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L’école, reproductrice de destins sociaux

Guillaume Hollard
Guillaume Hollard
professeur d’économie à l’École polytechnique (IP Paris)
Camille Peugny
Camille Peugny
professeur de sociologie à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines
En bref
  • En France, les inégalités scolaires se creusent tout au long de la scolarité et favorisent la reproduction sociale.
  • La filiarisation des cursus est socialement marquée : au lycée, environ 80 % des élèves issus de milieux favorisés poursuivent en 2nde générale et technologique, contre 36 % des élèves d’origine modeste.
  • Le système éducatif français s'est construit autour de la sélection des futures élites et le budget consacré à l’enseignement maternelle et primaire est moins élevé que la moyenne de l’OCDE, selon le sociologue Camille Peugny.
  • Pour lutter contre ces inégalités, le sociologue préconise d’investir davantage dans le premier et le second cycle d’enseignement, ainsi que de défendre l’idée d’une éducation tout au long de la vie.
  • Une expérience montre qu’informer les élèves de leur position réelle dans la distribution des notes influence leurs choix et contribue à corriger la sous-confiance observée chez les jeunes filles et les élèves issus des milieux les plus défavorisés.

La France a la solide répu­ta­tion d’être une mau­vaise élève en matière d’inégalités sco­laires. « Comme dans tous les pays, les élèves arrivent iné­gaux à l’école pri­maire : les enfants issus des milieux mod­estes maîtrisent par exem­ple moins de mots que ceux issus de milieux favorisés. Mais con­traire­ment à d’autres pays, l’école française ne parvient pas à réduire cet écart. Au con­traire, il se creuse tout au long de la sco­lar­ité. » com­mente Camille Peugny. Et dans un pays où le plus haut diplôme obtenu joue un rôle cru­cial dans le statut social, ces iné­gal­ités se pro­lon­gent en repro­duc­tion sociale. « Sept enfants de cadre sur dix exer­cent un emploi d’encadrement. À l’inverse, sept enfants d’ouvrier sur dix occu­pent un emploi d’exécution » pour­suit le chercheur.

Le rap­port France Stratégie 2023 « Sco­lar­ités. Poids des héritages1 », détaille les nom­breux déter­mi­nants soci­aux qui pèsent sur la réus­site des enfants et leur choix de cur­sus, con­duisant à une sédi­men­ta­tion des iné­gal­ités tout au long du par­cours sco­laire. Par­mi eux, le cap­i­tal économique des par­ents, qui per­met de béné­fici­er de sou­tien sco­laire en cas de besoin et d’aides finan­cières famil­iales pour la pour­suite en études supérieures ; la mobil­ité géo­graphique qui donne l’occasion de rejoin­dre des étab­lisse­ments plus var­iés ; le cap­i­tal infor­ma­tion­nel qui ouvre le pan­el de voies envis­agées ou encore les aspi­ra­tions per­son­nelles, par­fois auto-cen­surées dans les milieux les plus défa­vorisés. La capac­ité à se pro­jeter dans l’avenir a elle aus­si une influ­ence. « De nom­breuses enquêtes ont mon­tré qu’à chaque palier d’orientation, les familles doivent anticiper les résul­tats tou­jours plus loin­tains des investisse­ments con­sen­tis. Quand vous êtes en sit­u­a­tion de pré­car­ité, la vie ressem­ble à une suite d’épreuves à tra­vers­er, et votre capac­ité à vous pro­jeter dans l’avenir est lim­itée » com­mente Camille Peugny.

Une filiarisation des cursus socialement marquée

Les dernières décen­nies ont pour­tant con­nu une mas­si­fi­ca­tion de la sco­lar­i­sa­tion, et tous les milieux socio-économiques ont inté­gré l’importance de faire des études les plus longues pos­si­bles2. En 1950, 5 % des jeunes obte­naient le bac. Ils sont près de 80 % aujourd’hui, et une moitié d’entre eux pour­suit ses études dans l’enseignement supérieur.« Mais cette démoc­ra­ti­sa­tion est, comme le souligne le soci­o­logue Pierre Mer­le, ségréga­tive. Au col­lège, au lycée et au-delà, les fil­ières ouvrant aux postes plus qual­i­fiés sont très majori­taire­ment suiv­ies par les jeunes les plus favorisés » pour­suit Camille Peugny.

