« La littérature a conservé son pouvoir face aux écrans »
Que peut-on dire du rôle de la littérature pendant le confinement ?
Avant d’en venir à la littérature, parlons de la lecture, qui ne s’est pas trop mal portée pendant la pandémie. La baisse des chiffres d’affaires a été modérée, alors que les librairies ont été fermées durant de longs mois et que l’on redoutait un désastre pour l’édition.
Cette résilience de l’économie du livre a‑t-elle profité à la littérature ? La réponse ne va pas de soi. Nous avons observé une concentration très forte des meilleures ventes en 2020 : ce sont donc les best-sellers qui ont bénéficié du sursaut. Cela peut s’expliquer par l’impossibilité de feuilleter l’étalage des librairies, et donc de découvrir la diversité des titres. Or la littérature, c’est plutôt le livre rare, le livre difficile. Il faut cependant nuancer ce constat, car les ventes du prix Goncourt 2020, L’Anomalie, sont très bonnes, alors que son auteur s’inscrit dans la lignée de l’Oulipo – de Queneau, Calvino ou Perec, qui n’appartiennent pas à la littérature populaire la plus accessible. Ainsi, la littérature semble avoir profité du confinement.
Cela paraît d’autant plus vrai que les classiques se sont également bien vendus. Il y a eu un mouvement de retour vers le fonds littéraire : Le Hussard sur le toit, La Peste… On est allé vers des livres qui pouvaient nous parler de la situation que nous étions en train de vivre. Donc, globalement, le livre n’a pas trop pâti de la situation, au contraire. Certains éditeurs ont enregistré en 2020 des bénéfices exceptionnels, ce qui a été pour eux une surprise : le confinement n’a pas autant profité aux séries et à Netflix qu’ils ne le craignaient. Nous sommes saturés de numérique, et les chiffres de vente des livres témoignent d’une belle résistance face à l’écran (les livres dématérialisés restant marginaux en France). Cela n’est donc pas une mauvaise année pour la littérature.
Quelle est l’utilité de la littérature ? Quels sont ses atouts pour lutter contre les écrans ?
La littérature sert à élargir le champ de son expérience, à s’ouvrir à ce que l’on ne peut pas connaître par soi-même dans le monde qui nous entoure. Elle sert à nous libérer de nos préjugés. C’est d’ailleurs la fonction reconnue à la littérature depuis toujours : Aristote parlait déjà dans la Poétique de la catharsis – notion compliquée, dont on ne sait toujours pas très bien ce qu’elle implique, mais qui consiste à vivre par procuration d’autres vies que les nôtres.
La littérature instruit en multipliant les sensations et les expériences. On découvre grâce à elle autre chose. C’est bien connu : les humains s’instruisent beaucoup mieux par l’exemple que par la règle, que l’on connaît mais que l’on n’applique pas. Le Christ parle par paraboles, parce que l’allégorie ou la fable sont plus instructives que les commandements.
Il y a bien entendu d’autres façons de s’instruire, notamment grâce à l’écran. Mais l’écrit détient certains privilèges, qui sont liés à la liberté que donne la langue par rapport à l’image. Devant l’adaptation à l’écran d’un roman que l’on aime, on éprouve le plus souvent un sentiment de déception, parce que ce n’était pas ainsi que l’on se figurait les personnages et leur monde. La liberté d’imagination que donne la lecture est sans équivalent : c’est le grand privilège de l’écrit, qui demeure par rapport à d’autres modes du récit.
Ce privilège est également lié au temps : on est moins dépendant de sa linéarité quand on lit que quand on regarde un film. Le bouton « Pause » sur les magnétoscopes a été l’une des grandes inventions du XXe siècle, mais il n’a rien de commun avec la liberté de lire un livre à son rythme, de pouvoir ralentir, accélérer, suspendre… Donc les atouts de la littérature subsistent toujours.
Les jeunes adultes cessent de lire à l’âge de la transition entre les livres pour enfants et la littérature « générale ».
Les plus jeunes ont cependant un peu moins lu en 2020. Comment les aider à saisir l’importance des livres ?
La difficulté du livre se situe à l’adolescence plutôt qu’à l’enfance. C’est à ce moment-là que beaucoup renoncent à la lecture. Les jeunes adultes cessent de lire à l’âge de la transition entre les livres pour enfants et la littérature « générale ». C’est d’ailleurs plus vrai pour les garçons que pour les filles.
Que peut-on leur dire ? Il faut sans doute leur expliquer que la littérature les aidera dans leur carrière professionnelle. J’ai souvent soutenu cet argument que la culture littéraire est un atout dans toutes sortes d’activités. Proust le signale dans la Recherche : un meilleur avocat (ou ingénieur, ou médecin) est un avocat (ou ingénieur, ou médecin) qui a une culture littéraire.
La culture littéraire est toujours un atout pour réussir – quelle que soit l’activité exercée –, parce qu’elle donne une expérience de l’autre, et que, dans tous les secteurs professionnels, la communication, le dialogue, l’interaction avec les autres sont un enjeu.
Diverses formations ont introduit de la littérature pour humaniser leurs cursus, qui étaient devenus excessivement techniques. C’est par exemple le cas de la médecine : dans de nombreuses facultés, un enseignement littéraire a été introduit pour humaniser les rapports entre les médecins, l’ensemble des personnels soignants, et les malades. L’idée est tout simplement qu’une médecine strictement technicienne a plus de mal à guérir ; il faut que la maladie fasse partie d’un récit, raconté entre le médecin et le malade. Une médecine qui a une dimension narrative est en cela une meilleure médecine.
Les meilleurs mathématiciens, les meilleurs physiciens sont aussi des poètes.
Il m’est ainsi arrivé de parler de littérature dans des facultés de médecine. Il y a tout un corpus de textes au sujet de la maladie, de la mort, de la guérison. On lira La Montagne magique de Thomas Mann ou Le Pavillon des cancéreux de Soljenitsyne. Et il importe que les médecins aient une certaine familiarité avec les manières de mettre la maladie en récit. Ce raisonnement vaut pour toutes les disciplines, y compris l’ingénierie.
La littérature permet-elle de mieux appréhender les sciences ?
Comment en douter ? Les meilleurs mathématiciens, les meilleurs physiciens sont aussi des poètes. Ils donnent à leurs inventions les noms les plus métaphoriques, parce qu’ils pensent en poètes. Pensez à la théorie des catastrophes, au chat de Schrödinger, ou à la théorie des cordes. J’évoquais auparavant la contribution du roman à l’intelligence du monde, à la compréhension des autres. Mais c’est l’imagination à laquelle la poésie les a initiés, qui rend les scientifiques meilleurs.