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La morale, un produit dérivé de la sélection naturelle ?

Pierre-Marie Lledo
Pierre-Marie Lledo
directeur de recherche au CNRS, chef d’unité à l’Institut Pasteur et membre de l’Académie européenne des sciences
En bref
  • Les récentes découvertes montrent une frontière poreuse entre les neurosciences cognitives et le champ de la philosophie morale.
  • Ces recherches commencent à révéler l’identité des circuits cérébraux impliqués dans les jugements moraux. Ce sont différents systèmes tels que celui de l’apprentissage de la récompense, de l’évaluation des risques, ou encore de la compréhension de l’état mental d’autrui, qui en sont à la manœuvre.
  • La morale permet alors de s’associer et de limiter les atteintes à la sécurité, à la santé, les conflits sociaux et autres comportements déviants dangereux.
  • Cette faculté humaine qu’est la morale aurait donc apporté un avantage adaptatif incroyable. En effet, notre espèce est la preuve vivante que s’associer c’est survivre.
  • Ces prédispositions précoces au comportement prosocial reflètent des capacités précâblées qui étaient adaptatives pour nos ancêtres et qui ont permis à notre espèce de « devenir maître et possesseur de la nature ».

Cet arti­cle fait par­tie du pre­mier numéro de notre mag­a­zine Le 3,14 dédié au cerveau. Décou­vrez-le ici

A pri­ori, morale et sci­ences sont deux dis­ci­plines si dis­tinctes qu’il serait incon­venant de con­fon­dre leur rôle et com­pé­tences respec­tives. Pour­tant, les décou­vertes récentes des neu­ro­sciences cog­ni­tives mon­trent que cette fron­tière est poreuse, avec l’implication pos­si­ble des neu­ro­sciences dans le champ de la philoso­phie morale. Mais peut-on réduire l’humain à cet organe informe et grisâtre qu’il pos­sède entre ses deux oreilles ? Est-il le pro­duit de l’activité de son cerveau ? Pour les adeptes de ratio­nal­ités sci­en­tifiques, il ne fait aucun doute que le soi psy­chologique, social ou moral s’effectue à tra­vers des opéra­tions per­mis­es par des cir­cuits cérébraux1. Selon ce point de vue, il exis­terait une inter­pré­ta­tion nat­u­ral­iste de la morale que nous allons ten­ter d’exposer.

Science et Morale

Très tôt, la philoso­phie entre­prit d’en don­ner une déf­i­ni­tion selon laque­lle la morale vise à définir la final­ité de nos actions pour en déduire des con­duites à tenir. En d’autres ter­mes, morale et bon­heur seraient liés puisque si la final­ité de l’existence reste le bon­heur, les moyens d’y par­venir seraient défi­nis par la morale. Il n’est donc pas sur­prenant de con­stater que dans toutes les cul­tures, les humains se soucient pro­fondé­ment de la moral­ité, en créant par exem­ple des insti­tu­tions comme les tri­bunaux, pour s’assurer que soient appliquées, à tous, les normes sociales.

Les recherch­es en neu­ro­sciences cog­ni­tives com­men­cent à révéler l’identité des cir­cuits cérébraux impliqués dans ces juge­ments moraux. On décou­vre que les sys­tèmes d’apprentissage de la récom­pense, d’évaluation des risques, de com­préhen­sion de l’état men­tal d’autrui sont à la manœu­vre. Cepen­dant, s’ils sem­blent fon­da­men­taux pour génér­er un juge­ment moral, leur degré de par­tic­i­pa­tion varie selon des dif­férences indi­vidu­elles en matière d’empathie, de bien­veil­lance, ou de sen­si­bil­ité plus ou moins grande à l’injustice. Pour le dire autrement, face à la morale, chaque indi­vidu pos­sède un seuil de sen­si­bil­ité qui lui est pro­pre. À l’extrémité de ce spec­tre, des per­tur­ba­tions du cir­cuit de la prise de déci­sion sociale génèrent des com­porte­ments immoraux comme ceux des psychopathes.

Sapiens, une espèce en quête de justice

Tout mem­bre de société humaine, aus­si divers­es qu’elles peu­vent paraître, mon­tre une pro­fonde préoc­cu­pa­tion pour les ques­tions de moral­ité, de jus­tice et d’équité2. Les humains se dis­tinguent des autres espèces par leur propen­sion à pro­duire des organ­i­sa­tions cul­turelles afin que des normes sociales soient respec­tées, y com­pris des insti­tu­tions conçues pour éval­uer l’acceptabilité de com­porte­ments d’individus et attribuer des puni­tions appro­priées à ceux qui vio­lent des normes par­ti­c­ulières3. Indépen­dam­ment de la façon dont la moral­ité peut être con­cep­tu­al­isée, et s’inscrivant dans la con­ti­nu­ité des travaux de Dar­win4, des chercheurs affir­ment que le juge­ment moral est une car­ac­téris­tique humaine qui facilite la coopéra­tion au sein de grands groupes d’individus non appar­en­tés5. En somme, l’humain béné­fi­cie d’une rela­tion à l’autre par­ti­c­ulière puisque totale­ment dés­in­téressée, indépen­dante d’une rela­tion fil­iale comme celle qui pré­side par exem­ple aux soins portés par la chat­te à ses chatons.

