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L’opinion à l'épreuve des réseaux sociaux

Gilets jaunes, #MeToo : l’impact des réseaux sociaux sur les manifestations

Germain Gauthier, professeur assistant à l'Université Bocconi
Le 1 juin 2022 |
5 min. de lecture
Germain Gauthier
Germain Gauthier
professeur assistant à l'Université Bocconi
En bref
  • Avec les réseaux sociaux, il est plus simple qu’avant de capter les signaux contestataires ainsi que de s’organiser, facilitant la manifestation.
  • Les Gilets Jaunes sont un parfait exemple de mobilisation en ligne et hors ligne avec près de 4 millions de membres dans des groupes Facebook et plus de 300 000 personnes présentes lors de la première journée de mobilisation dans les rues.
  • À la suite du mouvement MeToo, il y a eu une hausse significative des plaintes pour crimes sexuels aux États-Unis (environ +20 % entre 2017 et 2018 pour la ville de New York, par exemple).
  • Même si MeToo n’a pas déclenché de manifestions dans la rue, les chutes en bourse et le dépôt de bilan de l’entreprise de Harvey Weinstein sont des exemples de son effet sur le « monde réel ».

Avec l’avènement de l’ère numérique, les mou­ve­ments de con­tes­ta­tion se sont exprimés et organ­isés dif­férem­ment. Par le passé, ils étaient, par exem­ple, con­duits par des syn­di­cats ou des par­tis poli­tiques qui peinaient à établir des man­i­fes­ta­tions avec une forte mobil­i­sa­tion, dû à un manque de coor­di­na­tion. Et si mobil­i­sa­tion il y avait, celle-ci devait se faire via les inter­mé­di­aires à cause de ce prob­lème de coordination.

Aujourd’hui, avec les réseaux soci­aux, les choses se passent autrement : il est bien plus sim­ple de capter les sig­naux con­tes­tataires ain­si que de s’organiser, facil­i­tant la man­i­fes­ta­tion de mou­ve­ments autour de ces agré­gats de colère. Ger­main Gau­thi­er, doc­tor­ant en économie, tra­vaille sur l’impact des réseaux soci­aux sur la for­ma­tion de ce type de mou­ve­ment. Il analyse deux mou­ve­ments con­tes­tataires récents : le mou­ve­ment Me Too et celui des « Gilets jaunes ».

Les Gilets jaunes et Facebook

Les Gilets jaunes — mou­ve­ment spo­radique né de la con­tes­ta­tion autour de la hausse du prix du car­bu­rant en France, qui a débuté en 2018 — sont un des exem­ples types des nou­velles man­i­fes­ta­tions et de l’organisation numérique qui en découle. Pas de chef de file, pas de par­tis poli­tiques, sim­ple­ment une pop­u­la­tion à bout de force dans une con­jonc­ture économique plus que com­plexe et qui se mobilise en masse via les réseaux soci­aux12. Ce mou­ve­ment donne lieu à des reven­di­ca­tions qui dépassent le prix de l’essence et s’élargissent jusqu’au rétab­lisse­ment de l’ISF tout en restant con­fus­es du fait du manque de struc­tura­tion du mouvement.

En effet, la créa­tion de nom­breux groupes sur Face­book, encore act­ifs aujourd’hui, est un des élé­ments d’organisation du mou­ve­ment. Pour mieux com­pren­dre le mou­ve­ment, Ger­main Gau­thi­er et ses co-auteurs ont car­tographié les mobil­i­sa­tions en ligne et hors ligne des Gilets jaunes. Pour la mobil­i­sa­tion en ligne, ils réper­to­ri­ent plus de 3 000 groupes géolo­cal­isés sur Face­book avec près de 4 mil­lions de mem­bres au total — ain­si que des mil­lions de mes­sages postés sur des cen­taines de pages en rap­port avec les Gilets jaunes. Pour la mobil­i­sa­tion hors ligne, les chercheurs dis­posent d’une carte des inten­tions de man­i­fester à la veille du pre­mier rassem­ble­ment, le 17 novem­bre 2018, qui réu­nisse près de 300 000 manifestants.

La cor­réla­tion entre l’affluence dans les groupes Face­book et la mobil­i­sa­tion générale du mou­ve­ment des gilets jaunes est bien réelle. Par ailleurs, con­traire­ment aux mou­ve­ments qui ne pou­vaient pas prof­iter de l’impulsion des réseaux soci­aux, la mobil­i­sa­tion hors ligne per­dure même après la mobil­i­sa­tion mas­sive dans les rues (voir graphique ci-dessous).

