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La jeunesse face aux défis de notre époque 

Les écrans et les jeunes : pourquoi il faut agir

Catherine Rolland, responsable de projets pour la chaire Science et jeu vidéo de l'École polytechnique (IP Paris)
Le 6 novembre 2024 |
6 min. de lecture
Catherine Rolland
Catherine Rolland
responsable de projets pour la chaire Science et jeu vidéo de l'École polytechnique (IP Paris)
En bref
  • En 2024, une commission d’experts mandatée par le Président de la République a publié un rapport visant à établir un consensus scientifique concernant les conséquences des écrans sur la santé des jeunes.
  • Le rapport dénonce notamment le phénomène de « technoférence » chez les enfants de 0 à 3 ans, c’est-à-dire l’interposition d’un écran dans les relations parent-enfant, ce qui peut affecter leur développement.
  • Un autre effet délétère concerne l’impact de la lumière bleue (particulièrement lorsqu’elle vient de dessous les yeux) émise par les écrans sur la vue : elle favorise la myopie, perturbe le sommeil et contribue à une sédentarité accrue, affectant les capacités physiques.
  • Lorsqu’ils naviguent sur Internet, les jeunes peuvent être exposés à des contenus choquants, au harcèlement, ainsi qu’à la sextorsion et aux deepfakes.
  • Pour faire face à ces problèmes, l’éducation des jeunes aux réseaux sociaux doit être assurée par l’école, les professionnels de la santé, les parents et les ministères concernés.

Début 2024, Emmanuel Macron a réu­ni une com­mis­sion d’experts au sujet des effets des écrans sur la san­té des jeunes. Au terme de plus de trois mois de tra­vail, celle-ci a pu con­stater la place prépondérante — et par­fois subie — des écrans auprès des jeunes, avec des con­séquences pou­vant être délétères. La com­mis­sion pro­pose ain­si dans son rap­port1 un plan d’action glob­al pour que la jeunesse puisse mieux vivre avec ces out­ils devenus incontournables.

Quel était l’objectif de la commission d’experts mandatée par Emmanuel Macron ?

L’une de nos mis­sions était de faire émerg­er un con­sen­sus sci­en­tifique con­cer­nant les con­séquences des écrans sur la san­té des jeunes. Nous devions égale­ment éval­uer l’efficacité des dis­posi­tifs exis­tants, et présen­ter des pistes de tra­vail. Notre volon­té a été de remet­tre l’enfant au cœur de la démarche et de pro­pos­er un plan d’action sys­témique. Si aucune direc­tive n’avait abouti jusqu’à présent, c’est juste­ment parce qu’on ne pou­vait pas se con­tenter d’une solu­tion mono-secteur. 

Notre com­mis­sion était com­posée de dix experts, dont Ser­vane Mou­ton, neu­ro­logue, et Amine Benyam­i­na, psy­chi­a­tre addic­to­logue, qui la co-présidaient. Nous dis­po­sions de pro­fils extrême­ment var­iés et, par nos expéri­ences, d’avis dif­férents sur le sujet, c’est pourquoi nous avons eu à cœur de trou­ver et de met­tre en place ce sur quoi nous pou­vions tous nous accorder.

Comment avez-vous conduit cette étude ?

Nous avons mené un grand nom­bre d’auditions, avec 180 experts. En met­tant en com­mun nos travaux, nous avons pu établir un cer­tain nom­bre de con­stats et engager des pistes de réflex­ion. Nous tenions aus­si à inclure la parole des jeunes, c’est pourquoi nous avons égale­ment organ­isé des ate­liers pour recueil­lir leurs témoignages, leurs avis, échang­er, et les faire réa­gir à nos axes de tra­vail. Des ani­ma­teurs spé­cial­isés, rom­pus à ce genre d’exercice, ont été sollicités.

Nous avons rassem­blé un pan­el avec la plus grande diver­sité pos­si­ble dans le temps qui nous était impar­ti. 150 enfants ont ain­si pu être audi­tion­nés. Cela nous a apporté des élé­ments pré­cieux pour notre réflex­ion. Nous avons été con­fortés par cer­taines choses et éton­nés par d’autres. Dans tous les cas, ce pan­el a mis en lumière cer­tains aspects cri­tiques. Il a ensuite fal­lu digér­er ces infor­ma­tions, et en tir­er des direc­tives que nous détail­lons dans notre rapport.

Quels sont les effets qui vous ont particulièrement marqués ?

