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La jeunesse face aux défis de notre époque 

Les jeunes et la guerre : un regain de patriotisme ?

Anne Muxel, directrice de recherches en sociologie et en science politique au CNRS (CEVIPOF/Sciences Po)
Le 16 octobre 2024 |
5 min. de lecture
Anne MUXEL
Anne Muxel
directrice de recherches en sociologie et en science politique au CNRS (CEVIPOF/Sciences Po)
En bref
  • Un jeune sur deux croit possible une guerre sur le sol français, qu’elle soit civile, mondiale ou nucléaire, et six jeunes sur dix se déclarent prêts à s’engager en cas de conflit majeur impliquant la France.
  • Les jeunes hommes sont plus nombreux à présenter des dispositions à l’engagement, mais la proportion de jeunes femmes concernées est significative (46 %).
  • La génération des 18-25 ans entretient un rapport de proximité fort avec le monde militaire, nourri notamment par la transmission familiale sur les mémoires de guerre, les savoirs scolaires et les productions fictionnelles.
  • Alors que la défiance envers les pouvoirs publics s’accroît, la confiance dans l’institution militaire reste à un très haut niveau, pour cette génération comme pour ses aînées.
  • Les jeunes ont une vision mortifère et destructrice de la guerre et la Seconde Guerre mondiale est la matrice de référence qui s’impose lorsqu’il s’agit d’imaginer les guerres de demain.

Com­ment les Français âgés de 18 à 25 ans perçoivent-ils la guerre et l’armée ? Seraient-ils prêts à s’engager en cas de con­flit majeur impli­quant la France ? Anne Mux­el répond à ces ques­tions en s’appuyant notam­ment sur l’étude « Les jeunes et la guerre, représen­ta­tions et dis­po­si­tions à l’engagement » pub­liée en avril 20241, qu’elle a menée entre févri­er et décem­bre 2023 au sein de l’IRSEM à la demande du Cen­tre d’études stratégiques aérospa­tiales (CESA/Armée de l’air et de l’espace).  

Quel type de lien les jeunes entretiennent aujourd’hui avec l’univers militaire ?

Anne Mux­el. Un lien à la fois abstrait et étroit. Cette généra­tion n’a pas con­nu d’épisodes de guerre sur le sol français, mais sa prox­im­ité avec l’univers mil­i­taire est pal­pa­ble : 52 % d’entre eux déclar­ent s’intéresser aux ques­tions mil­i­taires et 15 % s’y intéress­er beau­coup. Dif­férents inter­mé­di­aires leur per­me­t­tent de dévelop­per une bonne con­nais­sance de l’armée et du fait guer­ri­er : les trans­mis­sions famil­iales des mémoires de guerre, l’entourage élar­gi quand il compte des mil­i­taires, les savoirs sco­laires, l’actualité des con­flits, mais aus­si les films, les séries, les jeux vidéo qui met­tent en scène la guerre de manière par­fois très réal­iste. Les thès­es con­spir­a­tionnistes, aux­quelles adhèrent un tiers des jeunes, exer­cent aus­si une influ­ence réelle, bien que moins explicite. Ces thès­es entre­ti­en­nent en effet une vision con­flictuelle du monde et ce regard, même s’il repose sur des raison­nements faussés, sem­ble pouss­er la large minorité de jeunes con­cernés à un sur­plus de curiosité vis-à-vis des con­flits armés. Para­doxale­ment, cela leur donne une cer­taine lucid­ité sur l’univers militaire. 

Cette proximité s’accompagne-t-elle d’une image positive des armées ?

L’institution mil­i­taire incar­ne claire­ment à leurs yeux un cer­tain nom­bre de valeurs pos­i­tives : l’engagement, le courage, la pro­tec­tion. L’étude IRSEM « Obser­va­toire de la généra­tion Z » pub­liée en 20212 mon­tre que 82 % des jeunes – mais c’est égale­ment vrai au sein de la pop­u­la­tion générale – ont con­fi­ance dans l’armée, et ce alors qu’on con­state par ailleurs une crise de con­fi­ance général­isée vis-à-vis des insti­tu­tions : 80 % d’entre eux expri­ment par exem­ple de la défi­ance envers les par­tis poli­tiques, 60 % envers le gou­verne­ment et 42 % envers la police. On note dis­tincte­ment que l’an­ti­mil­i­tarisme pré­valant au sein des jeunes généra­tions dans les années 1970 à 1990, notam­ment par­mi les jeunes de gauche, a dis­paru. De ce point de vue, la fin du ser­vice mil­i­taire oblig­a­toire, en 1997, mar­que vrai­ment un tour­nant. Mais d’autres fac­teurs ont ren­for­cé la crédi­bil­ité des armées, comme son impli­ca­tion face à l’irruption du ter­ror­isme ou ses inter­ven­tions dans le champ human­i­taire et lors de la crise san­i­taire de COVID-19. 98 % des jeunes jugent aujourd’hui l’armée utile (con­tre 78 % en 1998). 62 % d’entre eux esti­ment par ailleurs que l’instauration d’un nou­veau ser­vice mil­i­taire oblig­a­toire serait une bonne chose. 

La guerre est-elle pour eux un sujet d’inquiétude ? 