Évo­lu­tion des mobil­i­sa­tions des Gilets jaunes en ligne et hors ligne3.

Ce graphique mon­tre la rela­tion entre mobil­i­sa­tion hors ligne et en ligne, mais égale­ment la fac­ulté du mou­ve­ment de per­dur­er sur un temps long. On note que la courbe des com­men­taires sur les pages Face­book ne dimin­ue que très peu con­traire­ment à la mobilisation.

Ger­main Gau­thi­er explique : « La cor­réla­tion spa­tiale entre les groupes Face­book et les blocages physiques organ­isés est large­ment pos­i­tive, et explique davan­tage la mobil­i­sa­tion hors ligne que les don­nées admin­is­tra­tives socio-démo­graphiques des ter­ri­toires. À la veille du 17 novem­bre, on recense près de 918 groupes Face­book de plus de 100 mem­bres — soit déjà plus d’un mil­lion de man­i­fes­tants poten­tiels. Si cette pre­mière mobil­i­sa­tion en ligne est impres­sion­nante, la deux­ième l’est d’autant plus. Au lende­main du 17 novem­bre, on observe une nou­velle vague de créa­tions de groupes Face­book qui vient nour­rir le mou­ve­ment et faire per­dur­er la con­tes­ta­tion sur les réseaux soci­aux4. »

Cette étude mon­tre donc que le mou­ve­ment des Gilets jaunes tend à se mul­ti­pli­er dans une ère numérique nova­trice, défi­ant les codes et mobil­isant de nom­breux acteurs. La ques­tion qui reste en sus­pens est bel et bien celle de la pré­dic­tion. Pour­ra-t-on, dans un futur proche, prévoir les mou­ve­ments de con­tes­ta­tion par la sim­ple analyse du “big data” ?

Ger­main Gau­thi­er ne le pense pas, mais il prévient : « Notre capac­ité à prédire l’apparition de mou­ve­ments soci­aux est encore faible. Cepen­dant, de nom­breux régimes dic­ta­to­ri­aux à tra­vers le monde ont bien com­pris l’importance des réseaux soci­aux (et plus générale­ment des traces dig­i­tales) pour sur­veiller les pop­u­la­tions. De ce point de vue-là, le risque est bien réel. »

Me Too, une contestation nouvelle génération

Dans un autre reg­istre, Ger­main Gau­thi­er a égale­ment étudié le phénomène Me Too, un mou­ve­ment social encour­ageant les femmes à pren­dre la parole et à s’exprimer, depuis les réseaux soci­aux, sur les vio­lences sex­uelles. C’est un mou­ve­ment qui a pris de l’ampleur au moment de l’affaire Wein­stein en 2017.

Ce mou­ve­ment ne crée pas de grandes man­i­fes­ta­tions dans les rues, mais offre une mobil­i­sa­tion sans précé­dent sur les réseaux soci­aux tout en impac­tant la vie réelle avec une parole libérée et des codes qui seront bous­culés. Le mou­ve­ment Me Too est com­paré à Mai 68 par Ger­main Gau­thi­er qui explique : « ce mou­ve­ment est déjà en train de bous­culer les codes socié­taux oppres­sant les femmes et vise à pro­fondé­ment chang­er les normes socié­tales sur le long terme. » La pres­sion du mou­ve­ment s’applique alors à de nom­breuses insti­tu­tions ; la mobil­i­sa­tion sur les réseaux soci­aux est telle que, même sans grandes mobil­i­sa­tions dans le monde réel, le mou­ve­ment mon­di­al qu’est Me Too impose aux poli­tiques de regarder les réseaux soci­aux et de pren­dre con­science de l’impact réel de ceux-ci.

Cet impact est mesuré avec pré­ci­sion par Ger­main Gau­thi­er en util­isant de nom­breuses vari­ables pour met­tre en lumière la poten­tielle cor­réla­tion entre le mou­ve­ment Me Too sur les réseaux soci­aux et les plaintes déposées pour crimes sex­uels. En com­para­nt les plaintes pour crimes sex­uels avant et après l’apparition du hash­tag “#Metoo”, devenu viral sur Twit­ter en Octo­bre 2017, il observe une hausse sig­ni­fica­tive des plaintes pour crimes sex­uels aux États-Unis (env­i­ron +20% entre 2017 et 2018 pour la ville de New York, par exemple).

