Comment les Français âgés de 18 à 25 ans perçoivent-ils la guerre et l’armée ? Seraient-ils prêts à s’engager en cas de conflit majeur impliquant la France ? Anne Muxel répond à ces questions en s’appuyant notamment sur l’étude « Les jeunes et la guerre, représentations et dispositions à l’engagement » publiée en avril 20241, qu’elle a menée entre février et décembre 2023 au sein de l’IRSEM à la demande du Centre d’études stratégiques aérospatiales (CESA/Armée de l’air et de l’espace).
Quel type de lien les jeunes entretiennent aujourd’hui avec l’univers militaire ?
Anne Muxel. Un lien à la fois abstrait et étroit. Cette génération n’a pas connu d’épisodes de guerre sur le sol français, mais sa proximité avec l’univers militaire est palpable : 52 % d’entre eux déclarent s’intéresser aux questions militaires et 15 % s’y intéresser beaucoup. Différents intermédiaires leur permettent de développer une bonne connaissance de l’armée et du fait guerrier : les transmissions familiales des mémoires de guerre, l’entourage élargi quand il compte des militaires, les savoirs scolaires, l’actualité des conflits, mais aussi les films, les séries, les jeux vidéo qui mettent en scène la guerre de manière parfois très réaliste. Les thèses conspirationnistes, auxquelles adhèrent un tiers des jeunes, exercent aussi une influence réelle, bien que moins explicite. Ces thèses entretiennent en effet une vision conflictuelle du monde et ce regard, même s’il repose sur des raisonnements faussés, semble pousser la large minorité de jeunes concernés à un surplus de curiosité vis-à-vis des conflits armés. Paradoxalement, cela leur donne une certaine lucidité sur l’univers militaire.
Cette proximité s’accompagne-t-elle d’une image positive des armées ?
L’institution militaire incarne clairement à leurs yeux un certain nombre de valeurs positives : l’engagement, le courage, la protection. L’étude IRSEM « Observatoire de la génération Z » publiée en 20212 montre que 82 % des jeunes – mais c’est également vrai au sein de la population générale – ont confiance dans l’armée, et ce alors qu’on constate par ailleurs une crise de confiance généralisée vis-à-vis des institutions : 80 % d’entre eux expriment par exemple de la défiance envers les partis politiques, 60 % envers le gouvernement et 42 % envers la police. On note distinctement que l’antimilitarisme prévalant au sein des jeunes générations dans les années 1970 à 1990, notamment parmi les jeunes de gauche, a disparu. De ce point de vue, la fin du service militaire obligatoire, en 1997, marque vraiment un tournant. Mais d’autres facteurs ont renforcé la crédibilité des armées, comme son implication face à l’irruption du terrorisme ou ses interventions dans le champ humanitaire et lors de la crise sanitaire de COVID-19. 98 % des jeunes jugent aujourd’hui l’armée utile (contre 78 % en 1998). 62 % d’entre eux estiment par ailleurs que l’instauration d’un nouveau service militaire obligatoire serait une bonne chose.
La guerre est-elle pour eux un sujet d’inquiétude ?
Elle n’est pas absente de leur esprit, même si elle n’arrive qu’en 6ème position du classement de leurs préoccupations, loin derrière le réchauffement climatique – qu’une large majorité associe à un risque accru de guerre dans le monde. Une majorité de jeunes estime une guerre probable dans les années à venir, et près de la moitié d’entre eux la croit possible sur le sol français. Résultat assez inquiétant, 6 jeunes sur 10 pensent qu’une guerre civile pourrait éclater en France. Ce chiffre montre qu’ils ont une conscience aiguë de fractures au sein de notre société. Ils ont par ailleurs intégré la menace nucléaire : 69 % d’entre eux la redoutent, parmi lesquels 27 % se disent très inquiets. Lorsqu’on les interroge sur les formes d’agression dont la France pourrait faire l’objet, le terrorisme et l’attaque nucléaire arrivent d’ailleurs en tête.
