Comment cultiver son esprit critique
- L’esprit critique semble être perçu comme une arme contre les théories du complot, les fausses informations et la radicalisation.
- Mais l’esprit critique reste difficile à définir, laissant en suspens la question : comment peut-on l’enseigner ?
- Il semblerait que plutôt « apprendre » l’esprit critique, il serait plus question de le « cultiver » en soignant les attributs chez les personnes. Par exemple, favoriser l’intérêt, la motivation, le désir des élèves à devenir de bon penseur critique, visant l’autonomie intellectuelle.
- À l’aide de ces éléments, on comprend plus largement l’intérêt d’une éducation à l’esprit critique notamment concernant les dispositions pour éviter les écueils tels que le raisonnement motivé ou l’absence de prise en compte du contexte d’un argument.
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Depuis une dizaine d’années, l’esprit critique est un sujet qui attire l’attention du corps politique si bien que le nombre de formations au sein de l’éducation nationale à destination des enseignants a drastiquement augmenté. Une hypothèse plausible soutenue par Denis Caroti, docteur en philosophie et enseignant-formateur, pour expliquer cet état de fait est la survenue de tragédies comme l’attentat du 13 novembre 2015 au Bataclan. L’esprit critique semble être perçu comme une arme, un outil destiné à lutter contre quelque chose, notamment les théories du complot, les fausses informations ou encore la radicalisation.
Émancipation des citoyens
Pourtant, comme le précise Gwen Pallares, maîtresse de conférences en didactique des sciences : « Percevoir l’esprit critique comme un instrument de lutte contre quelque chose limite considérablement sa portée. L’éducation à l’esprit critique consiste avant tout à former des citoyens émancipés. » Il semble donc y avoir une incompréhension dans la façon dont nous nous représentons l’esprit critique. L’esprit critique, ce n’est pas une simple capacité qui s’apprend. Du moins, pas comme on apprend à poser une division. La question qui se pose alors est la suivante : qu’est-ce donc que l’esprit critique et, au-delà de l’apprentissage de compétences, comment peut-on le cultiver ?
Du fait de cette simple interrogation, la tâche devient bien plus difficile. Mais il faut bien la surmonter. En effet, comment enseigner quelque chose, si on ne sait même pas ce que c’est ? Dans la littérature à propos du concept d’esprit critique, il existe trois grands courants : philosophique, psychologique et éducatif. Tous trois ont leurs spécificités. Les philosophes s’intéressent généralement à savoir à quoi ressemblerait un penseur critique idéal. Les psychologues, quant à eux, se tournent vers les processus cognitifs que nous mettons en place pour amorcer une pensée dite critique. Du côté de l’éducation, on se concentre sur des éléments plus pragmatiques tels que des compétences complexes à acquérir comme savoir argumenter et analyser.
Néanmoins, ces trois courants ont un objectif commun : « les réflexions sur l’esprit critique en philosophie et en psychologie sont généralement tournées vers des objectifs pédagogiques. Il n’y a pas d’un côté les philosophes et les psychologues et de l’autre les pédagogues. Ils œuvrent tous pour un objectif commun à savoir enseigner l’esprit critique », précise Céline Schöpfer, doctorante en philosophie sur le thème de l’esprit critique et de sa définition à l’université de Genève.
Une définition complexe
Lorsqu’on veut définir la pensée critique, on se tourne généralement vers le consensus publié en 1989 par Peter Facione et plus de 40 experts sur le sujet1. Le problème étant que la définition en devient extrêmement longue et perd de son ancrage opérationnel : « cette définition est complète et intéressante d’un point de vue philosophique, développe Céline Schöpfer, mais en pratique on peut se demander comment les enseignants peuvent l’utiliser. De plus, si tout le monde est d’accord sur l’existence de compétences, de dispositions et de connaissances nécessaires à l’exercice de l’esprit critique, il n’y a pas de listes précises bien définies. »
Dans les discours politiques sur le sujet de l’esprit critique, on se concentre généralement sur les compétences et les connaissances. Les dispositions sont peu évoquées, probablement car elles sont difficiles à évaluer. Pourtant, elles sont l’enjeu majeur de l’éducation à l’esprit critique : « nous avons souvent une vision idéaliste du penseur critique qui serait isolé et critique sur le monde qui l’entoure en tout temps et en tout lieu. Ce n’est pas du tout conforme à la réalité. Certains auteurs argumentent pour faire ressortir l’aspect relationnel de l’esprit critique, trop peu évoqué. Faire preuve d’esprit critique est une activité épistémique qui nécessite des interactions avec autrui et qui ne s’enclenche pas automatiquement par le simple fait que nous possédions certaines compétences critiques » argumente Céline Schöpfer.
