L’école, reproductrice de destins sociaux
- En France, les inégalités scolaires se creusent tout au long de la scolarité et favorisent la reproduction sociale.
- La filiarisation des cursus est socialement marquée : au lycée, environ 80 % des élèves issus de milieux favorisés poursuivent en 2nde générale et technologique, contre 36 % des élèves d’origine modeste.
- Le système éducatif français s'est construit autour de la sélection des futures élites et le budget consacré à l’enseignement maternelle et primaire est moins élevé que la moyenne de l’OCDE, selon le sociologue Camille Peugny.
- Pour lutter contre ces inégalités, le sociologue préconise d’investir davantage dans le premier et le second cycle d’enseignement, ainsi que de défendre l’idée d’une éducation tout au long de la vie.
- Une expérience montre qu’informer les élèves de leur position réelle dans la distribution des notes influence leurs choix et contribue à corriger la sous-confiance observée chez les jeunes filles et les élèves issus des milieux les plus défavorisés.
La France a la solide réputation d’être une mauvaise élève en matière d’inégalités scolaires. « Comme dans tous les pays, les élèves arrivent inégaux à l’école primaire : les enfants issus des milieux modestes maîtrisent par exemple moins de mots que ceux issus de milieux favorisés. Mais contrairement à d’autres pays, l’école française ne parvient pas à réduire cet écart. Au contraire, il se creuse tout au long de la scolarité. » commente Camille Peugny. Et dans un pays où le plus haut diplôme obtenu joue un rôle crucial dans le statut social, ces inégalités se prolongent en reproduction sociale. « Sept enfants de cadre sur dix exercent un emploi d’encadrement. À l’inverse, sept enfants d’ouvrier sur dix occupent un emploi d’exécution » poursuit le chercheur.
Le rapport France Stratégie 2023 « Scolarités. Poids des héritages1 », détaille les nombreux déterminants sociaux qui pèsent sur la réussite des enfants et leur choix de cursus, conduisant à une sédimentation des inégalités tout au long du parcours scolaire. Parmi eux, le capital économique des parents, qui permet de bénéficier de soutien scolaire en cas de besoin et d’aides financières familiales pour la poursuite en études supérieures ; la mobilité géographique qui donne l’occasion de rejoindre des établissements plus variés ; le capital informationnel qui ouvre le panel de voies envisagées ou encore les aspirations personnelles, parfois auto-censurées dans les milieux les plus défavorisés. La capacité à se projeter dans l’avenir a elle aussi une influence. « De nombreuses enquêtes ont montré qu’à chaque palier d’orientation, les familles doivent anticiper les résultats toujours plus lointains des investissements consentis. Quand vous êtes en situation de précarité, la vie ressemble à une suite d’épreuves à traverser, et votre capacité à vous projeter dans l’avenir est limitée » commente Camille Peugny.
Une filiarisation des cursus socialement marquée
Les dernières décennies ont pourtant connu une massification de la scolarisation, et tous les milieux socio-économiques ont intégré l’importance de faire des études les plus longues possibles2. En 1950, 5 % des jeunes obtenaient le bac. Ils sont près de 80 % aujourd’hui, et une moitié d’entre eux poursuit ses études dans l’enseignement supérieur.« Mais cette démocratisation est, comme le souligne le sociologue Pierre Merle, ségrégative. Au collège, au lycée et au-delà, les filières ouvrant aux postes plus qualifiés sont très majoritairement suivies par les jeunes les plus favorisés » poursuit Camille Peugny.
Ce renforcement progressif des inégalités commence très tôt. Le rapport France Stratégie montre qu’à l’entrée en 6ème, 19,4 % des élèves d’origine modeste (35 % des élèves selon la définition adoptée par les autrices) ont déjà connu un redoublement, contre 8,3 % des élèves favorisés (30 % des élèves). À l’entrée au lycée, environ 80 % des élèves favorisés poursuivent en 2nde générale et technologique, les élèves d’origine modeste ne sont que 36 % dans cette filière. L’écart se creuse encore en Terminale, où l’on trouve par exemple près de 35 % d’élèves d’origine favorisés en S, réputée la filière conduisant aux emplois les plus qualifiés, contre seulement 7,5 % des élèves d’origine modeste.
Quant aux classes préparatoires, elles sont occupées pour plus des deux tiers par des élèves d’origine très favorisée, 40 % des élèves sont des filles (30 % en filières scientifiques), et les franciliens représentent 32 % des effectifs3. Les écarts se creusent encore si l’on considère l’intégration des écoles les plus prestigieuses. « À notes égales au bac, un ancien lycéen parisien a six fois plus de chances d’entrer dans les écoles les plus prestigieuses, comme Polytechnique, HEC ou l’ENS Ulm qu’un ancien lycéen en province » explique Guillaume Hollard.
