La défiance de la science n’est qu’une traduction du malaise démocratique
- 82 % des Français font confiance à la science, selon le Baromètre de la confiance politique publié en janvier 2022.
- Ce chiffre chute cependant à 68 % lorsqu’il s’agit des experts scientifiques conseillant le gouvernement, et à 42 % pour le gouvernement seul.
- Selon les conclusions de cette étude publiée par Sciences Po, la défiance à l’égard de la science serait ainsi principalement due à la méfiance des citoyens envers les institutions politiques.
- Cette défiance serait d’ailleurs particulièrement prégnante chez les électeurs des partis populistes. 66 % des électeurs du Rassemblement National interrogés estiment ainsi que « le bon sens est souvent plus utile que les connaissances scientifiques ».
La science reste crédible…
Le Cevipof organise le Baromètre de la confiance politique depuis 2009. Cette opération de recherche interroge la confiance en tant que question socio-politique. Nous nous intéressons à la confiance accordée aux institutions politiques, mais aussi aux institutions sociales telles que la science, en particulier durant cette période d’épidémie. Les relations entre science et politique, au sens large, nous aident à interroger l’opinion sous les prismes des structures sociales, des représentations ou encore de l’anthropologie politique.
La science est une institution sociale au même titre que la famille, l’école, la justice ou l’armée. Mais elle possède également une dimension liée à la structure historique de la France et à sa nature républicaine. L’idée de la République repose sur une philosophie positiviste, c’est-à-dire un univers d’actions publiques et de débats politiques imprégnés de science. Il s’agit de mener un débat en raison, sur la base d’expérimentations ou, a minima, d’un raisonnement scientifique. Cette approche distingue la République d’autres régimes démocratiques, comme par exemple la démocratie américaine, qui s’articule autour de valeurs plus communautaires. La République française prétend à l’universel, et elle fait pour cela appel à la rationalité scientifique. La question de la science n’est donc pas subsidiaire.
La crise sanitaire l’a très bien illustré, la parole scientifique est portée par différents locuteurs : des scientifiques, des experts qui transmettent le savoir scientifique dans un contexte réglementaire et politique, des vulgarisateurs et des diffuseurs (réseaux sociaux, médias). Elle implique également différentes sources d’informations, dont les indicateurs statistiques fournis par le gouvernement, les publications scientifiques et d’autres contenus à teneur scientifique.
Les dernières vagues1 du Baromètre montrent que la science pure reste une institution très crédible, avec une confiance globale mesurée à 82 %, juste derrière les hôpitaux (83 %) et devant l’armée (76 %) ou la police (72 %).
… sauf quand elle est associée au pouvoir
Mais en entrant dans les détails, il apparaît que plus une institution scientifique se rapproche de la sphère gouvernementale et plus la confiance diminue. Pour les sources d’information sur la situation sanitaire, la confiance placée dans les médecins est de 91 %. Elle passe à 68 % lorsqu’il s’agit des experts scientifiques qui conseillent le gouvernement, puis chute à 42 % pour le gouvernement seul2 . Nous observons une contamination de la défiance à l’égard du gouvernement sur les activités scientifiques. La défiance envers la parole officielle touche aussi les experts et les statistiques officielles. Un malaise démocratique conduit à un scepticisme à l’égard de tout ce qui peut être dit concernant l’épidémie, qu’il s’agisse de son évolution, des mesures prophylactiques ou de la politique vaccinale.
En France, le malaise démocratique s’inscrit dans la montée en force du populisme, c’est-à-dire l’opposition du peuple et des élites, ensemble qui inclut les scientifiques. Il existe une méfiance à l’égard de la parole d’autorité. Mais le populisme n’est pas homogène, le populisme de droite n’est pas identique à celui de gauche. Si la défiance à l’égard de la science augmente à mesure qu’augmente le populisme (seuls 36 % des populistes soutiennent fortement la science en 2020), ses fondements varient aussi selon le bord politique.
Le populisme de gauche est plutôt observé chez des personnes proches de la France Insoumise, par exemple. Elles se revendiquent de l’antisystème, expriment des avis anti-gouvernementaux, mais valorisent la science et sont favorables à l’école et aux scientifiques. Leur défiance dans la science se justifie à cause de son imbrication avec des intérêts privés ou sa transformation en technologies douteuses ou suspectes. De leur point de vue, la science est polluée par des intérêts privés et de la corruption.
Le populisme de droite concerne davantage des électeurs du Rassemblement National. Il est également associé à un rejet des élites et de tout ce qui est gouvernemental, comme les institutions. Mais la défiance dans la science repose davantage sur l’affect, le bon sens ou la tradition. 66 % des enquêtés estiment ainsi que « le bon sens est souvent plus utile que les connaissances scientifiques ». L’abstraction, le raisonnement scientifique et l’argumentaire rationnel sont objets de méfiance. On observe par exemple le rejet du raisonnement statistique en faveur d’une appréhension du réel dans sa dimension immédiate ou du registre de la chance. La science est considérée comme une institution fabriquée par des sachants qui engendre une fracture sociale artificielle, des artéfacts.
La défiance dans le cadre de la pandémie
Ce constat n’a pas été modifié par la crise sanitaire. La comparaison des études de 2018 et de 2020 montre seulement une transposition du malaise démocratique vers le terrain sanitaire. La crise ne fait que confirmer, voire amplifier, la fracture entre ceux qui adhèrent à la rationalité scientifique et ceux qui la rejettent. Et ce phénomène semble nourrir le complotisme.
D’ailleurs, dans la dernière vague des Baromètres, nous montrons que même la régression de l’hésitation vaccinale ne traduit aucun changement sur la confiance portée aux institutions. L’acceptation plus large du vaccin – qui concerne désormais 65 % des répondant – n’est motivée que par le retour à la vie normale (45 % des premières réponses des personnes favorables à la vaccination). Les catégories populaires estiment « se protéger », tandis que les catégories aisées « protègent les autres ».
Néanmoins, le gouvernement n’arrive pas à capitaliser sur le succès, même relatif, de sa stratégie vaccinale. La défiance est profonde à l’égard des décisions politiques, quelles que soient les réussites. Nous observons une vrille de la défiance qui met en doute tous les mécanismes d’évaluation des politiques publiques.
Et cette situation est propre à la France. Si des populismes existent aussi en Allemagne ou au Royaume-Uni – pays dans lesquels nous avons mené une enquête comparative – leurs demandes d’action plus directe du peuple visent à améliorer la démocratie représentative. En France, elles constituent un rejet du système existant. Cette situation explique ainsi la part importante de l’abstention, et la suspicion plus grande à l’égard de l’expertise en France.