1.75

Mais le mou­ve­ment Me Too sem­ble être l’apogée d’une colère qui résonne depuis des années sur les réseaux soci­aux. Depuis 2010, le nom­bre de références de vio­lences sex­uelles sur les réseaux soci­aux était en con­stante expan­sion. Dans son rap­port sur le sujet, il écrit : « Les résul­tats empiriques indiquent des pré-ten­dances sub­stantielles avant l’avènement du mou­ve­ment Me Too. J’estime que la part des vic­times qui finis­sent par sig­naler un crime sex­uel à la police a dou­blé entre 2009 et 2017, pas­sant de 30 % à 60 %. En ce qui con­cerne l’incidence des crimes sex­uels, mes esti­ma­tions sug­gèrent une diminu­tion de 50 % à New York et de 20 % à Los Ange­les. »

Plusieurs exem­ples nota­bles sont à notre dis­po­si­tion afin de mon­tr­er l’impact économique du mou­ve­ment : la chute de 16 % du groupe Wynn Resort après les accu­sa­tions de har­cèle­ment sex­uel sur le PDG, la chute de 21 % du groupe Guess, tou­jours pour les mêmes raisons. Sans oubli­er le dépôt de bilan du stu­dio fondé par Har­vey Weinstein.

Tous ces exem­ples nous mon­trent que, même sans une mobil­i­sa­tion hors ligne impor­tante, la mobil­i­sa­tion en ligne peut avoir de nom­breux impacts sur les entre­pris­es et les poli­tiques. Les réseaux soci­aux sont désor­mais au cœur de la société et la fron­tière entre en ligne et hors ligne n’a jamais été aus­si floue.

 « Nous ne pou­vons tou­jours pas prédire les prochains gros mou­ve­ments des réseaux soci­aux. Mais, grâce aux don­nées qu’on peut y obtenir, nous sommes en mesure de regarder de manière très fine com­ment les mou­ve­ments se dévelop­pent, con­clut-il. Néan­moins, il est aujourd’hui dif­fi­cile de savoir si la manière dont les mou­ve­ments pro­gressent est dif­fèrent dû aux réseaux soci­aux ou pas. Par exem­ple, si nous avions accès à ce type de don­nées pen­dant l’ère de Mar­garet Thatch­er au Roy­aume-Uni, nous ver­rions peut-être les mêmes sché­mas… »

Propos recueillis par Fabien Roches
1https://www.cairn.info/revue-economique-2020–1‑page-109.htm
2Le pro­fil type du gilet jaune : « Les Gilets jaunes réu­nis­sent des per­son­nes dont les taux de sat­is­fac­tion dans la vie sont très faibles, indépen­dam­ment de leur accord sur les moyens d’y répon­dre. Ce sont majori­taire­ment d’anciens électeurs de Marine Le Pen, de Jean-Luc Mélen­chon ou des absten­tion­nistes (dans cet ordre). Ils parta­gent une cri­tique plus rad­i­cale de l’État et du gou­verne­ment que l’un et l’autre de ces élec­torats, tout en ayant des posi­tions plus médi­anes sur des ques­tions morales comme la tolérance à l’égard des minorités. » https://​www​.cepremap​.fr/​2​0​1​9​/​0​2​/​n​o​t​e​-​d​e​-​l​o​b​s​e​r​v​a​t​o​i​r​e​-​d​u​-​b​i​e​n​-​e​t​r​e​-​n​2​0​1​9​-​0​3​-​q​u​i​-​s​o​n​t​-​l​e​s​-​g​i​l​e​t​s​-​j​a​u​n​e​s​-​e​t​-​l​e​u​r​s​-​s​o​u​t​iens/
3Pierre C. Boy­er, Thomas Dele­motte, Ger­main Gau­thi­er, Vin­cent Rol­let et Benoît Schmutz, « Les déter­mi­nants de la mobil­i­sa­tion des “gilets jaunes” », Revue économique,‎ 26 juil­let 2019
4Jean-Yves Dor­ma­gen & Geof­frey Pion, « “Gilets jaunes”, com­bi­en de divi­sions ? », sur Le Monde diplo­ma­tique, 1er févri­er 2021

Auteurs

Germain Gauthier

Germain Gauthier

professeur assistant à l'Université Bocconi

Germain Gauthier est professeur à l'Université Bocconi. Il a obtenu un doctorat en économie à l'École Polytechnique en 2023. Ses recherches se situent à l'intersection de l'économie publique, de l'économie politique et de l'économétrie appliquée. Il a notamment étudié les déterminants et les conséquences de divers mouvements sociaux, tels que le mouvement #MeToo.

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