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Le savant et le politique : retour sur la crise sanitaire du Covid-19

DELFRAISSY_Jean-François
Jean-François Delfraissy
président du Comité consultatif national d'éthique (CCNE)
En bref
  • Le dialogue entre politiques et scientifiques est parfois difficile car les politiques ne sont pas formés aux sujets techniques ou à l’acceptation du doute.
  • Les décisions politiques françaises prises pendant la crise sanitaire ont été éclairées par les experts nationaux et les équipes scientifiques internationales.
  • La réponse européenne à la crise a été la plus efficace : la perte de durée de vie est de -3 mois en France contre -2,6 années aux États-Unis.
  • Les réseaux sociaux donnent beaucoup plus de poids à l’opinion, ce qui a fait monter le complotisme en puissance pendant la crise sanitaire.
  • De plus en plus de formations sont mises en place pour que les politiques saisissent mieux les enjeux du monde de la recherche et ses processus.

À vos yeux, science et politique font-elles bon ménage ?

Ce sont deux mon­des très dif­férents, mais le dia­logue entre eux est absol­u­ment néces­saire à la vital­ité de notre démoc­ra­tie, même s’il est par­fois com­plexe à met­tre en place. C’est vrai dans le domaine de la san­té, et c’est encore plus vrai à l’oc­ca­sion de crises san­i­taires comme celle que nous vivons encore avec le Covid-19. C’est égale­ment le cas sur d’autres sujets plus ou moins récents. Par exem­ple, il y a quelques années, la réflex­ion des autorités sur la pour­suite ou non de la poli­tique nucléaire en France s’est déployée après l’écoute d’un cer­tain nom­bre d’ex­perts. Si cette parole n’a pas été pleine­ment retenue, la déci­sion finale appar­tenant à la sphère poli­tique, l’ex­per­tise sci­en­tifique a per­mis d’éclairer l’arbitrage qui a été fait. Mais il ne faut pas se mépren­dre : ce dia­logue est régi par un principe fon­da­men­tal qui a tou­jours été très clair : nous sommes une démoc­ra­tie, il revient donc aux per­son­nal­ités poli­tiques qui sont élues de pren­dre les déci­sions finales. Le rôle des experts est de les éclair­er, rien de plus. 

Cette relation est-elle marquée par des hauts et des bas ? 

Oui, évidem­ment. Et pour de mul­ti­ples raisons. D’abord, con­cer­nant les domaines sci­en­tifiques et d’ex­per­tise, les sujets devi­en­nent de plus en plus tech­niques, ce qui fait que les poli­tiques ne les maîtrisent pas for­cé­ment. Par ailleurs, le monde poli­tique français est assez stéréo­typé. Il s’agit d’un univers au sein duquel cohab­itent à la fois les élus de l’Assem­blée nationale ou du Sénat par exem­ple, et quelques mil­liers de per­son­nes tra­vail­lant dans les cab­i­nets ou les grandes direc­tions admin­is­tra­tives. La plu­part d’en­tre eux sont diplômés de l’E­NA, qui porte aujourd’hui le nom d’In­sti­tut nation­al du ser­vice pub­lic (INSP). Cette école, spé­ci­fique à la France, forme des esprits vifs et aptes à la déci­sion, mais ne les ini­tie pas au raison­nement sci­en­tifique : la plu­part d’entre eux ont quit­té le domaine des sci­ences depuis la classe de sec­onde ou de pre­mière pour être for­més par la suite dans des pré­pa­ra­tions ori­en­tées let­tres ou sci­ences humaines.

La qua­si-total­ité de notre monde poli­tique n’a donc pas con­nu l’exercice de la thèse par exem­ple, ni en sci­ences dures, ni en sci­ences humaines et sociales. Pour­tant, la pré­pa­ra­tion et la sou­te­nance d’une thèse exi­gent la com­préhen­sion des rouages de la recherche, c’est-à-dire l’ac­cep­ta­tion du doute, de l’in­cer­ti­tude. Notre classe dirigeante est trop habituée, dans une cer­taine mesure, à vivre en igno­rant  ce doute. Il est d’ailleurs frap­pant de con­stater qu’il n’y a presque plus d’ingénieurs au sein de notre classe poli­tique, ce qui n’a pas tou­jours été le cas. Désor­mais, l’im­mense majorité des ingénieurs tra­vaille dans le privé, alors que dans d’autres grandes démoc­ra­ties européennes comme l’Alle­magne, l’An­gleterre ou l’Es­pagne, on observe une diver­si­fi­ca­tion plus impor­tante des élites dirigeantes.

Quelles sont les différences avec le modèle anglais par exemple ? 

