Les nudges ne font pas consensus dans la communauté scientifique
- Les nudges sont des suggestions qui visent à influencer et modifier le comportement des gens, comme l’option par défaut du téléphone, par exemple.
- Les nudges ne font pas consensus dans la communauté scientifique : en plus d’avoir des définitions qui varient, leur efficacité est mitigée.
- L’enjeu éthique est primordial dès lors qu’il interroge la limite entre choix autonome, bien qu’influencé, et choix forcé.
- Sur le plan politique, les nudges sont critiqués car soupçonnés, entre autres, de retarder la mise en œuvre de mesures étatiques.
- Si les nudges peuvent être utiles, il convient de toujours prendre du recul sans oublier que d'autres leviers existent pour modifier les comportements d’une population.
Vous ne vous en êtes peut-être jamais aperçu, mais il est fort probable que vous ayez déjà été sous l’influence d’un « nudge ». Selon les deux théoriciens à l’origine de cette appellation, Richard Thaler et Cass Sunstein, les nudges sont des suggestions qui visent à influencer et modifier de façon prévisible le comportement des gens. Et cela sans interdire aucune option, sans véritable incitation financière et sans apporter d’informations supplémentaires. Pour reprendre sa traduction française, le nudge est un « coup de pouce ».
Le nudge, c’est quoi ?
Un exemple de nudge bien connu : la petite mouche insérée dans les pissotières des toilettes de l’aéroport d’Amsterdam qui aurait largement réduit le travail des agents d’entretien, les hommes « visant mieux » grâce à ce simple ajout. Avec cet exemple, nous constatons bien que ce sont les êtres humains qui sont la cible des nudges, pétris de biais cognitifs selon le paradigme Kahnemanien en économie comportementale et sensibles aux influences sociales – en opposition à d’autres paradigmes comme la rationalité écologique développés notamment par Gerd Gigerenzer. En effet, toujours selon les deux théoriciens, les nudges s’adressent aux « simples mortels » et non aux homo economicus de la théorie économique classique.
Cependant, le terme nudge est très générique, et il est difficile de savoir de quoi nous parlons vraiment lorsqu’on l’emploie. De plus, il reste des zones floues au sein même de sa caractérisation, et tous les auteurs ne sont pas toujours d’accord sur une même définition. « Selon les intentions du nudger ou la conformité avec la bonne décision, on peut retrouver différentes terminologies comme le dark nudge ou le sludge, détaille Daniel Priolo. Toutes ces notions ont été inventées a posteriori de la démonstration des effets d’influence en psychologie sociale et de nos biais cognitifs en économie comportementale. »
Il reste des zones floues au sein même de sa caractérisation, et tous les auteurs ne sont pas toujours d’accord sur une même définition.
Certains contestent même l’idée centrale selon laquelle le nudge ne doit pas interdire. Emma Tieffenbach, docteur en éthique et spécialiste de l’éthique du don, qui travaille principalement sur les nudges caritatifs à l’université de Genève, suggère que dans certains cas, une interdiction peut être comprise comme un nudge. « Les interdictions locales de consommer du tabac, par exemple dans un aéroport, peuvent être perçues comme des nudges, estime-t-elle. Si un individu a vraiment envie de fumer, il peut faire une centaine de mètres et sortir à l’extérieur pour le faire. La possibilité ne lui est pas enlevée, elle demande juste un effort supplémentaire de sa part. »
Parmi quelques exemples classiques de nudges, nous pouvons citer l’option par défaut (les paramètres de votre téléphone, par exemple), l’intervention forcée pour terminer un processus (lorsque le distributeur de la banque vous demande de retirer votre carte pour obtenir vos billets) ou encore le placement au niveau du regard (lorsque l’aliment “le plus sain” à consommer est placé de sorte à ce que vous le voyiez en premier à la cafétéria). Ceux qui défendent les nudges affirment que toutes ces techniques sont censées vous faciliter la vie et vous guider vers les meilleurs choix, en supposant qu’elles soient efficaces.
Les critiques visant les nudges
Les mécanismes et les utilisations des nudges sont hétérogènes. « Dire que les nudges sont ou ne sont pas efficaces, c’est un peu comme dire que les médicaments fonctionnent » suggère Daniel Priolo. En effet, le parallèle avec la médecine est pertinent car l’efficacité d’un médicament dépend toujours de la taille d’effet de l’intervention, des critères de jugements spécifiques, d’une balance bénéfice-risque et d’un contexte. Il en va de même pour les nudges.
Actuellement, il n’existe pas de consensus concernant l’efficacité des nudges. Une récente méta-analyse publiée dans Proceeding National Academy of Science1 suggérait leur efficacité globale… avant d’être critiquée par d’autres auteurs affirmant que cette efficacité n’était plus de mise lorsqu’on prenait en compte le biais de publication pour ajuster les résultats2.
Les nudges suscitent autant d’engouement que de critiques dans le domaine scientifique. Étant donné leurs objectifs normatifs, ils font aussi l’objet de larges discussions dans le champ de l’éthique et des sciences politiques : quelles sont les limites acceptables de leur utilisation ? Comment faire la différence entre un nudge moral et un nudge immoral ? Imaginons qu’un nudge soit mis en œuvre pour vous faire choisir une salade de fruits plutôt qu’un gâteau au chocolat à la cafétéria. Pourtant, aujourd’hui, vous aviez vraiment envie de gâteau. On pourrait penser qu’il y a là un problème, Emma Tieffenbach le dément. « Les nudges ne posent pas de problème éthique s’ils nous font agir en conformité avec nos préférences de second ordre » dit-elle.
