Le savant et le politique : retour sur la crise sanitaire du Covid-19
- Le dialogue entre politiques et scientifiques est parfois difficile car les politiques ne sont pas formés aux sujets techniques ou à l’acceptation du doute.
- Les décisions politiques françaises prises pendant la crise sanitaire ont été éclairées par les experts nationaux et les équipes scientifiques internationales.
- La réponse européenne à la crise a été la plus efficace : la perte de durée de vie est de -3 mois en France contre -2,6 années aux États-Unis.
- Les réseaux sociaux donnent beaucoup plus de poids à l’opinion, ce qui a fait monter le complotisme en puissance pendant la crise sanitaire.
- De plus en plus de formations sont mises en place pour que les politiques saisissent mieux les enjeux du monde de la recherche et ses processus.
À vos yeux, science et politique font-elles bon ménage ?
Ce sont deux mondes très différents, mais le dialogue entre eux est absolument nécessaire à la vitalité de notre démocratie, même s’il est parfois complexe à mettre en place. C’est vrai dans le domaine de la santé, et c’est encore plus vrai à l’occasion de crises sanitaires comme celle que nous vivons encore avec le Covid-19. C’est également le cas sur d’autres sujets plus ou moins récents. Par exemple, il y a quelques années, la réflexion des autorités sur la poursuite ou non de la politique nucléaire en France s’est déployée après l’écoute d’un certain nombre d’experts. Si cette parole n’a pas été pleinement retenue, la décision finale appartenant à la sphère politique, l’expertise scientifique a permis d’éclairer l’arbitrage qui a été fait. Mais il ne faut pas se méprendre : ce dialogue est régi par un principe fondamental qui a toujours été très clair : nous sommes une démocratie, il revient donc aux personnalités politiques qui sont élues de prendre les décisions finales. Le rôle des experts est de les éclairer, rien de plus.
Cette relation est-elle marquée par des hauts et des bas ?
Oui, évidemment. Et pour de multiples raisons. D’abord, concernant les domaines scientifiques et d’expertise, les sujets deviennent de plus en plus techniques, ce qui fait que les politiques ne les maîtrisent pas forcément. Par ailleurs, le monde politique français est assez stéréotypé. Il s’agit d’un univers au sein duquel cohabitent à la fois les élus de l’Assemblée nationale ou du Sénat par exemple, et quelques milliers de personnes travaillant dans les cabinets ou les grandes directions administratives. La plupart d’entre eux sont diplômés de l’ENA, qui porte aujourd’hui le nom d’Institut national du service public (INSP). Cette école, spécifique à la France, forme des esprits vifs et aptes à la décision, mais ne les initie pas au raisonnement scientifique : la plupart d’entre eux ont quitté le domaine des sciences depuis la classe de seconde ou de première pour être formés par la suite dans des préparations orientées lettres ou sciences humaines.
La quasi-totalité de notre monde politique n’a donc pas connu l’exercice de la thèse par exemple, ni en sciences dures, ni en sciences humaines et sociales. Pourtant, la préparation et la soutenance d’une thèse exigent la compréhension des rouages de la recherche, c’est-à-dire l’acceptation du doute, de l’incertitude. Notre classe dirigeante est trop habituée, dans une certaine mesure, à vivre en ignorant ce doute. Il est d’ailleurs frappant de constater qu’il n’y a presque plus d’ingénieurs au sein de notre classe politique, ce qui n’a pas toujours été le cas. Désormais, l’immense majorité des ingénieurs travaille dans le privé, alors que dans d’autres grandes démocraties européennes comme l’Allemagne, l’Angleterre ou l’Espagne, on observe une diversification plus importante des élites dirigeantes.
Quelles sont les différences avec le modèle anglais par exemple ?
Dans le modèle anglo-saxon, il y a souvent un scientifique en chef qui est responsable de la communication de l’information scientifique délivrée aux décideurs politiques. En France, je pense que nous n’avons pas suffisamment réfléchi à ce modèle. Notre relation actuelle entre l’expertise et les décisions politiques repose sur une série de bonnes volontés et de liens établis, mais n’est pas suffisamment structurée pour être réellement efficace.
En quoi est-ce un obstacle aux bonnes relations entre scientifiques et politiques ?
Cela complexifie les échanges pour deux raisons. D’une part, la relation entre l’expertise extérieure et les décideurs est affaiblie, car ces derniers n’ont pas toujours le bagage culturel pour comprendre ce que leur partagent les scientifiques. De plus, la méconnaissance induite du milieu de la recherche et l’intérêt finalement relativement limité que lui portent les acteurs politiques, explique partiellement la difficulté que nous rencontrons en France à faire apparaître la recherche comme essentielle dans la vision de la nation, par rapport à il y a 30 ou 40 ans. Aujourd’hui, nous parlons beaucoup d’innovation, mais finalement, plus vraiment de recherche.
Comment sortir de ces stéréotypes ?
Il y a aujourd’hui une prise de conscience croissante de l’importance de diversifier les formations et les bases de connaissances de ceux qui prennent les décisions. Nous avons été sollicités pour des séances d’information sur les enjeux de santé publique et la préparation aux épidémies par exemple. Il y a d’ailleurs un cours à l’INSP sur ce sujet. Entendons-nous bien, il ne s’agit pas de transformer les décideurs en scientifiques, mais de diversifier leur formation pour qu’ils saisissent mieux les enjeux majeurs du monde de la recherche et ses processus.
Quelle est la place du citoyen ici ?