Ce ren­force­ment pro­gres­sif des iné­gal­ités com­mence très tôt. Le rap­port France Stratégie mon­tre qu’à l’entrée en 6ème, 19,4 % des élèves d’origine mod­este (35 % des élèves selon la déf­i­ni­tion adop­tée par les autri­ces) ont déjà con­nu un redou­ble­ment, con­tre 8,3 % des élèves favorisés (30 % des élèves). À l’entrée au lycée, env­i­ron 80 % des élèves favorisés pour­suiv­ent en 2nde générale et tech­nologique, les élèves d’origine mod­este ne sont que 36 % dans cette fil­ière. L’écart se creuse encore en Ter­mi­nale, où l’on trou­ve par exem­ple près de 35 % d’élèves d’origine favorisés en S, réputée la fil­ière con­duisant aux emplois les plus qual­i­fiés, con­tre seule­ment 7,5 % des élèves d’origine modeste.

Quant aux class­es pré­para­toires, elles sont occupées pour plus des deux tiers par des élèves d’origine très favorisée, 40 % des élèves sont des filles (30 % en fil­ières sci­en­tifiques), et les fran­ciliens représen­tent 32 % des effec­tifs3. Les écarts se creusent encore si l’on con­sid­ère l’intégration des écoles les plus pres­tigieuses. « À notes égales au bac, un ancien lycéen parisien a six fois plus de chances d’entrer dans les écoles les plus pres­tigieuses, comme Poly­tech­nique, HEC ou l’ENS Ulm qu’un ancien lycéen en province » explique Guil­laume Hollard.

L’école parfaitement égalisatrice, un mythe à dépasser ?

Mais pourquoi la France, qui con­sacre 5,4 % de son PIB aux étab­lisse­ments sco­laires, tous niveaux con­fon­dus (con­tre 4,9 % en moyenne au sein de l’OCDE), ne parvient-elle pas à enray­er les iné­gal­ités ? Et surtout, com­ment remet­tre en route une mécanique qui sem­ble grip­pée ? Une lit­téra­ture abon­dante tente de répon­dre à cette dou­ble ques­tion, avec des approches diverses.

Pour le soci­o­logue Camille Peugny, « nous sommes pro­fondé­ment mar­qués par le mod­èle de l’école de la République, égal­isatrice et éman­ci­patrice, cen­sée ne récom­penser que le mérite des élèves, qui s’est imposé à la fin du XIXe siè­cle. Nous avons du mal à faire le deuil de ce mythe ». Selon lui, le sys­tème français serait en fait con­stru­it sur un objec­tif majeur : sélec­tion­ner dès les pre­miers âges l’élite de demain. Il en veut pour preuves la ten­dance très pré­coce à l’évaluation dans le sys­tème français et la répar­ti­tion des flux financiers vers les dif­férents degrés de l’enseignement, le bud­get con­sacré au seul enseigne­ment mater­nelle et pri­maire étant en France moins élevé que la moyenne de l’OCDE. « À cet objec­tif prin­ci­pal de sélec­tion de l’élite s’ajoutent sans cesse de nou­veaux sous-objec­tifs, comme l’éducation à la citoyen­neté ou à la sécu­rité routière. Nos attentes vis-à-vis du sys­tème sco­laire sont dev­enues démesurées » ajoute le chercheur. 

La vraie égal­ité, c’est peut-être de faire en sorte que le des­tin de cha­cun ne soit jamais figé.

Pour enray­er la sédi­men­ta­tion des iné­gal­ités, deux pistes par­al­lèles seraient alors selon lui à pour­suiv­re : d’abord, inve­stir plus forte­ment dans le pre­mier et le sec­ond cycle, afin notam­ment de lim­iter le décrochage sco­laire pré­coce qui fig­ure par­mi les pri­or­ités nationales. Chaque année, autour de 8 % de jeunes quit­tent en effet le sys­tème sco­laire sans diplôme plus élevé que le brevet. Un pour­cent­age inférieur à la moyenne de l’OCDE, mais qui reste sociale­ment très mar­qué : 38 % des décrocheurs ont des par­ents sans emploi ; 19 %, ouvri­ers non qual­i­fiés ou encore 13 %, employés ; alors que seule­ment 8 % sont issus de famille d’enseignants ou de cadres4. Deux­ième piste : défendre une édu­ca­tion tout au long de la vie. Car au fond, « la vraie égal­ité, c’est peut-être de faire en sorte que le des­tin de cha­cun ne soit jamais figé » ajoute Camille Peugny.

