent pas forcément. De ce fait, on les écoute plus lors d’une discussion en groupe, on les note mieux lors d’une évaluation, on leur prête facilement honnêteté et charisme…2.
Bien entendu, chacun va attribuer à son propre groupe des préjugés plutôt valorisants : « ce qui est intelligent, économe et spontané pour son groupe devient débrouillardise, avarice et impulsivité pour l’autre groupe3 ». D’ailleurs, tous les stéréotypes ne sont pas faux, et certains s’appuient même sur des faits bien établis. Ce qui peut poser problème, c’est d’une part leur généralisation abusive et souvent simpliste, et d’autre part leur rigidité et leur persistance. Bon nombre de stéréotypes émergent en l’absence de toute réalité, sur la base de cas particuliers ou de rumeurs4, véhiculés par les médias, des relais d’opinion ou encore certains groupes de pression, d’autant plus facilement avec Internet et les réseaux sociaux.
Les recherches en psychologie sociale ont montré à quel point les stéréotypes agissent sur nos jugements indépendamment de notre conscience, et, qui plus est, souvent là où on ne les attend pas. C’est la raison pour laquelle la méthode de recherche expérimentale est une excellente manière de les révéler.
Illustrons avec une étude ingénieuse de Madeleine Heilman et Julie Chen5 de 2005. Elles réalisent deux reportages professionnels strictement identiques, qui mettent en avant Dominique, tantôt un homme, tantôt une femme, chargé(e) de mission dans une entreprise de service, cinq ans d’ancienneté, manager de quatre personnes. Le reportage présente les activités de Dominique au fil d’une journée-type. Dominique termine sa journée en étant sollicité par un(e) collègue pour lui rendre un petit service lié à un retard de dossier. Dans une version du reportage, Dominique accepte de rester aider son collègue, alors que dans une autre version, Dominique refuse. Il y a donc quatre versions du reportage. Quatre groupes différents de spécialistes des ressources humaines sont ensuite exposés à un des reportages, et doivent évaluer Dominique sur plusieurs registres, dont la performance professionnelle.
Si Dominique est un homme et qu’il accepte d’aider un collègue, alors sa performance professionnelle est jugée supérieure à Dominique-femme qui aide son collègue ! De même, Dominique-homme est moins sous-évalué que Dominique-Femme en cas de refus d’aider un collègue. Pourquoi ? Et bien parce que le stéréotype « il est dans la nature des femmes d’aider autrui » implique que si une femme aide un collègue, on considère que c’est normal ; alors que si la femme ne fait pas preuve d’altruisme, on cherche une raison, par exemple on estime qu’elle n’est pas si professionnelle que ça… En revanche, un homme qui n’aide pas cela pose moins de problème, puisque ce n’est pas inscrit dans les attentes sociales ; alors qu’un homme qui aide, cela se remarque… jusqu’à considérer que c’est lié à ses compétences professionnelles ! Cette contamination positive ou négative relève d’un effet de Halo, telle une vague qui irrigue les jugements sur la base d’une première impression. Ces phénomènes sont rarement conscients, ce qui les rend pernicieux.
On le voit, il existe une véritable construction sociale de nos jugements et décisions, qui, d’une certaine manière, s’impose à notre réflexion. Il est d’ailleurs temps de revenir à notre énigme de départ : qui est l’interne en chirurgie ? Le beau-père ? Le père adoptif, adultérin, conjoint du père ? Oui c’est possible, mais il y a plus simple : c’est la mère de l’enfant ! L’association stéréotypée chirurgien = homme a‑t-elle fonctionné chez vous ?
#2 Faire allégeance
Pour les personnes qui en sont la cible, les stéréotypes et leur versant négatif, les préjugés, peuvent constituer une véritable menace et devenir des fardeaux psychologiques6. Les « mauvaises réputations7 » constituent des stigmates et sont source d’auto-censure dont l’effet ne fait malheureusement que confirmer les croyances : on parle de prophéties auto-réalisatrices.
Pour illustrer ces phénomènes, Laura Kray et ses collègues de l’Université de Berkeley8 ont réalisé une étude très intéressante sur les stéréotypes de genre, dans la capacité à négocier dans le monde des affaires.
Nous sommes dans un MBA, les étudiant-e‑s réalisent une étude de cas dans laquelle ils prennent connaissance du dossier d’une entreprise de biotechnologies, dont ils vont devoir négocier au mieux la vente. L’entreprise est estimée entre 17 et 26 millions de dollars, ils ont un dossier complet sur son bilan et son marché, et vont se retrouver face à un client dont l’objectif est d’acheter l’entreprise le moins cher possible. À eux de trouver les arguments pour la vendre le plus cher possible.