Ce qui nous a le plus frap­pé, c’est le phénomène de « tech­noférence » pour les enfants entre 0 et 3 ans. Dans leurs pre­mières années, pour se dévelop­per, ils ont en effet besoin d’interactions et de moments priv­ilégiés avec leurs par­ents. Cela passe par le geste, la parole, l’écoute, le regard. Met­tre un écran entre le par­ent et l’enfant par­a­site la créa­tion de ce lien cru­cial, sans qu’on en ait for­cé­ment con­science. Nous n’avions pas réal­isé à quel point cette don­née est cri­tique dans la société actuelle.

Ensuite, l’arrivée des écrans mobiles a dévelop­pé de nou­veaux modes de con­som­ma­tion con­duisant à d’autres prob­lé­ma­tiques : assis avec son écran sur les genoux, l’utilisateur est exposé à une source lumineuse qui vient du dessous. Or, de pre­miers résul­tats mon­trent que, dans cette con­fig­u­ra­tion, la lumière bleue est par­ti­c­ulière­ment délétère pour la vue. Selon l’usage, la pra­tique exces­sive peut favoris­er la myopie (l’œil étant moins exposé à la lumière naturelle et moins habitué à regarder l’horizon), per­turber le som­meil et par­ticiper à une séden­tar­ité plus glob­ale, qui impacte les capac­ités physiques. Celles-ci ont dimin­ué de 30 % depuis les années 1990.

L’objectif de ce con­stat n’est pas d’éradiquer les écrans, mais de réfléchir à quand les utilis­er et com­ment ; d’apprendre à en maîtris­er l’usage pour en garder les béné­fices. On peut adopter une meilleure hygiène de vie pour min­imiser les impacts sur la vue, le som­meil, l’activité, mais égale­ment se tourn­er vers des alter­na­tives qu’il faut soutenir et ren­dre visibles.

Pourquoi est-ce important de proposer des alternatives ?

Il faut rétablir des espaces en dehors de la mai­son pour les jeunes. On a con­stru­it des sociétés où l’on ne sup­porte plus que les enfants fassent du bruit, courent dans la rue. Ou bien, en tant que par­ent, on a peur, et on demande aux enfants de rester sage­ment à la mai­son. Or, on a vu l’importance d’aller à l’extérieur, d’avoir une activ­ité physique.

Pour répon­dre au prob­lème d’usage exces­sif des écrans, il faut se deman­der pourquoi on y a recours, mais aus­si ce que les jeunes vont y chercher. Quand on arrive à l’ado­les­cence, émer­gent des prob­lé­ma­tiques d’identification, un besoin de se situer dans un groupe. Les réseaux soci­aux répon­dent à ce besoin de socia­bil­i­sa­tion. Mais, con­fron­tés à des mod­èles économiques de réten­tion de l’attention, on devient vite cap­tifs, enfer­més dans des bulles. De même, si l’on a des ques­tions sur sa vie amoureuse, sa sex­u­al­ité, son corps ou son mal être… Vers qui se tourn­er ? Où trou­ver un accom­pa­g­ne­ment, des répons­es ? Si l’on ne sait pas, on va sur le net. Avec le risque de tomber sur du con­tenu choquant, vio­lent, voire dan­gereux, si l’on n’est pas averti.

Ce rapport aux écrans, vous avez pu l’observer lors de vos ateliers ?

Les ate­liers nous ont en effet per­mis de dress­er un con­stat réel du quo­ti­di­en des ado­les­cents, de leur expo­si­tion aux écrans et des usages qu’ils en font. Nous avons décou­vert qu’ils nav­iguent dans un univers qui peut devenir une jun­gle absolue s’ils n’y sont pas pré­parés, ou s’ils ne sont pas accom­pa­g­nés : con­tenus choquants, har­cèle­ment, sex­tor­sion [N.D.L.R. : extor­sion de faveurs sex­uelles via inter­net], deep­fakes [N.D.L.R. : images et vidéos trompeuses générées à l’aide de l’IA], pré­da­teurs sex­uels… Filles et garçons sont tout autant con­cernés, les plus frag­iles pou­vant se retrou­ver con­fron­tés à des con­tenus dan­gereux très rapi­de­ment. Le plus frap­pant dans les témoignages de jeunes, c’est la facil­ité avec laque­lle ils peu­vent tomber sur des con­tenus choquants avec une sorte de résig­na­tion, comme le laisse penser la banal­i­sa­tion dans leurs pro­pos. Ils nous ont cepen­dant tous exprimés vouloir être pro­tégés de tels con­tenus, tout en cher­chant en même temps à garder ce lien vers la con­nais­sance et les autres.