L’IA pour lutter contre la sous-confiance

Guil­laume Hol­lard et ses col­lègues du Cen­tre de recherche en économie et sta­tis­tiques (CREST), qui s’in­téressent plus spé­ci­fique­ment au manque de diver­sité des fil­ières sci­en­tifiques, abor­dent la ques­tion avec une autre approche dans le cadre d’un pro­jet soutenu par la Fon­da­tion Poly­tech­nique.  « Tout le monde s’ac­corde à dire que le sys­tème sco­laire ren­force les iné­gal­ités, mais il y a rarement un con­sen­sus sur les actions à men­er. L’une des raisons réside dans le fait que l’on manque d’ar­gu­ments solide­ment étab­lis pour pré­conis­er telle ou telle mesure, d’au­tant qu’en France, les réformes font rarement l’ob­jet d’ex­péri­men­ta­tions en amont ou d’é­val­u­a­tions a pos­te­ri­ori » explique Guil­laume Hol­lard. Les chercheurs ont donc cher­ché à iden­ti­fi­er dans la lit­téra­ture les actions con­crètes pour lesquelles un béné­fice en matière de lutte con­tre les iné­gal­ités a été démon­tré d’une manière sci­en­tifique­ment robuste. Par­mi les pistes retenues fig­ure par exem­ple une expéri­ence ran­domisée ayant mon­tré qu’in­former les élèves, à des moments clés de l’ori­en­ta­tion, de leur posi­tion réelle dans la dis­tri­b­u­tion de notes avait une influ­ence notable sur leurs choix, et con­tribuait à cor­riger sig­ni­fica­tive­ment la sous-con­fi­ance dont témoignent les jeunes filles et les élèves issus des milieux les plus défa­vorisés5.

En s’ap­puyant sur les don­nées mas­sives disponibles via les logi­ciels de vie sco­laire et sur des tech­niques d’IA, Guil­laume Hol­lard et ses col­lègues se pro­posent donc de met­tre à dis­po­si­tion des chefs d’étab­lisse­ment un out­il qui per­me­t­tra d’in­former les élèves, au moment des choix d’op­tions ou d’ori­en­ta­tion en fin de 2nde, de 1ère et de Ter­mi­nale, de leur taux de réus­site prévis­i­bles dans dif­férentes fil­ières. Un parte­nar­i­at a déjà été noué avec Index Édu­ca­tion, la société qui édite le logi­ciel de vie sco­laire Pronote util­isé par la majorité des col­lèges et lycées, et une ver­sion bêta de l’outil devrait être testée dès la ren­trée 2025–2026 sur de pre­miers échan­til­lons d’élèves.

Anne Orliac
1Johan­na Barasz et Peg­gy Furic, La force du des­tin : poids des héritages et par­cours sco­laires, Note d’analyse France Stratégie n°125, sep­tem­bre 2023
2Tris­tan Poul­laouec, Le diplôme, arme des faibles. Les familles ouvrières et l’é­cole, La Dis­pute, coll. « L’en­jeu sco­laire », 2010, 147 p., EAN : 9782843031922.
3https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/sites/default/files/2024–02/nf-sies-2024–03-31638.pdf
4Direc­tion de l’évaluation, de la prospec­tive et de la per­for­mance, L’état de l’Ecole, 2022 https://​www​.edu​ca​tion​.gouv​.fr/​E​t​a​t​E​c​o​l​e2022
5Camille Ter­ri­er & al. Con­fi­ance en soi et choix d’ori­en­ta­tion sur Par­cour­sup : enseigne­ments d’une inter­ven­tion ran­domisée, Notes Insti­tut des Poli­tiques Publiques n°93, juil­let 2023 https://www.ipp.eu/wp-content/uploads/2023/07/Note_IPP___confiance_orientation‑6.pdf

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