La morale, un produit dérivé de la sélection naturelle ?
- Les récentes découvertes montrent une frontière poreuse entre les neurosciences cognitives et le champ de la philosophie morale.
- Ces recherches commencent à révéler l’identité des circuits cérébraux impliqués dans les jugements moraux. Ce sont différents systèmes tels que celui de l’apprentissage de la récompense, de l’évaluation des risques, ou encore de la compréhension de l’état mental d’autrui, qui en sont à la manœuvre.
- La morale permet alors de s’associer et de limiter les atteintes à la sécurité, à la santé, les conflits sociaux et autres comportements déviants dangereux.
- Cette faculté humaine qu’est la morale aurait donc apporté un avantage adaptatif incroyable. En effet, notre espèce est la preuve vivante que s’associer c’est survivre.
- Ces prédispositions précoces au comportement prosocial reflètent des capacités précâblées qui étaient adaptatives pour nos ancêtres et qui ont permis à notre espèce de « devenir maître et possesseur de la nature ».
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A priori, morale et sciences sont deux disciplines si distinctes qu’il serait inconvenant de confondre leur rôle et compétences respectives. Pourtant, les découvertes récentes des neurosciences cognitives montrent que cette frontière est poreuse, avec l’implication possible des neurosciences dans le champ de la philosophie morale. Mais peut-on réduire l’humain à cet organe informe et grisâtre qu’il possède entre ses deux oreilles ? Est-il le produit de l’activité de son cerveau ? Pour les adeptes de rationalités scientifiques, il ne fait aucun doute que le soi psychologique, social ou moral s’effectue à travers des opérations permises par des circuits cérébraux1. Selon ce point de vue, il existerait une interprétation naturaliste de la morale que nous allons tenter d’exposer.
Science et Morale
Très tôt, la philosophie entreprit d’en donner une définition selon laquelle la morale vise à définir la finalité de nos actions pour en déduire des conduites à tenir. En d’autres termes, morale et bonheur seraient liés puisque si la finalité de l’existence reste le bonheur, les moyens d’y parvenir seraient définis par la morale. Il n’est donc pas surprenant de constater que dans toutes les cultures, les humains se soucient profondément de la moralité, en créant par exemple des institutions comme les tribunaux, pour s’assurer que soient appliquées, à tous, les normes sociales.
Les recherches en neurosciences cognitives commencent à révéler l’identité des circuits cérébraux impliqués dans ces jugements moraux. On découvre que les systèmes d’apprentissage de la récompense, d’évaluation des risques, de compréhension de l’état mental d’autrui sont à la manœuvre. Cependant, s’ils semblent fondamentaux pour générer un jugement moral, leur degré de participation varie selon des différences individuelles en matière d’empathie, de bienveillance, ou de sensibilité plus ou moins grande à l’injustice. Pour le dire autrement, face à la morale, chaque individu possède un seuil de sensibilité qui lui est propre. À l’extrémité de ce spectre, des perturbations du circuit de la prise de décision sociale génèrent des comportements immoraux comme ceux des psychopathes.
Sapiens, une espèce en quête de justice
Tout membre de société humaine, aussi diverses qu’elles peuvent paraître, montre une profonde préoccupation pour les questions de moralité, de justice et d’équité2. Les humains se distinguent des autres espèces par leur propension à produire des organisations culturelles afin que des normes sociales soient respectées, y compris des institutions conçues pour évaluer l’acceptabilité de comportements d’individus et attribuer des punitions appropriées à ceux qui violent des normes particulières3. Indépendamment de la façon dont la moralité peut être conceptualisée, et s’inscrivant dans la continuité des travaux de Darwin4, des chercheurs affirment que le jugement moral est une caractéristique humaine qui facilite la coopération au sein de grands groupes d’individus non apparentés5. En somme, l’humain bénéficie d’une relation à l’autre particulière puisque totalement désintéressée, indépendante d’une relation filiale comme celle qui préside par exemple aux soins portés par la chatte à ses chatons.
