Avec l’avènement de l’ère numérique, les mouvements de contestation se sont exprimés et organisés différemment. Par le passé, ils étaient, par exemple, conduits par des syndicats ou des partis politiques qui peinaient à établir des manifestations avec une forte mobilisation, dû à un manque de coordination. Et si mobilisation il y avait, celle-ci devait se faire via les intermédiaires à cause de ce problème de coordination.
Aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, les choses se passent autrement : il est bien plus simple de capter les signaux contestataires ainsi que de s’organiser, facilitant la manifestation de mouvements autour de ces agrégats de colère. Germain Gauthier, doctorant en économie, travaille sur l’impact des réseaux sociaux sur la formation de ce type de mouvement. Il analyse deux mouvements contestataires récents : le mouvement Me Too et celui des « Gilets jaunes ».
Les Gilets jaunes et Facebook
Les Gilets jaunes — mouvement sporadique né de la contestation autour de la hausse du prix du carburant en France, qui a débuté en 2018 — sont un des exemples types des nouvelles manifestations et de l’organisation numérique qui en découle. Pas de chef de file, pas de partis politiques, simplement une population à bout de force dans une conjoncture économique plus que complexe et qui se mobilise en masse via les réseaux sociaux12. Ce mouvement donne lieu à des revendications qui dépassent le prix de l’essence et s’élargissent jusqu’au rétablissement de l’ISF tout en restant confuses du fait du manque de structuration du mouvement.
En effet, la création de nombreux groupes sur Facebook, encore actifs aujourd’hui, est un des éléments d’organisation du mouvement. Pour mieux comprendre le mouvement, Germain Gauthier et ses co-auteurs ont cartographié les mobilisations en ligne et hors ligne des Gilets jaunes. Pour la mobilisation en ligne, ils répertorient plus de 3 000 groupes géolocalisés sur Facebook avec près de 4 millions de membres au total — ainsi que des millions de messages postés sur des centaines de pages en rapport avec les Gilets jaunes. Pour la mobilisation hors ligne, les chercheurs disposent d’une carte des intentions de manifester à la veille du premier rassemblement, le 17 novembre 2018, qui réunisse près de 300 000 manifestants.
La corrélation entre l’affluence dans les groupes Facebook et la mobilisation générale du mouvement des gilets jaunes est bien réelle. Par ailleurs, contrairement aux mouvements qui ne pouvaient pas profiter de l’impulsion des réseaux sociaux, la mobilisation hors ligne perdure même après la mobilisation massive dans les rues (voir graphique ci-dessous).
Ce graphique montre la relation entre mobilisation hors ligne et en ligne, mais également la faculté du mouvement de perdurer sur un temps long. On note que la courbe des commentaires sur les pages Facebook ne diminue que très peu contrairement à la mobilisation.
Germain Gauthier explique : « La corrélation spatiale entre les groupes Facebook et les blocages physiques organisés est largement positive, et explique davantage la mobilisation hors ligne que les données administratives socio-démographiques des territoires. À la veille du 17 novembre, on recense près de 918 groupes Facebook de plus de 100 membres — soit déjà plus d’un million de manifestants potentiels. Si cette première mobilisation en ligne est impressionnante, la deuxième l’est d’autant plus. Au lendemain du 17 novembre, on observe une nouvelle vague de créations de groupes Facebook qui vient nourrir le mouvement et faire perdurer la contestation sur les réseaux sociaux4. »
Cette étude montre donc que le mouvement des Gilets jaunes tend à se multiplier dans une ère numérique novatrice, défiant les codes et mobilisant de nombreux acteurs. La question qui reste en suspens est bel et bien celle de la prédiction. Pourra-t-on, dans un futur proche, prévoir les mouvements de contestation par la simple analyse du “big data” ?
Germain Gauthier ne le pense pas, mais il prévient : « Notre capacité à prédire l’apparition de mouvements sociaux est encore faible. Cependant, de nombreux régimes dictatoriaux à travers le monde ont bien compris l’importance des réseaux sociaux (et plus généralement des traces digitales) pour surveiller les populations. De ce point de vue-là, le risque est bien réel. »
Me Too, une contestation nouvelle génération
Dans un autre registre, Germain Gauthier a également étudié le phénomène Me Too, un mouvement social encourageant les femmes à prendre la parole et à s’exprimer, depuis les réseaux sociaux, sur les violences sexuelles. C’est un mouvement qui a pris de l’ampleur au moment de l’affaire Weinstein en 2017.
Ce mouvement ne crée pas de grandes manifestations dans les rues, mais offre une mobilisation sans précédent sur les réseaux sociaux tout en impactant la vie réelle avec une parole libérée et des codes qui seront bousculés. Le mouvement Me Too est comparé à Mai 68 par Germain Gauthier qui explique : « ce mouvement est déjà en train de bousculer les codes sociétaux oppressant les femmes et vise à profondément changer les normes sociétales sur le long terme. » La pression du mouvement s’applique alors à de nombreuses institutions ; la mobilisation sur les réseaux sociaux est telle que, même sans grandes mobilisations dans le monde réel, le mouvement mondial qu’est Me Too impose aux politiques de regarder les réseaux sociaux et de prendre conscience de l’impact réel de ceux-ci.
Cet impact est mesuré avec précision par Germain Gauthier en utilisant de nombreuses variables pour mettre en lumière la potentielle corrélation entre le mouvement Me Too sur les réseaux sociaux et les plaintes déposées pour crimes sexuels. En comparant les plaintes pour crimes sexuels avant et après l’apparition du hashtag “#Metoo”, devenu viral sur Twitter en Octobre 2017, il observe une hausse significative des plaintes pour crimes sexuels aux États-Unis (environ +20% entre 2017 et 2018 pour la ville de New York, par exemple).
Mais le mouvement Me Too semble être l’apogée d’une colère qui résonne depuis des années sur les réseaux sociaux. Depuis 2010, le nombre de références de violences sexuelles sur les réseaux sociaux était en constante expansion. Dans son rapport sur le sujet, il écrit : « Les résultats empiriques indiquent des pré-tendances substantielles avant l’avènement du mouvement Me Too. J’estime que la part des victimes qui finissent par signaler un crime sexuel à la police a doublé entre 2009 et 2017, passant de 30 % à 60 %. En ce qui concerne l’incidence des crimes sexuels, mes estimations suggèrent une diminution de 50 % à New York et de 20 % à Los Angeles. »
Plusieurs exemples notables sont à notre disposition afin de montrer l’impact économique du mouvement : la chute de 16 % du groupe Wynn Resort après les accusations de harcèlement sexuel sur le PDG, la chute de 21 % du groupe Guess, toujours pour les mêmes raisons. Sans oublier le dépôt de bilan du studio fondé par Harvey Weinstein.
Tous ces exemples nous montrent que, même sans une mobilisation hors ligne importante, la mobilisation en ligne peut avoir de nombreux impacts sur les entreprises et les politiques. Les réseaux sociaux sont désormais au cœur de la société et la frontière entre en ligne et hors ligne n’a jamais été aussi floue.
« Nous ne pouvons toujours pas prédire les prochains gros mouvements des réseaux sociaux. Mais, grâce aux données qu’on peut y obtenir, nous sommes en mesure de regarder de manière très fine comment les mouvements se développent, conclut-il. Néanmoins, il est aujourd’hui difficile de savoir si la manière dont les mouvements progressent est diffèrent dû aux réseaux sociaux ou pas. Par exemple, si nous avions accès à ce type de données pendant l’ère de Margaret Thatcher au Royaume-Uni, nous verrions peut-être les mêmes schémas… »