Deux groupes d’étudiant-e‑s sont constitués. Pour le premier groupe, qualifié « d’exercice », l’étude de cas est présentée ainsi : « Vous réalisez cet exercice dans le but de vous familiariser avec les concepts fondamentaux de l’activité de négociation. Cet exercice vous permet de vous entraîner, utilisez-le comme un outil d’apprentissage ». Pour le second groupe (qualifié de « vraie vie »), l’étude est présentée ainsi : « Vous réalisez cet exercice de négociation parce qu’il constitue un test qui vous sera très utile pour connaître vos aptitudes, compétences et lacunes en négociation. Le background de notre école montre que ce test est un bon indicateur de vos performances de négociation dans l’avenir professionnel ». On le voit, dans cette version la pression devient forte, l’enjeu est de montrer ce dont on est capable.
Le graphique suivant présente le taux de performance des étudiant-e‑s des deux groupes.
On voit dans la consigne « exercice » que hommes et femmes sont tout autant performants les uns que les autres. Par contre, dès que l’enjeu de la situation devient fort (« Vraie vie »), alors les hommes se voient stimulés, et les femmes freinées. Pourquoi ? Les auteurs analysent ce résultat à l’aide du concept de stigmatisation : la négociation dans le monde des affaires demande assertivité, compétition voire agressivité, qualités préjugées masculines, ce qui a un effet moteur chez les hommes dans la condition « vraie vie ». L’effet est inversé chez les femmes. Ce processus n’est pas vraiment conscient, et c’est là tout le problème de l’autocensure due aux stéréotypes.
Mais alors, que se passe-t-il si on rend les choses explicites ? Les femmes vont-elles prendre conscience et se rebeller ? C’est ce que font les auteurs dans un second temps de la recherche, avec une nouvelle promotion d’étudiant-e‑s. Nous avons toujours deux groupes : le groupe « vraie vie », qui a la même consigne que précédemment. Et un nouveau groupe, qualifié de « prise de conscience », dont voici la consigne : « Cet exercice vous permet d’évaluer vos aptitudes en négociation dans le monde des affaires. Il vous permettra de vérifier si vous avez les qualités requises : exigence, logique, capacité à exprimer ses idées sans laisser transparaître ses émotions et sans être trop accommodant. Qualités pour lesquelles de grandes variations de performances ont été mesurées, par exemple en ce qui concerne les différences entre les hommes et les femmes ». Les résultats parlent d’eux-mêmes : cette consigne a un effet de stimulation positive auprès des femmes !
Le résultat obtenu dans cette seconde phase semble prometteur : il montre qu’il serait possible de dépasser les stéréotypes, à une condition : en parler, les montrer. Il s’agit de transformer un risque en opportunité, et pour cela il ne faut pas laisser les stéréotypes fonctionner en sous-main : ce sont des processus de l’ombre, ils agissent d’autant plus qu’on n’y pense pas et qu’ils ne sont pas révélés. Le fait de les rendre visible, de les expliciter et de les dénoncer est une excellente opportunité pour les chambouler ! Mais est-ce suffisant ?
#3 Comprendre n’est pas prendre conscience
Le fait d’avoir compris ce qui précède et d’être d’accord avec les propos est-il un garant de contrôle sur ses propres stéréotypes ? Rien n’est moins certain ! La recherche montre d’ailleurs paradoxalement qu’il existe un effet rebond9 : à trop demander aux gens de faire abstraction de leurs stéréotypes, ils finissent par développer une illusion de contrôle qui fragilise la régulation de leurs propres stéréotypes. La modestie doit donc rester le principe directeur d’une régulation assumée des stéréotypes : quand bien même nous nous considérons comme non raciste, non misogyne, non homophobe, etc…, nous devons conserver à l’esprit que nous avons toutes et tous des stéréotypes et que nous ne devons pas tomber dans une vision moralisatrice inefficace. Considérer que le fait d’avoir des stéréotypes ferait de nous un paria est absurde : les stéréotypes sont inscrits dans notre « ADN social10 », la culture donne forme à notre esprit, y compris en ce qu’elle a de plus caricatural.
Pour cela, une bonne manière de préserver notre vigilance vis-à-vis de nous-même consiste à mesurer nos propres stéréotypes implicites à l’aide de procédures maintenant bien validées, par exemple les « Tests d’association implicites » (TAI)11, dont on trouve des outils en ligne qui constitueront utilement la suite de cet article. Ce type d’exercice permet, sans aspect moralisateur, d’être confronté à ses propres biais de jugement non conscients, et motivé à les corriger : en dernier recours c’est bien le processus d’inhibition psychologique qui est salutaire pour apprendre à résister à une partie de soi-même12.