Les préférences de second ordre, ce sont toutes ces choses que nous aimerions préférer faire (le « moi prévoyant »selon Thaler et Sunstein), mais que nous manquons de faire à cause de nos préférences de premier ordre qui nous font agir de façon contraire (le « moi agissant »). En théorie cela se tient, même si en réalité, il est très difficile d’évaluer cette conformité. « Tout ce que nous voyons en réalité, ce sont des gens qui semblent influencés par des nudges, mais il est très difficile de savoir s’ils agissent conformément à ce que soit leurs préférences de second ordre soit leur bon jugement les pousserait à faire » prévient Emma Tieffenbach.
En revanche, les nudges posent problème s’ils influencent les individus sans respecter leur autonomie. « Le nudge n’exploite pas nos capacités délibératives mais nos biais cognitifs ou affectifs, ou bien encore notre aversion exagérée pour certaines émotions comme la honte, ou la culpabilité. Et cela peut être éthiquement problématique » affirme Emma Tieffenbach. Cela mène à des débats entre éthiciens : certains considèrent que la violation de l’autonomie suffit à interdire le recours aux nudges, d’autres suggèrent que les conséquences avantageuses des nudges d’un point de vue global justifient leur usage.
Les nudges suscitent autant d’engouement que de critiques dans le domaine scientifique.
Il arrive que certains nudges exploitent l’aversion excessive des individus vis-à-vis de certaines émotions, comme la honte, l’embarras ou la culpabilité. Par exemple, les nudges caritatifs qui exploitent le plus souvent le désir d’éviter la culpabilité associée à l’option de garder son argent pour soi. « Dans ce cas, le nudge agit sur les individus en associant certaines options, par exemple, fumer dans la zone « fumeur » d’un aéroport, souvent une salle vitrée, sous les regards potentiellement condescendants des passants, à une expérience de honte propre à dissuader le plus accro des fumeurs. Ce qui est problématique, c’est que le coût psychique associé à l’option de fumer n’est peut-être pas différent, en termes d’intensité et d’inconfort, à celui d’une amende. Dans ce cas, on peut se demander si la liberté de fumer est vraiment préservée » rappelle Emma Tieffenbach.
Nudges et politique
D’un point de vue plus politique, les nudges font l’objet de trois critiques principales. Ils sont suspectés de favoriser le statu quo ; de retarder la mise en œuvre de mesures vraiment efficaces au niveau systémique et de permettre de rejeter la faute à outrance sur l’individu. Une récente revue de littérature publiée dans Behavioral and Brain Sciences liste ces critiques et en donne plusieurs exemples concrets3.
Pour illustrer le problème du statu quo, imaginons un propriétaire de bidonville dans un pays en voie de développement. Il pourrait prétexter que les gens sont en mauvaise santé parce qu’ils ne respectent pas les règles d’hygiène ou bien parce que leur alimentation est déséquilibrée. La politique du nudge pourrait alors servir à accroître l’utilisation du savon ou à choisir de meilleurs aliments. Pourtant, la vraie raison de la mauvaise santé de la population semble bien être les conditions de vie générales de ces personnes, et c’est une vraie politique sociale vis-à-vis des logements qui permettra de résoudre les problèmes susmentionnés.
Concernant les deux autres problèmes, on peut prendre l’exemple des nudges verts, comme le déploiement des compteurs intelligents Linky dans tous les foyers du pays. Même si le but des nudges verts est ici d’aider les citoyens à prendre conscience de leur consommation, certains considèrent qu’ils font peser une grande partie de la responsabilité des problèmes énergétiques sur les foyers sans remettre en question la politique énergétique globale. Néanmoins, le gouvernement semble conscient de ces problèmes4, et reproche notamment aux nudges de ne pas permettre des changements radicaux à la fois dans les comportements et les systèmes.
Pourtant, cela ne l’empêche pas de recourir fréquemment aux nudges. « Le gouvernement fait régulièrement appel à la Direction Interministérielle de la Transformation Publique (DITP) et le département des sciences comportementales en son sein afin de réaliser des visuels de communications et des spots publicitaires. Cela a notamment été le cas lors de la pandémie de Covid-19 » atteste la journaliste Audrey Chabal qui a publié l’enquête « Souriez, vous êtes nudgé » sur l’utilisation des nudges durant la pandémie. « Mais il n’y a pas que la DITP qui était aux manettes. Le bureau d’études BVA recruté par le gouvernement a par exemple soumis l’idée d’utiliser la terminologie de métier de 1ère, 2ème et 3ème ligne au gouvernement afin de faire accepter l’idée que certaines personnes puissent sortir pour travailler tandis que d’autres resteraient en télétravail. »
En somme, les nudges sont des outils très divers à l’efficacité mitigée et aux conséquences parfois problématiques. S’il peut très certainement exister un champ des possibles au sein duquel ils peuvent être utiles, il convient de toujours prendre du recul sans oublier que d’autres leviers existent pour modifier les comportements d’une population.