L’émergence de cette faculté mentale aurait apporté à Sapiens un avantage adaptatif que l’on mesure aujourd’hui à l’aune du caractère invasif de notre espèce. Comme naguère les mousquetaires aimaient à le répéter6, notre espèce est la preuve vivante que s’associer en groupe améliore les chances de survie d’un individu. Ainsi les normes morales fournissent des garanties contre les atteintes à la sécurité ou à la santé, et le renforcement des comportements moraux minimise les comportements criminels et les conflits sociaux. De cette manière, la moralité fait de la société humaine une entreprise viable.
Être plus moral, c’est vivre plus longtemps
L’exemple de notre longévité, qui dépend étroitement de la qualité des échanges sociaux, le démontre. En cherchant à définir la nature des causes principales du vieillissement, des scientifiques ont analysé des échantillons sanguins prélevés sur des personnes plus ou moins sociables. Ils ont découvert chez les sujets extrêmement sociaux que la taille de leurs télomères protecteurs était plus longue. Lorsqu’ils étudièrent la présence de cellules particulières, dites sénescentes7, les personnes isolées socialement étaient celles qui accumulaient le plus grand nombre de ces cellules responsables d’évènements indésirables comme l’inflammation. En montrant combien la relation avec autrui reste le facteur le plus important pour lutter efficacement contre l’obsolescence programmée d’un individu, la biologie du vieillissement confirme l’importance des rapports sociaux pour la survie de l’espèce. Dit autrement, en ajustant la longévité d’un sujet à l’aune de ses relations sociales vertueuses, nos jugements et comportements moraux sont les garants d’une cohésion sociale.
Un héritage évolutif
Sur un plan évolutif, la moralité apparaît comme une forme extrême de coopération qui exige des individus la suppression de leur propre intérêt ou l’assimilation à celui des autres. L’étude des comportements du primate, ou de l’enfant, montre le caractère conservé de ce trait. Elle indique que la coopération naît d’abord d’une moralité personnelle centrée sur l’individu et ses proches. Ensuite, comme une sorte d’extension de cette moralité personnelle, c’est une moralité universelle qui émerge. C’est à partir de ce second stade que les individus suivent et appliquent les normes sociales du groupe. La moralité est donc apparue au cours de l’évolution des espèces, en devenant plus complexe, à partir d’un ensemble de compétences et de motivations pour coopérer avec ses familiers dans un premier temps, puis avec tous.
Si les animaux ne raisonnent évidemment pas explicitement sur le bien et le mal, le vice et la vertu, ou le juste et l’injuste, certains présentent des comportements qui semblent intégrer des ébauches de vertus. De nombreuses espèces coopèrent, aident leurs proches et prennent soin de leur progéniture, et certaines manifestent déjà une aversion pour les inégalités. De même, alors que la socialisation influence le développement moral et explique pourquoi les règles morales peuvent évoluer avec l’espace et le temps, les nourrissons humains entrent dans le monde déjà équipés de cognition et de motivation qui les inclinent à être moraux et prosociaux8. Ces prédispositions précoces au comportement prosocial et à l’évaluation socio-morale reflètent des capacités précâblées qui étaient adaptatives pour nos ancêtres. Ce penchant pour la coopération avec des individus non apparentés expliquerait comment notre espèce est devenue comme maître et possesseur de la nature9.
En résumé, le sens moral observé chez les humains semble être une conséquence de plusieurs capacités cognitives, exécutives et motivationnelles qui sont les attributs que la sélection naturelle a directement favorisés10. Des décennies de recherche dans de multiples disciplines, notamment l’économie comportementale, la psychologie du développement et les neurosciences sociales, indiquent que le raisonnement moral découle d’une prise de décision sociale complexe et implique des processus à la fois inconscients et délibérés qui reposent sur plusieurs dimensions partiellement distinctes, notamment la compréhension de l’intention, l’aversion pour le mal, le codage des récompenses et des valeurs, le fonctionnement exécutif et l’apprentissage des règles11. En somme, les décisions morales humaines sont régies à la fois par des attentes statistiques (basées sur des fréquences observées), des inférences bayésiennes sur ce que les autres feront, et par des croyances normatives sur ce que les autres devraient faire.