Ils ont pourtant une vision très « classique » de la guerre…
C’est vrai : la Seconde Guerre mondiale constitue encore pour eux la matrice de référence. Leur représentation de la guerre convoque ainsi des formes très conventionnelles de conflits entre États-nations, mettant en scène des combats au sol, des chars, des morts, des anéantissements de villes, et les images véhiculées par les médias sur les guerres en Ukraine ou dans la bande de Gaza les confortent dans cette idée. Ils ont ainsi une vision destructrice et mortifère de la guerre. Il est saisissant par exemple de noter qu’ils sont très peu nombreux à croire aux guerres « zéro mort ». En même temps, au travers de la fiction et de la science-fiction, ils ont intégré les menaces qui pesaient sur les nouveaux théâtres d’opération, comme l’espace cyber, mais ils semblent ne pas les considérer à proprement parler comme des guerres.
Cette vision ne décourage pourtant pas leur disposition à l’engagement en cas de conflit. Vous parlez même de « regain de patriotisme ».
Oui, les jeunes affirment vouloir prendre leur part dans la défense de leur pays et assurer la protection des populations civiles. 57 % d’entre eux se disent prêts à s’engager dans l’armée si un conflit touchait la France, et 63 % d’entre eux à se battre en tant que civil si le pays était attaqué. Un peu moins de la moitié déclare même pouvoir s’engager pour défendre un pays qui n’est pas le sien, à l’instar des jeunes partis combattre en Ukraine.
Naturellement, ces moyennes cachent des diversités. Le clivage de genre reste ainsi discriminant : les jeunes femmes sont toujours moins promptes à un engagement militaire que les jeunes hommes, notamment dans un contexte de guerre (46 % d’entre elles s’y déclarent disposées, contre 70 % des hommes). Mais 46 %, cela représente déjà une proportion très importante ! Le développement de cette disposition chez les femmes, relativement récente, correspond d’ailleurs à l’accroissement réel de la féminisation des armées françaises, qui sont parmi les plus féminisées au monde.
Le clivage politico-idéologique existe lui aussi toujours, mais il s’est beaucoup dilué, notamment du fait de la disparition de l’antimilitarisme. Ainsi, les clivages traditionnels sont toujours probants, mais ils sont lissés par un fort désir d’engagement, commun à toutes les catégories sociales et de genre et à toutes les sensibilités politiques.
Ce désir d’engagement vous semble-t-il surprenant ?
Non, car j’ai pu montrer dans d’autres travaux que la disposition à l’engagement est caractéristique de cette génération. Contrairement à des idées reçues, ils ne sont pas repliés seulement sur leurs intérêts privés et indifférents à la chose publique. Des enquêtes récentes ont montré qu’ils sont même plus engagés que les moins jeunes, par exemple pour les causes environnementales ou dans des réseaux associatifs d’entraide. Cette jeunesse est porteuse d’idéaux pour lesquels elle est en demande de concrétisation : la liberté, la justice, une attention portée aux droits de l’homme, mais aussi à l’ordre et à la sécurité. On entend souvent dire qu’elle a besoin de sens ; je dirais plus précisément qu’elle a besoin d’un sens pour l’avenir. Il leur manque un récit pour le futur, tant sur l’aspect environnemental qu’en termes de projet de société. L’engagement reste un repère qui fait sens dans les représentations qu’ils ont de la citoyenneté et de leur utilité au sein de la société.
Anne Orliac
Pour aller plus loin :
- Baromètres “confiance politique” du CEVIPOF : https://www.sciencespo.fr/cevipof/fr/content/le-barometre-de-la-confiance-politique.html
- Anne Muxel, Florian Opillard et Angélique Palle, L’armée, les Français et la crise sanitaire. Une enquête inédite, Étude 95, IRSEM, juin 2022 https://www.irsem.fr/media/5‑publications/etude-irsem-95-anr.pdf