La planification stratégique consiste à déterminer l’ensemble des décisions permettant d’accéder aux activités considérées comme les plus intéressantes. Dans l’immédiat après-guerre, la planification reposait sur des méthodes de prévision de l’activité permettant d’évaluer l’avenir à partir de simples extrapolations raisonnées des tendances passées1. Essentiellement projective, la planification partait de l’inventaire des ressources et des moyens initiaux pour aboutir, a posteriori, à la détermination d’objectifs à court et moyen terme. Dans les années 50–60, l’émergence de la prospective va permettre de renouveler les approches de planification, notamment pour concevoir des objectifs à long terme alors même que le futur reste indécis et incertain. À l’inverse de la planification traditionnelle, la planification prospective se projette sur les objectifs et les finalités à long terme, puis, elle s’interroge progressivement sur les buts, les stratégies et les ressources en fonction d’un horizon temporel de moins en moins lointain. La planification prospective se base sur un ensemble d’outils et de pratiques hétérogènes2, dont la plus connue est la méthode des scénarios.
La planification prospective par scénarios
La planification prospective par scénarios consiste à se projeter dans les transformations des enjeux, des règles du jeu, des stratégies, des capacités ainsi que dans les distorsions du comportement des acteurs, du contexte politique, économique et sociétal3. Cette méthode de planification maintient les parties prenantes dans une sorte d’inconfort permanant, car elle impose constamment de repenser les objectifs, les stratégies, les organisations, les ressources dans un environnement toujours en mouvement où l’avenir reste imprévisible4. L’objectif n’est pas de prédire l’avenir pour mieux l’anticiper. On cherche plutôt à imaginer un futur possible, ou pour reprendre la formule d’Herman Kahn à « penser l’impensable »5. Pour Herman Kahn6, les scénarios sont une « aide à l’imagination » et sont constitués d’une liste d’événements hypothétiques ayant pour objectif d’encourager la réflexion sur leurs causes et sur les conditions de leurs réalisations. Plus généralement, on peut définir les scénarios comme des représentations spécifiques du futur qui permettent de stimuler la réflexion sur les conséquences possibles de différents événements et de faciliter la conception de plans d’action. Cependant, cette image du futur peut être plus ou moins probable, plausible, possible ou encore désirable. Par exemple, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a défini un scénario comme une « description plausible et souvent simplifiée de la manière dont l’avenir pourrait évoluer, fondée sur un ensemble cohérent et interne d’hypothèses concernant les forces motrices et les relations clés »7. A l’inverse, les scénarios de l’ADEME8 d’une France neutre en carbone en 20509 sont des descriptions spéculatives de plusieurs possibilités d’avenir, qui peuvent être plus ou moins souhaitables en fonction des individus (figure 1).
Différentes catégories de scénarios
Les possibilités de représentation du futur étant très variées, la planification prospective peut s’appuyer sur un large ensemble de scénarios de différentes natures. En fonction de la complexité et de l’incertitude du sujet à explorer, de l’horizon temporel choisi et des ressources disponibles, la production de scénarios peut plus ou moins s’appuyer sur des informations factuelles, des signaux faibles, des tendances lourdes ou encore des fictions spéculatives. Ces choix impacteront directement la nature des futurs produits, qui pourront être plus ou moins probables, plausibles ou possibles (figure 2).
On distingue généralement trois grandes catégories de scénarios qui différent selon les objectifs de la planification11 :
- les scénarios prédictifs, qui utilisent les connaissances passées et présentes pour estimer des situations futures probabilisables
- les scénarios exploratoires, qui exploitent les réalités, les connaissances et les tendances lourdes du présent pour estimer la continuation plausible de ces tendances dans l’avenir.
- les scénarios normatifs, qui esquissent une vision particulière de l’avenir, généralement souhaitable, pour ensuite remonter le temps et identifier les voies à suivre pour atteindre cet avenir.