Le plus frap­pant dans les témoignages de jeunes, c’est la facil­ité avec laque­lle ils peu­vent tomber sur des con­tenus choquants avec une sorte de résignation.

Ces risques ren­trent dans le pre­mier axe d’action que nous pré­con­isons : la pro­tec­tion et la régu­la­tion. Cela implique aus­si d’identifier les dark pat­terns [N.D.L.R. : des inter­faces conçues dans le but d’induire en erreur un util­isa­teur], les rab­bit holes [N.D.L.R. : des mécan­ismes qui visent à faire rester le plus longtemps pos­si­ble un util­isa­teur sur une plate­forme] et les sys­tèmes de bulles dans lesquels l’on peut se retrou­ver ren­fer­mé. Il s’agit égale­ment de dénon­cer les mod­èles économiques qui captent l’at­ten­tion courte et exploitent les biais humains pour obtenir tou­jours plus de min­utes de visionnage.

Quelles sont les conclusions que vous avez pu dégager ?

Nous avons iden­ti­fié qu’il fal­lait absol­u­ment réguler et respon­s­abilis­er les plate­formes, notam­ment les gros acteurs. Mais il faut aus­si accul­tur­er et accom­pa­g­n­er les jeunes vers l’autonomie dans leur vie numérique. On ne peut pas tout prévenir – ce n’est d’ailleurs prob­a­ble­ment pas la solu­tion –, il faut donc édu­quer. Cela veut dire trans­met­tre les règles, les codes et les enjeux du numérique, mais aus­si pré­par­er les enfants à ses évo­lu­tions futures en leur don­nant les clés, les repères et les moyens d’exercer leur pro­pre esprit cri­tique et de relever les défis à venir.

Cette édu­ca­tion au numérique doit être menée pas à pas, et l’école est un endroit sécurisé et encadré pour appren­dre à maitris­er cet out­il. Comme je l’ai déjà évo­qué, la meilleure manière de pro­téger c’est d’informer. Cela veut dire com­pren­dre les impacts sur la san­té et les besoins du corps pour adopter une bonne hygiène de vie, mais aus­si com­pren­dre le con­tenu et les inten­tions de ceux qui nous les proposent. 

Cet appren­tis­sage passe par la sen­si­bil­i­sa­tion des pro­fes­sion­nels de l’éducation et de la san­té, mais aus­si des par­ents. Dans un monde où il y a du numérique un peu partout, il faut que nous nous ren­dions tous compte que ces objets et leurs con­tenus ne sont pas anodins et qu’à chaque âge il faut adapter son accom­pa­g­ne­ment, mais aus­si pro­pos­er et val­oris­er des alternatives.

Dans notre tra­vail nous avons tenu à avancer des propo­si­tions com­plé­men­taires et à tra­vailler à la cohérence d’une réponse sys­témique face à ces enjeux qui touchent tous les pans de notre société (san­té, famille, édu­ca­tion, économie…). Cela ne se résume pas à une inter­dic­tion des porta­bles à l’école comme la cou­ver­ture médi­a­tique pour­rait le laiss­er penser.

Dans quelle mesure votre travail va-t-il être mis en action ?

Nous avons livré puis présen­té notre rap­port au prési­dent de la République et au Pre­mier min­istre, ain­si qu’aux min­istères les plus con­cernés, à savoir au Numérique, à l’Éducation, à la Famille et à la San­té. L’objectif sera ensuite de savoir com­ment cha­cun va s’en empar­er et pro­pos­er des actions. Avec les aléas poli­tiques qu’on a con­nus cet été, nous com­mençons seule­ment à ren­con­tr­er les nou­veaux acteurs gou­verne­men­taux, mais nos travaux ont bien été diffusés.

Notre accom­pa­g­ne­ment con­tin­ue : nous répon­dons aux sol­lic­i­ta­tions pour expli­quer et voir com­ment on peut ini­ti­er cer­taines des actions qu’on a pu pro­pos­er. Nous échangeons avec les élus, et les gens por­teurs de struc­tures pour avancer sur le sujet. Le numérique peut être prof­itable, voire indis­pens­able, à l’instar des out­ils pour l’apprentissage chez les enfants dys­prax­iques. Il est impor­tant de savoir le maîtris­er pour con­tin­uer d’en béné­fici­er et saisir les enjeux de son évo­lu­tion. C’est impor­tant d’apporter cette lecture-là.

Propos recueillis par Mikaël Mayorgas
1https://​www​.vie​-publique​.fr/​f​i​l​e​s​/​r​a​p​p​o​r​t​/​p​d​f​/​2​9​3​9​7​8.pdf

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