Début 2024, Emmanuel Macron a réuni une commission d’experts au sujet des effets des écrans sur la santé des jeunes. Au terme de plus de trois mois de travail, celle-ci a pu constater la place prépondérante — et parfois subie — des écrans auprès des jeunes, avec des conséquences pouvant être délétères. La commission propose ainsi dans son rapport1 un plan d’action global pour que la jeunesse puisse mieux vivre avec ces outils devenus incontournables.
Quel était l’objectif de la commission d’experts mandatée par Emmanuel Macron ?
L’une de nos missions était de faire émerger un consensus scientifique concernant les conséquences des écrans sur la santé des jeunes. Nous devions également évaluer l’efficacité des dispositifs existants, et présenter des pistes de travail. Notre volonté a été de remettre l’enfant au cœur de la démarche et de proposer un plan d’action systémique. Si aucune directive n’avait abouti jusqu’à présent, c’est justement parce qu’on ne pouvait pas se contenter d’une solution mono-secteur.
Notre commission était composée de dix experts, dont Servane Mouton, neurologue, et Amine Benyamina, psychiatre addictologue, qui la co-présidaient. Nous disposions de profils extrêmement variés et, par nos expériences, d’avis différents sur le sujet, c’est pourquoi nous avons eu à cœur de trouver et de mettre en place ce sur quoi nous pouvions tous nous accorder.
Comment avez-vous conduit cette étude ?
Nous avons mené un grand nombre d’auditions, avec 180 experts. En mettant en commun nos travaux, nous avons pu établir un certain nombre de constats et engager des pistes de réflexion. Nous tenions aussi à inclure la parole des jeunes, c’est pourquoi nous avons également organisé des ateliers pour recueillir leurs témoignages, leurs avis, échanger, et les faire réagir à nos axes de travail. Des animateurs spécialisés, rompus à ce genre d’exercice, ont été sollicités.
Nous avons rassemblé un panel avec la plus grande diversité possible dans le temps qui nous était imparti. 150 enfants ont ainsi pu être auditionnés. Cela nous a apporté des éléments précieux pour notre réflexion. Nous avons été confortés par certaines choses et étonnés par d’autres. Dans tous les cas, ce panel a mis en lumière certains aspects critiques. Il a ensuite fallu digérer ces informations, et en tirer des directives que nous détaillons dans notre rapport.
Quels sont les effets qui vous ont particulièrement marqués ?
Ce qui nous a le plus frappé, c’est le phénomène de « technoférence » pour les enfants entre 0 et 3 ans. Dans leurs premières années, pour se développer, ils ont en effet besoin d’interactions et de moments privilégiés avec leurs parents. Cela passe par le geste, la parole, l’écoute, le regard. Mettre un écran entre le parent et l’enfant parasite la création de ce lien crucial, sans qu’on en ait forcément conscience. Nous n’avions pas réalisé à quel point cette donnée est critique dans la société actuelle.
Ensuite, l’arrivée des écrans mobiles a développé de nouveaux modes de consommation conduisant à d’autres problématiques : assis avec son écran sur les genoux, l’utilisateur est exposé à une source lumineuse qui vient du dessous. Or, de premiers résultats montrent que, dans cette configuration, la lumière bleue est particulièrement délétère pour la vue. Selon l’usage, la pratique excessive peut favoriser la myopie (l’œil étant moins exposé à la lumière naturelle et moins habitué à regarder l’horizon), perturber le sommeil et participer à une sédentarité plus globale, qui impacte les capacités physiques. Celles-ci ont diminué de 30 % depuis les années 1990.
L’objectif de ce constat n’est pas d’éradiquer les écrans, mais de réfléchir à quand les utiliser et comment ; d’apprendre à en maîtriser l’usage pour en garder les bénéfices. On peut adopter une meilleure hygiène de vie pour minimiser les impacts sur la vue, le sommeil, l’activité, mais également se tourner vers des alternatives qu’il faut soutenir et rendre visibles.
Pourquoi est-ce important de proposer des alternatives ?
Il faut rétablir des espaces en dehors de la maison pour les jeunes. On a construit des sociétés où l’on ne supporte plus que les enfants fassent du bruit, courent dans la rue. Ou bien, en tant que parent, on a peur, et on demande aux enfants de rester sagement à la maison. Or, on a vu l’importance d’aller à l’extérieur, d’avoir une activité physique.
Pour répondre au problème d’usage excessif des écrans, il faut se demander pourquoi on y a recours, mais aussi ce que les jeunes vont y chercher. Quand on arrive à l’adolescence, émergent des problématiques d’identification, un besoin de se situer dans un groupe. Les réseaux sociaux répondent à ce besoin de sociabilisation. Mais, confrontés à des modèles économiques de rétention de l’attention, on devient vite captifs, enfermés dans des bulles. De même, si l’on a des questions sur sa vie amoureuse, sa sexualité, son corps ou son mal être… Vers qui se tourner ? Où trouver un accompagnement, des réponses ? Si l’on ne sait pas, on va sur le net. Avec le risque de tomber sur du contenu choquant, violent, voire dangereux, si l’on n’est pas averti.