Cette classification n’est cependant pas universelle et il est possible de préciser et d’affiner certaines typologies12. Par exemple, on peut distinguer deux types de scénarios exploratoires : les scénarios tendanciels qui privilégient la poursuite des tendances lourdes et les scénarios d’encadrement qui visent à délimiter l’espace des futurs possible en variant radicalement les hypothèses sur les évolutions des tendances du présent. Enfin, les scénarios normatifs peuvent se situer plus ou moins à la frontière de l’espace des possibles.
La conception de scénarios
La littérature académique14 distingue généralement trois grandes classes de méthodes de scénarios en prospective : La méthode « intuitive Logics »15, initialement développée à la Rand Corporation dans les années 70, puis perfectionnée par le Hudson Institue, la Royal Dutch/Shell, le Stanford Research Insitute et le Global Business Network ; la méthode « Probalilistic Modified Trends »16 également développée à la Rand Corporation dans les années 70 ; et enfin, « la Prospective »17 développée par l’école française de la prospective. Bien que différentes sur le plan des objectifs et des techniques utilisées, ces trois méthodes partagent principalement quatre grandes étapes de conception de scénarios.
Si le présent peut être considéré comme étant le point de départ (scénarios exploratoires) ou le point d’arrivée (scénarios normatifs), la structuration de celui-ci constitue toujours la base de la méthode des scénarios. Dans un premier temps, il faut décrire la situation présente, c’est-à-dire construire la base18 en mettant en évidence les variables qui caractérisent le phénomène étudié dans son l’environnement, et en identifiant les acteurs impliqués, leurs relations et leurs motivations. Cette description peut s’appuyer sur un large ensemble d’outils et de techniques. Par exemple, les outils classiques de l’analyse stratégique (PESTEL, SWOT, 5 forces de Porter, etc.), la méthode DELPHI, ou encore l’analyse structurelle qui permet d’organiser une réflexion collective pour décrire un système à l’aide d’une matrice de relations.
La deuxième étape consiste en l’élaboration des scénarios. A partir de l’image du présent constitué, de l’identification de tendances, de « signaux faibles »19, de « faits porteurs d’avenir » et des stratégies des acteurs, l’objectif est de concevoir des jeux d’hypothèses afin de construire des images du futur, c’est-à-dire des scénarios. En fonction des variables retenus et du jeu d’hypothèses il est possible d’obtenir un large ensemble de scénarios. Il s’agira ensuite de faire une sélection pour proposer un nombre de scénarios raisonnable, généralement un scénario de référence et quelques scénarios présentant des images contrastées du futur. Compte tenu des objectifs, ces images peuvent être plus ou moins plausibles ou possibles, exploratoires ou normatives. Cette étape peut elle aussi s’appuyer sur un large ensemble d’outils et techniques, par exemple, l’analyse morphologique20 (pour « la prospective »), la technique de la matrice 2x221 (pour l’« Intuitive Logics »), la cross-impact analysis22 ou encore la trend-impact analysis23 (pour la « Probalilistic Modified Trends »).
La troisième étape vise à vérifier la qualité des scénarios produits. La qualité d’un scénario se mesure par son niveau de cohérence24. Il s’agit donc d’évaluer le déroulement des éléments qui lie la situation présente aux images du futur, et inversement. Ce déroulement doit contenir un certain degré de correspondance logique et empirique. De plus, l’ensemble des éléments et des hypothèses d’un scénario doivent demeurer compatibles ensemble. Cependant, une telle quête de justification peut avoir tendance à privilégier les enjeux de plausibilité et de perception de la complexité au détriment de l’originalité et la variété des voies envisagées25.
Enfin la dernière étape a pour objectif d’étudier les conséquences de ces scénarios pour la problématique étudiée. Son importance est capitale car elle consiste à déterminer les stratégies de développement, à expliciter le pan d’action, à définir et à justifier les décisions à prendre. Pour que cette étape puisse être efficace, il faut cependant que la méthode des scénarios ne se circonscrive pas à une activité épisodique26. Au contraire, celle-ci doit être intégrée dans les processus et les routines organisationnels tels que l’élaboration de stratégies, la gestion des risques, l’innovation et les affaires publiques27.