L’émergence de cette fac­ulté men­tale aurait apporté à Sapi­ens un avan­tage adap­tatif que l’on mesure aujourd’hui à l’aune du car­ac­tère invasif de notre espèce. Comme naguère les mous­que­taires aimaient à le répéter6, notre espèce est la preuve vivante que s’associer en groupe améliore les chances de survie d’un indi­vidu. Ain­si les normes morales four­nissent des garanties con­tre les atteintes à la sécu­rité ou à la san­té, et le ren­force­ment des com­porte­ments moraux min­imise les com­porte­ments crim­inels et les con­flits soci­aux. De cette manière, la moral­ité fait de la société humaine une entre­prise viable.

Être plus moral, c’est vivre plus longtemps

L’exemple de notre longévité, qui dépend étroite­ment de la qual­ité des échanges soci­aux, le démon­tre. En cher­chant à définir la nature des caus­es prin­ci­pales du vieil­lisse­ment, des sci­en­tifiques ont analysé des échan­til­lons san­guins prélevés sur des per­son­nes plus ou moins socia­bles. Ils ont décou­vert chez les sujets extrême­ment soci­aux que la taille de leurs télomères pro­tecteurs était plus longue. Lorsqu’ils étudièrent la présence de cel­lules par­ti­c­ulières, dites sénes­centes7, les per­son­nes isolées sociale­ment étaient celles qui accu­mu­laient le plus grand nom­bre de ces cel­lules respon­s­ables d’évènements indésir­ables comme l’inflammation. En mon­trant com­bi­en la rela­tion avec autrui reste le fac­teur le plus impor­tant pour lut­ter effi­cace­ment con­tre l’obsolescence pro­gram­mée d’un indi­vidu, la biolo­gie du vieil­lisse­ment con­firme l’importance des rap­ports soci­aux pour la survie de l’espèce. Dit autrement, en ajus­tant la longévité d’un sujet à l’aune de ses rela­tions sociales vertueuses, nos juge­ments et com­porte­ments moraux sont les garants d’une cohé­sion sociale.

Un héritage évolutif

Sur un plan évo­lu­tif, la moral­ité appa­raît comme une forme extrême de coopéra­tion qui exige des indi­vidus la sup­pres­sion de leur pro­pre intérêt ou l’assimilation à celui des autres. L’étude des com­porte­ments du pri­mate, ou de l’enfant, mon­tre le car­ac­tère con­servé de ce trait. Elle indique que la coopéra­tion naît d’abord d’une moral­ité per­son­nelle cen­trée sur l’individu et ses proches. Ensuite, comme une sorte d’extension de cette moral­ité per­son­nelle, c’est une moral­ité uni­verselle qui émerge. C’est à par­tir de ce sec­ond stade que les indi­vidus suiv­ent et appliquent les normes sociales du groupe. La moral­ité est donc apparue au cours de l’évolution des espèces, en devenant plus com­plexe, à par­tir d’un ensem­ble de com­pé­tences et de moti­va­tions pour coopér­er avec ses fam­i­liers dans un pre­mier temps, puis avec tous.

Si les ani­maux ne raison­nent évidem­ment pas explicite­ment sur le bien et le mal, le vice et la ver­tu, ou le juste et l’injuste, cer­tains présen­tent des com­porte­ments qui sem­blent inté­gr­er des ébauch­es de ver­tus. De nom­breuses espèces coopèrent, aident leurs proches et pren­nent soin de leur progéni­ture, et cer­taines man­i­fes­tent déjà une aver­sion pour les iné­gal­ités. De même, alors que la social­i­sa­tion influ­ence le développe­ment moral et explique pourquoi les règles morales peu­vent évoluer avec l’espace et le temps, les nour­ris­sons humains entrent dans le monde déjà équipés de cog­ni­tion et de moti­va­tion qui les incli­nent à être moraux et proso­ci­aux8. Ces prédis­po­si­tions pré­co­ces au com­porte­ment proso­cial et à l’évaluation socio-morale reflè­tent des capac­ités précâblées qui étaient adap­ta­tives pour nos ancêtres. Ce pen­chant pour la coopéra­tion avec des indi­vidus non appar­en­tés expli­querait com­ment notre espèce est dev­enue comme maître et pos­sesseur de la nature9.