Ce rapport aux écrans, vous avez pu l’observer lors de vos ateliers ?
Les ateliers nous ont en effet permis de dresser un constat réel du quotidien des adolescents, de leur exposition aux écrans et des usages qu’ils en font. Nous avons découvert qu’ils naviguent dans un univers qui peut devenir une jungle absolue s’ils n’y sont pas préparés, ou s’ils ne sont pas accompagnés : contenus choquants, harcèlement, sextorsion [N.D.L.R. : extorsion de faveurs sexuelles via internet], deepfakes [N.D.L.R. : images et vidéos trompeuses générées à l’aide de l’IA], prédateurs sexuels… Filles et garçons sont tout autant concernés, les plus fragiles pouvant se retrouver confrontés à des contenus dangereux très rapidement. Le plus frappant dans les témoignages de jeunes, c’est la facilité avec laquelle ils peuvent tomber sur des contenus choquants avec une sorte de résignation, comme le laisse penser la banalisation dans leurs propos. Ils nous ont cependant tous exprimés vouloir être protégés de tels contenus, tout en cherchant en même temps à garder ce lien vers la connaissance et les autres.
Le plus frappant dans les témoignages de jeunes, c’est la facilité avec laquelle ils peuvent tomber sur des contenus choquants avec une sorte de résignation.
Ces risques rentrent dans le premier axe d’action que nous préconisons : la protection et la régulation. Cela implique aussi d’identifier les dark patterns [N.D.L.R. : des interfaces conçues dans le but d’induire en erreur un utilisateur], les rabbit holes [N.D.L.R. : des mécanismes qui visent à faire rester le plus longtemps possible un utilisateur sur une plateforme] et les systèmes de bulles dans lesquels l’on peut se retrouver renfermé. Il s’agit également de dénoncer les modèles économiques qui captent l’attention courte et exploitent les biais humains pour obtenir toujours plus de minutes de visionnage.
Quelles sont les conclusions que vous avez pu dégager ?
Nous avons identifié qu’il fallait absolument réguler et responsabiliser les plateformes, notamment les gros acteurs. Mais il faut aussi acculturer et accompagner les jeunes vers l’autonomie dans leur vie numérique. On ne peut pas tout prévenir – ce n’est d’ailleurs probablement pas la solution –, il faut donc éduquer. Cela veut dire transmettre les règles, les codes et les enjeux du numérique, mais aussi préparer les enfants à ses évolutions futures en leur donnant les clés, les repères et les moyens d’exercer leur propre esprit critique et de relever les défis à venir.
Cette éducation au numérique doit être menée pas à pas, et l’école est un endroit sécurisé et encadré pour apprendre à maitriser cet outil. Comme je l’ai déjà évoqué, la meilleure manière de protéger c’est d’informer. Cela veut dire comprendre les impacts sur la santé et les besoins du corps pour adopter une bonne hygiène de vie, mais aussi comprendre le contenu et les intentions de ceux qui nous les proposent.
Cet apprentissage passe par la sensibilisation des professionnels de l’éducation et de la santé, mais aussi des parents. Dans un monde où il y a du numérique un peu partout, il faut que nous nous rendions tous compte que ces objets et leurs contenus ne sont pas anodins et qu’à chaque âge il faut adapter son accompagnement, mais aussi proposer et valoriser des alternatives.
Dans notre travail nous avons tenu à avancer des propositions complémentaires et à travailler à la cohérence d’une réponse systémique face à ces enjeux qui touchent tous les pans de notre société (santé, famille, éducation, économie…). Cela ne se résume pas à une interdiction des portables à l’école comme la couverture médiatique pourrait le laisser penser.
Dans quelle mesure votre travail va-t-il être mis en action ?
Nous avons livré puis présenté notre rapport au président de la République et au Premier ministre, ainsi qu’aux ministères les plus concernés, à savoir au Numérique, à l’Éducation, à la Famille et à la Santé. L’objectif sera ensuite de savoir comment chacun va s’en emparer et proposer des actions. Avec les aléas politiques qu’on a connus cet été, nous commençons seulement à rencontrer les nouveaux acteurs gouvernementaux, mais nos travaux ont bien été diffusés.
Notre accompagnement continue : nous répondons aux sollicitations pour expliquer et voir comment on peut initier certaines des actions qu’on a pu proposer. Nous échangeons avec les élus, et les gens porteurs de structures pour avancer sur le sujet. Le numérique peut être profitable, voire indispensable, à l’instar des outils pour l’apprentissage chez les enfants dyspraxiques. Il est important de savoir le maîtriser pour continuer d’en bénéficier et saisir les enjeux de son évolution. C’est important d’apporter cette lecture-là.