Imaginez-vous en présence d’une boîte à outils alors que vous n’êtes absolument pas bricoleur. S’il survient un problème, il faudra déjà l’identifier, ce qui n’est pas une mince affaire. Ensuite, il faudra utiliser les outils au bon moment et dans le bon contexte en exerçant le bon geste technique. Dans cette métaphore, les outils sont les compétences critiques. De la même façon que les outils ne vous serviront à rien si vous ne témoignez pas d’intérêt pour le bricolage, les compétences critiques sont absolument inutiles si vous n’êtes pas disposés à les utiliser correctement.
Au sein de ces dispositions, on retrouve les vertus épistémiques qui sont l’apanage d’un champ de recherche : l’épistémologie des vertus. Ce champ part du principe qu’il existe des vertus et des vices épistémiques. Autrement dit, certains traits de caractère sont compris comme étant des qualités (ex. : le courage de se remettre en question) en lien avec la formation de connaissance tandis que d’autres sont compris comme des défauts (ex. : la paresse intellectuelle). L’avantage de cette discipline réside dans le fait que son objet d’étude concerne les personnes, leurs développements, leurs accomplissements. Il est donc similaire au courant éducatif et à l’enseignement de l’esprit critique.
La pédagogie de l’esprit critique
Pour transmettre compétences, dispositions et vertus épistémiques, un élément clé du succès des enseignants est l’approche explicite : « étudier l’histoire des sciences ou faire réaliser des expériences aux élèves ne suffit pas. Il faut absolument être explicite sur des points comme la différence entre les mesures obtenues par chaque groupe lors d’une expérience, donner l’occasion aux élèves de problématiser et de discuter pour qu’ils développent une vision plus critique du fonctionnement des sciences et prennent conscience de certains aspects essentiels (par exemple la distinction entre un modèle théorique et les données empiriques sur lesquelles il s’appuie) », affirme Manuel Bächtold,maître de conférences en sciences de l’éducation, spécialiste des questions relatives à la didactique de la physique à l’université de Montpellier.
Du côté des vertus, l’enseignant doit tout d’abord être un modèle pour les élèves et se servir d’outils pratiques comme des œuvres fictionnelles pour favoriser l’approche explicite : « il ne faut pas hésiter à multiplier les références fictionnelles (romans, séries, films, etc.) pour que les élèves puissent s’identifier à des personnages cultes et que les enseignants puissent discuter de la façon dont les personnages réagissent, toujours dans cet objectif de verbalisation et d’explicitation », souligne Denis Caroti.
Tout cela s’intègre au sein de stratégies qui visent un but commun : favoriser l’intérêt, la motivation, le désir des élèves à devenir de bon penseur critique, c’est-à-dire des penseurs critiques visant l’autonomie intellectuelle. Ces différentes approches et stratégies permettent, selon plusieurs études empiriques, de favoriser le développement des croyances épistémiques vers un stade évaluatiste. La finalité étant l’acquisition de meilleures compétences, de dispositions primordiales et la mise en place d’une argumentation de grande qualité. Malheureusement, la question reste de savoir comment concilier ces éducations aux sciences et à l’esprit critique avec le respect des programmes scolaires. Pour Manuel Bächtold, « il existe une tension entre couvrir de manière large un éventail important de contenus de savoir et outiller les élèves en matière de compétences argumentatives, méthodologiques, dispositionnelles et critiques par la pratique régulière du débat. Si l’éventail des connaissances à couvrir est trop important, rares seront les enseignants qui vont s’octroyer le luxe d’organiser des débats en classe. »
À l’aide de tous ces éléments, on comprend plus largement l’intérêt d’une éducation à l’esprit critique notamment concernant les dispositions pour éviter les écueils tels que le raisonnement motivé ou encore l’absence de prise en compte du contexte et du domaine de validité d’un argument ou d’une connaissance. Il ne faudrait pas, comme le soulève Céline Schöpfer, que l’enseignement à l’esprit critique devienne son propre ennemi.