Elle n’est pas absente de leur esprit, même si elle n’arrive qu’en 6ème posi­tion du classe­ment de leurs préoc­cu­pa­tions, loin der­rière le réchauf­fe­ment cli­ma­tique – qu’une large majorité asso­cie à un risque accru de guerre dans le monde. Une majorité de jeunes estime une guerre prob­a­ble dans les années à venir, et près de la moitié d’entre eux la croit pos­si­ble sur le sol français. Résul­tat assez inquié­tant, 6 jeunes sur 10 pensent qu’une guerre civile pour­rait éclater en France. Ce chiffre mon­tre qu’ils ont une con­science aiguë de frac­tures au sein de notre société. Ils ont par ailleurs inté­gré la men­ace nucléaire : 69 % d’entre eux la red­outent, par­mi lesquels 27 % se dis­ent très inqui­ets. Lorsqu’on les inter­roge sur les formes d’agression dont la France pour­rait faire l’objet, le ter­ror­isme et l’attaque nucléaire arrivent d’ailleurs en tête. 

Ils ont pourtant une vision très « classique » de la guerre… 

C’est vrai : la Sec­onde Guerre mon­di­ale con­stitue encore pour eux la matrice de référence. Leur représen­ta­tion de la guerre con­voque ain­si des formes très con­ven­tion­nelles de con­flits entre États-nations, met­tant en scène des com­bats au sol, des chars, des morts, des anéan­tisse­ments de villes, et les images véhiculées par les médias sur les guer­res en Ukraine ou dans la bande de Gaza les con­for­tent dans cette idée. Ils ont ain­si une vision destruc­trice et mor­tifère de la guerre. Il est sai­sis­sant par exem­ple de not­er qu’ils sont très peu nom­breux à croire aux guer­res « zéro mort ». En même temps, au tra­vers de la fic­tion et de la sci­ence-fic­tion, ils ont inté­gré les men­aces qui pesaient sur les nou­veaux théâtres d’opération, comme l’espace cyber, mais ils sem­blent ne pas les con­sid­ér­er à pro­pre­ment par­ler comme des guerres. 

Cette vision ne décourage pourtant pas leur disposition à l’engagement en cas de conflit. Vous parlez même de « regain de patriotisme ». 

Oui, les jeunes affir­ment vouloir pren­dre leur part dans la défense de leur pays et assur­er la pro­tec­tion des pop­u­la­tions civiles. 57 % d’entre eux se dis­ent prêts à s’engager dans l’armée si un con­flit touchait la France, et 63 % d’entre eux à se bat­tre en tant que civ­il si le pays était attaqué. Un peu moins de la moitié déclare même pou­voir s’engager pour défendre un pays qui n’est pas le sien, à l’instar des jeunes par­tis com­bat­tre en Ukraine. 

Naturelle­ment, ces moyennes cachent des diver­sités. Le cli­vage de genre reste ain­si dis­crim­i­nant : les jeunes femmes sont tou­jours moins promptes à un engage­ment mil­i­taire que les jeunes hommes, notam­ment dans un con­texte de guerre (46 % d’entre elles s’y déclar­ent dis­posées, con­tre 70 % des hommes). Mais 46 %, cela représente déjà une pro­por­tion très impor­tante ! Le développe­ment de cette dis­po­si­tion chez les femmes, rel­a­tive­ment récente, cor­re­spond d’ailleurs à l’accroissement réel de la fémin­i­sa­tion des armées français­es, qui sont par­mi les plus fémin­isées au monde. 

Le cli­vage politi­co-idéologique existe lui aus­si tou­jours, mais il s’est beau­coup dilué, notam­ment du fait de la dis­pari­tion de l’antimilitarisme. Ain­si, les cli­vages tra­di­tion­nels sont tou­jours probants, mais ils sont lis­sés par un fort désir d’engagement, com­mun à toutes les caté­gories sociales et de genre et à toutes les sen­si­bil­ités politiques. 

Ce désir d’engagement vous semble-t-il surprenant ? 

Non, car j’ai pu mon­tr­er dans d’autres travaux que la dis­po­si­tion à l’engagement est car­ac­téris­tique de cette généra­tion. Con­traire­ment à des idées reçues, ils ne sont pas repliés seule­ment sur leurs intérêts privés et indif­férents à la chose publique. Des enquêtes récentes ont mon­tré qu’ils sont même plus engagés que les moins jeunes, par exem­ple pour les caus­es envi­ron­nemen­tales ou dans des réseaux asso­ci­at­ifs d’entraide. Cette jeunesse est por­teuse d’idéaux pour lesquels elle est en demande de con­créti­sa­tion : la lib­erté, la jus­tice, une atten­tion portée aux droits de l’homme, mais aus­si à l’ordre et à la sécu­rité. On entend sou­vent dire qu’elle a besoin de sens ; je dirais plus pré­cisé­ment qu’elle a besoin d’un sens pour l’avenir. Il leur manque un réc­it pour le futur, tant sur l’aspect envi­ron­nemen­tal qu’en ter­mes de pro­jet de société. L’engagement reste un repère qui fait sens dans les représen­ta­tions qu’ils ont de la citoyen­neté et de leur util­ité au sein de la société.

Anne Orliac

Pour aller plus loin :

1Anne Mux­el, Les jeunes et la guerre – Représen­ta­tions et dis­po­si­tions à l’engagement, Étude 116, IRSEM, avril 2024. https://www.irsem.fr/media/5‑publications/etude-116-muxel-les-jeunes-et-la-guerre.pdf
2Anne Mux­el, Obser­va­toire de la généra­tion Z, Étude n° 89, IRSEM, 2021. https://www.irsem.fr/media/etude-irsem-89-anne-muxel-generation‑z.pdf

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