En résumé, le sens moral observé chez les humains sem­ble être une con­séquence de plusieurs capac­ités cog­ni­tives, exéc­u­tives et moti­va­tion­nelles qui sont les attrib­uts que la sélec­tion naturelle a directe­ment favorisés10. Des décen­nies de recherche dans de mul­ti­ples dis­ci­plines, notam­ment l’économie com­porte­men­tale, la psy­cholo­gie du développe­ment et les neu­ro­sciences sociales, indiquent que le raison­nement moral découle d’une prise de déci­sion sociale com­plexe et implique des proces­sus à la fois incon­scients et délibérés qui reposent sur plusieurs dimen­sions par­tielle­ment dis­tinctes, notam­ment la com­préhen­sion de l’intention, l’aversion pour le mal, le codage des récom­pens­es et des valeurs, le fonc­tion­nement exé­cu­tif et l’apprentissage des règles11. En somme, les déci­sions morales humaines sont régies à la fois par des attentes sta­tis­tiques (basées sur des fréquences observées), des inférences bayési­ennes sur ce que les autres fer­ont, et par des croy­ances nor­ma­tives sur ce que les autres devraient faire.

1Le grand para­doxe pour Sapi­ens est de pos­séder un cerveau dont la fonc­tion essen­tielle est de garan­tir son indi­vid­u­a­tion tout en favorisant les inter­ac­tions sociales pour for­mer un col­lec­tif homogène.
2Dece­ty J et Yoder KJ (2017). The emerg­ing social neu­ro­science of jus­tice moti­va­tion. Trends in Cog­ni­tive Sci­ences, 21(1), 6–14.
3Buck­holtz JW et Marois R (2012). The roots of mod­ern jus­tice: cog­ni­tive and neur­al foun­da­tions of social norms and their enforce­ment. Nature Neu­ro­science, 15(5), 655–661.
4Dar­win C (1871). The Descent of Man and Selec­tion in Rela­tion to Sex (Vol. 1). Lon­don, UK.
5Tomasel­lo M et Vaish A (2013). Ori­gins of Human Coop­er­a­tion and Moral­i­ty. Annu­al Review of Psy­chol­o­gy, 64, 231–255.
6Un pour tous, tous pour un, d’o­rig­ine latine et actuelle devise de la Suisse, cette expres­sion a été pop­u­lar­isée par les Trois Mous­que­taires, d’Alexan­dre Dumas.
7La sénes­cence est le proces­sus de vieil­lisse­ment biologique qui se traduit par un arrêt irréversible du cycle cel­lu­laire aboutis­sant à la mort de la cel­lule. Au bout d’un cer­tain nom­bre de divi­sions, les cel­lules finis­sent par ne plus se repro­duire et meurent.
8Ham­lin JK (2015). The infan­tile ori­gins of our moral brains In Dece­ty J & Wheat­ley T (Eds.), The Moral Brain: A Mul­ti­dis­ci­pli­nary Per­spec­tive (pp. 105–122). Cam­bridge, MA: MIT Press.
9Cf. Leçon inau­gu­rale Homo sapi­ens, une espèce inva­sive Jean-Jacques Hublin du 13 jan­vi­er 2022.
10Yoder KJ et Dece­ty J (2018). The Neu­ro­science of moral­i­ty and social deci­sion-mak­ing, Psy­chol Crime Law. 24(3), 279–295.
11Dece­ty J et Cow­ell JM (2017). Inter­per­son­al harm aver­sion as a nec­es­sary foun­da­tion for moral­i­ty: A devel­op­men­tal neu­ro­science per­spec­tive. Devel­op­ment and Psy­chopathol­o­gy, 1–12; Krueger F et Hoff­man M (2016). The emerg­ing neu­ro­science of third-par­ty pun­ish­ment. Trends in Neu­ro­sciences, 39(8), 499–501.

Auteurs

Pierre-Marie Lledo

Pierre-Marie Lledo

directeur de recherche au CNRS, chef d’unité à l’Institut Pasteur et membre de l’Académie européenne des sciences

Pierre-Marie Lledo concentre ses recherches sur l'adaptation et la régénération des neurones dans le cerveau ainsi que leurs interactions avec le système immunitaire. Il est directeur de recherche et directeur du laboratoire « Gènes et cognition » au CNRS et également directeur d'unité « Perception et mémoire » et directeur d'enseignement « Plasticité et développement du système nerveux » à l'Institut Pasteur.

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