Dans le mod­èle anglo-sax­on, il y a sou­vent un sci­en­tifique en chef qui est respon­s­able de la com­mu­ni­ca­tion de l’in­for­ma­tion sci­en­tifique délivrée aux décideurs poli­tiques. En France, je pense que nous n’avons pas suff­isam­ment réfléchi à ce mod­èle. Notre rela­tion actuelle entre l’ex­per­tise et les déci­sions poli­tiques repose sur une série de bonnes volon­tés et de liens étab­lis, mais n’est pas suff­isam­ment struc­turée pour être réelle­ment efficace.

En quoi est-ce un obstacle aux bonnes relations entre scientifiques et politiques ? 

Cela com­plex­i­fie les échanges pour deux raisons. D’une part, la rela­tion entre l’ex­per­tise extérieure et les décideurs est affaib­lie, car ces derniers n’ont pas tou­jours le bagage cul­turel pour com­pren­dre ce que leur parta­gent les sci­en­tifiques. De plus, la mécon­nais­sance induite du milieu de la recherche et l’intérêt finale­ment rel­a­tive­ment lim­ité que lui por­tent les acteurs poli­tiques, explique par­tielle­ment la dif­fi­culté que nous ren­con­trons en France à faire appa­raître la recherche comme essen­tielle dans la vision de la nation, par rap­port à il y a 30 ou 40 ans. Aujourd’hui, nous par­lons beau­coup d’in­no­va­tion, mais finale­ment, plus vrai­ment de recherche.

Comment sortir de ces stéréotypes ?

Il y a aujourd’hui une prise de con­science crois­sante de l’importance de diver­si­fi­er les for­ma­tions et les bases de con­nais­sances de ceux qui pren­nent les déci­sions. Nous avons été sol­lic­ités pour des séances d’in­for­ma­tion sur les enjeux de san­té publique et la pré­pa­ra­tion aux épidémies par exem­ple. Il y a d’ailleurs un cours à l’INSP sur ce sujet. Enten­dons-nous bien, il ne s’ag­it pas de trans­former les décideurs en sci­en­tifiques, mais de diver­si­fi­er leur for­ma­tion pour qu’ils sai­sis­sent mieux les enjeux majeurs du monde de la recherche et ses processus.

Quelle est la place du citoyen ici ? 

Il fait par­tie inté­grante de la con­struc­tion per­ma­nente de la démoc­ra­tie, et notam­ment celle de la démoc­ra­tie en san­té. Le tri­an­gle qu’il forme avec l’ex­pert et le poli­tique per­met une meilleure prise en compte de ses intérêts, le démi­nage d’un cer­tain nom­bre de con­tra­dic­tions et de défi­ances, et la con­duite de l’action publique dans un cli­mat de con­fi­ance accrue sur un grand nom­bre de sujets – et notam­ment en temps de crise, qu’elle soit finan­cière ou sanitaire.

Ce qui est impor­tant dans la ges­tion d’une crise, lorsque l’on théorise un peu sur ce sujet, c’est juste­ment préserv­er le lien de con­fi­ance entre les citoyens, les poli­tiques et les experts. Il s’agit de ce qu’il y a de plus dif­fi­cile à accom­plir parce que la con­fi­ance n’est jamais acquise : elle se con­stru­it, elle se tra­vaille. Nous avons ten­té avec le Con­seil sci­en­tifique d’é­clair­er nos conci­toyens et les poli­tiques au mieux pour main­tenir cette con­fi­ance, en four­nissant les bonnes infor­ma­tions dans une sit­u­a­tion d’ur­gence, ce qui exige un tra­vail réflexif complexe.

Comme avec le « pass sanitaire », la traduction de la parole des experts en acte politique a interpellé un certain nombre de citoyens. 

J’envisage cette sit­u­a­tion avec une cer­taine forme d’hu­mil­ité. Tout d’abord, il n’est pas facile de pren­dre des déci­sions poli­tiques. Nous avons ten­dance à tou­jours accuser les poli­tiques de maux divers et var­iés, mais nous avons la chance d’encore béné­fici­er en France d’une véri­ta­ble vision démoc­ra­tique – ce qui n’est pas le cas dans tous les pays. Nos gou­ver­nants ont fait en sorte de pren­dre des déci­sions éclairées par la parole des experts, dont le seul rôle était de con­seiller. À mon sens, la dis­tinc­tion entre les respon­s­abil­ités des uns et des autres a été très claire. 

La réponse des démoc­ra­ties européennes à la crise san­i­taire a été la plus effi­cace d’entre toutes.

D’autre part, toutes les don­nées livrées par dif­férentes équipes inter­na­tionales tra­vail­lant sur les con­séquences de cette pandémie – en prenant pour mar­queur la perte de durée de vie d’une nation, en com­para­nt à la fois la mor­tal­ité liée au Covid et celle qui n’est pas liée à la crise – allaient dans le même sens. Nous con­sta­tons d’ailleurs, et con­traire­ment à ce qui a été dit au début de la crise, que la réponse des démoc­ra­ties, et en par­ti­c­uli­er des démoc­ra­ties européennes, a été finale­ment celle qui a été la plus effi­cace d’entre toutes.