Il fait partie intégrante de la construction permanente de la démocratie, et notamment celle de la démocratie en santé. Le triangle qu’il forme avec l’expert et le politique permet une meilleure prise en compte de ses intérêts, le déminage d’un certain nombre de contradictions et de défiances, et la conduite de l’action publique dans un climat de confiance accrue sur un grand nombre de sujets – et notamment en temps de crise, qu’elle soit financière ou sanitaire.
Ce qui est important dans la gestion d’une crise, lorsque l’on théorise un peu sur ce sujet, c’est justement préserver le lien de confiance entre les citoyens, les politiques et les experts. Il s’agit de ce qu’il y a de plus difficile à accomplir parce que la confiance n’est jamais acquise : elle se construit, elle se travaille. Nous avons tenté avec le Conseil scientifique d’éclairer nos concitoyens et les politiques au mieux pour maintenir cette confiance, en fournissant les bonnes informations dans une situation d’urgence, ce qui exige un travail réflexif complexe.
Comme avec le « pass sanitaire », la traduction de la parole des experts en acte politique a interpellé un certain nombre de citoyens.
J’envisage cette situation avec une certaine forme d’humilité. Tout d’abord, il n’est pas facile de prendre des décisions politiques. Nous avons tendance à toujours accuser les politiques de maux divers et variés, mais nous avons la chance d’encore bénéficier en France d’une véritable vision démocratique – ce qui n’est pas le cas dans tous les pays. Nos gouvernants ont fait en sorte de prendre des décisions éclairées par la parole des experts, dont le seul rôle était de conseiller. À mon sens, la distinction entre les responsabilités des uns et des autres a été très claire.
La réponse des démocraties européennes à la crise sanitaire a été la plus efficace d’entre toutes.
D’autre part, toutes les données livrées par différentes équipes internationales travaillant sur les conséquences de cette pandémie – en prenant pour marqueur la perte de durée de vie d’une nation, en comparant à la fois la mortalité liée au Covid et celle qui n’est pas liée à la crise – allaient dans le même sens. Nous constatons d’ailleurs, et contrairement à ce qui a été dit au début de la crise, que la réponse des démocraties, et en particulier des démocraties européennes, a été finalement celle qui a été la plus efficace d’entre toutes.
La perte de durée de vie lors des deux premières années de la crise du Covid-19 en Europe varie entre ‑3 mois en France, vs ‑6 mois en Allemagne et ‑9 mois en Espagne et en Angleterre, voire ‑1,2 et ‑1,5 années de perte de durée de vie pour les pays d’Europe de l’Est – pays qui font partie de ceux qui ont le moins vacciné en Europe. Aux États-Unis, nation pourtant démocratique et très innovante, ne serait-ce que dans le domaine des vaccins, la perte de durée de vie a été de ‑2,6 années. Pourquoi un tel écart ? Comment l’expliquer ? Par la difficulté d’accéder aux soins pour les populations les plus fragiles et les plus pauvres, en particulier les Afro-Américains et les Hispaniques. Cette question de l’accès aux soins, et donc de la prise en charge des coûts pour les plus fragiles, est un élément essentiel à prendre en compte. Cela démontre qu’on ne peut pas opposer la recherche et l’innovation à des mesures de santé publique, ni les libertés individuelles contre les libertés collectives.
La méfiance des citoyens vis-à-vis de la science n’est-elle pas grandissante ?
Je ne suis pas un spécialiste de l’histoire des sciences, mais je pense que cette méfiance a toujours existé. La science et la recherche scientifique ont sans cesse avancé dans la difficulté. Les doutes, qu’ils émanent des individus ou des institutions, y compris de l’Église catholique qui a réfuté un certain nombre de grandes découvertes au cours de son histoire, ont toujours fait partie de cette relation complexe entre politiques, scientifiques et citoyens. Ce sont surtout les outils de communication de la société qui ont considérablement changé : les réseaux sociaux ont fait prendre une dimension nouvelle à l’opinion, et lui ont donné un poids beaucoup plus important qu’auparavant.
Justement, on a pu observer lors de cette crise sanitaire une montée en puissance du complotisme.
Les réseaux sociaux se sont en effet largement immiscés dans les rapports qu’entretiennent les scientifiques, les politiques et les citoyens. Ce triangle démocratique est peut-être en train de devenir un carré dans lequel le nouveau partenaire serait les réseaux sociaux. Cela m’amène à formuler deux remarques.
Les réseaux sociaux se sont largement immiscés dans les rapports entre scientifiques, politiques et citoyens.
D’abord, et je pense que cela n’a peut-être pas été suffisamment clarifié pendant cette crise, il faut faire comprendre à tous ce qu’est l’incertitude de la recherche. La recherche se construit en posant des questions et en essayant de trouver des réponses. Les réseaux sociaux n’ont pas contribué, c’est le moins que l’on puisse dire, à cette reconnaissance de l’incertitude en sciences.
Le deuxième point, c’est que la science a tout de même pour elle un certain nombre de certitudes. Je veux bien qu’on puisse raconter tout ce qu’on veut sur les réseaux sociaux, mais la terre est ronde. Si vous mettez votre main dans une casserole d’eau bouillante, vous pouvez raconter ce que vous voulez sur Twitter, vous allez vous brûler. Il y a aujourd’hui un certain nombre de fondements scientifiques solides qu’il faut absolument protéger du « complotisme » des réseaux sociaux et de la désinformation à laquelle ils participent.
Qu’en est-il du côté des scientifiques ? Comment améliorer leur engagement aux côtés des décideurs politiques ?
De leur côté, il y a une réticence à s’engager auprès des politiques : ils sont formés pour faire de la science et publier leurs travaux, pas nécessairement pour communiquer leur expertise. C’est là que nous devrions améliorer la communication et les formations au sein de ces différentes sphères pour aller vers une meilleure compréhension mutuelle.