L’école parfaitement égalisatrice, un mythe à dépasser ?
Mais pourquoi la France, qui consacre 5,4 % de son PIB aux établissements scolaires, tous niveaux confondus (contre 4,9 % en moyenne au sein de l’OCDE), ne parvient-elle pas à enrayer les inégalités ? Et surtout, comment remettre en route une mécanique qui semble grippée ? Une littérature abondante tente de répondre à cette double question, avec des approches diverses.
Pour le sociologue Camille Peugny, « nous sommes profondément marqués par le modèle de l’école de la République, égalisatrice et émancipatrice, censée ne récompenser que le mérite des élèves, qui s’est imposé à la fin du XIXe siècle. Nous avons du mal à faire le deuil de ce mythe ». Selon lui, le système français serait en fait construit sur un objectif majeur : sélectionner dès les premiers âges l’élite de demain. Il en veut pour preuves la tendance très précoce à l’évaluation dans le système français et la répartition des flux financiers vers les différents degrés de l’enseignement, le budget consacré au seul enseignement maternelle et primaire étant en France moins élevé que la moyenne de l’OCDE. « À cet objectif principal de sélection de l’élite s’ajoutent sans cesse de nouveaux sous-objectifs, comme l’éducation à la citoyenneté ou à la sécurité routière. Nos attentes vis-à-vis du système scolaire sont devenues démesurées » ajoute le chercheur.
La vraie égalité, c’est peut-être de faire en sorte que le destin de chacun ne soit jamais figé.
Pour enrayer la sédimentation des inégalités, deux pistes parallèles seraient alors selon lui à poursuivre : d’abord, investir plus fortement dans le premier et le second cycle, afin notamment de limiter le décrochage scolaire précoce qui figure parmi les priorités nationales. Chaque année, autour de 8 % de jeunes quittent en effet le système scolaire sans diplôme plus élevé que le brevet. Un pourcentage inférieur à la moyenne de l’OCDE, mais qui reste socialement très marqué : 38 % des décrocheurs ont des parents sans emploi ; 19 %, ouvriers non qualifiés ou encore 13 %, employés ; alors que seulement 8 % sont issus de famille d’enseignants ou de cadres4. Deuxième piste : défendre une éducation tout au long de la vie. Car au fond, « la vraie égalité, c’est peut-être de faire en sorte que le destin de chacun ne soit jamais figé » ajoute Camille Peugny.
L’IA pour lutter contre la sous-confiance
Guillaume Hollard et ses collègues du Centre de recherche en économie et statistiques (CREST), qui s’intéressent plus spécifiquement au manque de diversité des filières scientifiques, abordent la question avec une autre approche dans le cadre d’un projet soutenu par la Fondation Polytechnique. « Tout le monde s’accorde à dire que le système scolaire renforce les inégalités, mais il y a rarement un consensus sur les actions à mener. L’une des raisons réside dans le fait que l’on manque d’arguments solidement établis pour préconiser telle ou telle mesure, d’autant qu’en France, les réformes font rarement l’objet d’expérimentations en amont ou d’évaluations a posteriori » explique Guillaume Hollard. Les chercheurs ont donc cherché à identifier dans la littérature les actions concrètes pour lesquelles un bénéfice en matière de lutte contre les inégalités a été démontré d’une manière scientifiquement robuste. Parmi les pistes retenues figure par exemple une expérience randomisée ayant montré qu’informer les élèves, à des moments clés de l’orientation, de leur position réelle dans la distribution de notes avait une influence notable sur leurs choix, et contribuait à corriger significativement la sous-confiance dont témoignent les jeunes filles et les élèves issus des milieux les plus défavorisés5.
En s’appuyant sur les données massives disponibles via les logiciels de vie scolaire et sur des techniques d’IA, Guillaume Hollard et ses collègues se proposent donc de mettre à disposition des chefs d’établissement un outil qui permettra d’informer les élèves, au moment des choix d’options ou d’orientation en fin de 2nde, de 1ère et de Terminale, de leur taux de réussite prévisibles dans différentes filières. Un partenariat a déjà été noué avec Index Éducation, la société qui édite le logiciel de vie scolaire Pronote utilisé par la majorité des collèges et lycées, et une version bêta de l’outil devrait être testée dès la rentrée 2025–2026 sur de premiers échantillons d’élèves.