La perte de durée de vie lors des deux pre­mières années de la crise du Covid-19 en Europe varie entre ‑3 mois en France, vs  ‑6 mois en Alle­magne et ‑9 mois en Espagne et en Angleterre, voire ‑1,2 et ‑1,5 années de perte de durée de vie pour les pays d’Europe de l’Est – pays qui font par­tie de ceux qui ont le moins vac­ciné en Europe. Aux États-Unis, nation pour­tant démoc­ra­tique et très inno­vante, ne serait-ce que dans le domaine des vac­cins, la perte de durée de vie a été de ‑2,6 années. Pourquoi un tel écart ? Com­ment l’expliquer ? Par la dif­fi­culté d’ac­céder aux soins pour les pop­u­la­tions les plus frag­iles et les plus pau­vres, en par­ti­c­uli­er les Afro-Améri­cains et les His­paniques. Cette ques­tion de l’ac­cès aux soins, et donc de la prise en charge des coûts pour les plus frag­iles, est un élé­ment essen­tiel à pren­dre en compte. Cela démon­tre qu’on ne peut pas oppos­er la recherche et l’in­no­va­tion à des mesures de san­té publique, ni les lib­ertés indi­vidu­elles con­tre les lib­ertés collectives. 

La méfiance des citoyens vis-à-vis de la science n’est-elle pas grandissante ? 

Je ne suis pas un spé­cial­iste de l’his­toire des sci­ences, mais je pense que cette méfi­ance a tou­jours existé. La sci­ence et la recherche sci­en­tifique ont sans cesse avancé dans la dif­fi­culté. Les doutes, qu’ils éma­nent des indi­vidus ou des insti­tu­tions, y com­pris de l’Église catholique qui a réfuté un cer­tain nom­bre de grandes décou­vertes au cours de son his­toire, ont tou­jours fait par­tie de cette rela­tion com­plexe entre poli­tiques, sci­en­tifiques et citoyens. Ce sont surtout les out­ils de com­mu­ni­ca­tion de la société qui ont con­sid­érable­ment changé : les réseaux soci­aux ont fait pren­dre une dimen­sion nou­velle à l’opinion, et lui ont don­né un poids beau­coup plus impor­tant qu’auparavant.

Justement, on a pu observer lors de cette crise sanitaire une montée en puissance du complotisme. 

Les réseaux soci­aux se sont en effet large­ment immis­cés dans les rap­ports qu’en­tre­ti­en­nent les sci­en­tifiques, les poli­tiques et les citoyens. Ce tri­an­gle démoc­ra­tique est peut-être en train de devenir un car­ré dans lequel le nou­veau parte­naire serait les réseaux soci­aux. Cela m’amène à for­muler deux remarques.

Les réseaux soci­aux se sont large­ment immis­cés dans les rap­ports entre sci­en­tifiques, poli­tiques et citoyens.

D’abord, et je pense que cela n’a peut-être pas été suff­isam­ment clar­i­fié pen­dant cette crise, il faut faire com­pren­dre à tous ce qu’est l’in­cer­ti­tude de la recherche. La recherche se con­stru­it en posant des ques­tions et en essayant de trou­ver des répons­es. Les réseaux soci­aux n’ont pas con­tribué, c’est le moins que l’on puisse dire, à cette recon­nais­sance de l’incertitude en sciences.

Le deux­ième point, c’est que la sci­ence a tout de même pour elle un cer­tain nom­bre de cer­ti­tudes. Je veux bien qu’on puisse racon­ter tout ce qu’on veut sur les réseaux soci­aux, mais la terre est ronde. Si vous met­tez votre main dans une casse­role d’eau bouil­lante, vous pou­vez racon­ter ce que vous voulez sur Twit­ter, vous allez vous brûler. Il y a aujourd’hui un cer­tain nom­bre de fonde­ments sci­en­tifiques solides qu’il faut absol­u­ment pro­téger du « com­plo­tisme » des réseaux soci­aux et de la dés­in­for­ma­tion à laque­lle ils participent. 

Qu’en est-il du côté des scientifiques ? Comment améliorer leur engagement aux côtés des décideurs politiques ?

De leur côté, il y a une réti­cence à s’en­gager auprès des poli­tiques : ils sont for­més pour faire de la sci­ence et pub­li­er leurs travaux, pas néces­saire­ment pour com­mu­ni­quer leur exper­tise. C’est là que nous devri­ons amélior­er la com­mu­ni­ca­tion et les for­ma­tions au sein de ces dif­férentes sphères pour aller vers une meilleure com­préhen­sion mutuelle.

Propos recueillis par Jean Zeid

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