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An image of an unrecognizable man standing with his back in front of whom many people turned away from him on a city street. Cancel culture concept, ignoring society
π Société

Déclin moral : pourquoi pense-t-on toujours que « c’était mieux avant » ?

Adam Mastroiani
Adam Mastroianni
chercheur postdoctoral à la Kellogg School of Management de l'université Northwestern  
En bref
  • L'idée d'un déclin moral circule dans les sociétés depuis l'Antiquité.
  • Une analyse de sondages menés à travers le monde depuis 1949 montre que cette idée de la régression des valeurs morales est permanente et omniprésente, quels que soient les contextes sociétaux et historiques.
  • Selon les sondés, ce déclin moral serait lié au fait de prendre de l’âge, ainsi qu’à l’arrivée de nouvelles générations moins vertueuses.
  • Les études viennent contredire cette perception : la moralité du quotidien n’est pas en baisse ; on peut donc parler de l’illusion du déclin moral.
  • Cette croyance erronée est renforcée par deux biais cognitifs : le biais de la négativité et celui de la mémoire.

On entend sou­vent « c’était mieux avant ». L’idée cir­cule que dans le passé, on pou­vait faire con­fi­ance aux autres, que les gens se respec­taient et que désor­mais ce ne serait plus le cas. « Si c’est vrai, c’est une descrip­tion très puis­sante du monde et un désas­tre. Sinon, il y a une ques­tion psy­chologique très intéres­sante : pourquoi les indi­vidus pensent-ils qu’il y a un déclin moral ? », se demande Adam Mas­troian­ni, psy­cho­logue et chercheur post­doc­tor­al à la Kel­logg School of Man­age­ment de l’u­ni­ver­sité North­west­ern. Pen­dant cinq ans, avec le pro­fesseur de psy­cholo­gie de l’Université de Har­vard, Daniel Gilbert, Adam Mas­troian­ni a passé en revue des cen­taines d’études et en a con­duit trois pour répon­dre à cette ques­tion. « L’illusion du déclin moral1 » a été pub­liée dans la revue Nature, en juin dernier, et le titre de l’étude ne laisse pas de doute quant à sa con­clu­sion. Ce mythe remon­terait même à l’Antiquité, puisque l’historien romain Tite-Live, cité dans l’introduction, se plaig­nait du « proces­sus de déclin moral » auquel fai­sait face sa société.

Une perception « omniprésente, pérenne, infondée et facilement créée »

Depuis 1949, toutes sortes de ques­tions ont été posées pour savoir ce que les indi­vidus pen­saient de leurs sem­blables. Les gens sont-ils moins hon­nêtes, généreux, polis, respectueux ou aimables qu’avant ? La société est-elle moins éthique ces dernières décen­nies ? Les auteurs de l’étude ont analysé 177 sondages con­duits de 1949 à 2019, avec 220 000 per­son­nes aux États-Unis, ain­si que 58 sondages compt­abil­isant plus de 350 000 par­tic­i­pants de 59 pays de 1996 à 2007. Le résul­tat est le même partout : les indi­vidus ont le sen­ti­ment que le sens moral régresse. Et ceci, peu importe la manière dont la ques­tion est posée. Les auteurs ont for­mulé l’interrogation d’une cen­taine de façons dif­férentes. « Nos études mon­trent que la per­cep­tion du déclin moral est omniprésente, pérenne, infondée et facile­ment créée », écrit le psy­cho­logue sur son site2.

L’âge, le genre, l’origine eth­nique ou l’idéologie poli­tique ne jouent pas non plus de rôle sig­ni­fi­catif dans cette con­vic­tion. Tout le monde perçoit une dégra­da­tion des valeurs morales, mais les par­tic­i­pants con­ser­va­teurs en voient plus, tout comme les plus âgés. En réal­ité, pour les per­son­nes plus âgées, cela s’explique sim­ple­ment par le fait qu’elles aient vécu plus longtemps. « Si on divise le vol­ume total de déclin moral par leur âge, on obtient un déclin moral par année, et c’est qua­si­ment le même chiffre que pour les per­son­nes plus jeunes », relate le chercheur. Com­ment les indi­vidus expliquent-ils cette per­cep­tion ? « Les sondés pensent que ce déclin est dû à la fois à une baisse de la moral­ité au fil des années, quand les gens vieil­lis­sent, mais aus­si au rem­place­ment de per­son­nes plus morales par des per­son­nes moins morales, donc l’arrivée de généra­tions moins morales », détaille Adam Mas­troian­ni. En moyenne, cette perte des valeurs com­mence à peu près au moment de leur nais­sance. « Les gens ne pensent pas que c’était mieux dans les années 1950 ou 1980. Ils sem­blent nous indi­quer que tout allait bien avant qu’ils n’ar­rivent sur Terre, peu importe la date », explicite le psychologue.

Les individus se comportent-ils vraiment de façon moins morale qu’auparavant ?

Au regard de l’évolution de nos sociétés, la per­cep­tion de ce déclin moral paraît plutôt con­tre-intu­itive. Cer­tains groupes de pop­u­la­tions, comme les per­son­nes homo­sex­uelles ou les indi­vidus por­teurs de hand­i­cap, sont bien mieux traités aujourd’hui qu’il y a quelques décen­nies. Des phénomènes vio­lents comme l’esclavage, les meurtres, vio­ls ou mas­sacres ont dimin­ué à tra­vers les derniers siè­cles, mais cela ne sem­ble pas avoir d’effet sur la per­cep­tion des êtres humains sur leurs sem­blables. Alors y a‑t-il réelle­ment une baisse des com­porte­ments aimables, civils, polis et généreux au quo­ti­di­en, dans la rue, au tra­vail ? « Nous n’avons pas de don­nées pré­cis­es et his­toriques sur la moral­ité du quo­ti­di­en, mais des mesures sub­jec­tives sont pos­si­bles. Des sondages exis­tent depuis des années sur les com­porte­ments et car­ac­tère des autres : est-ce que les gens sont servi­ables ? Est-ce que vous avez aidé quelqu’un à porter ses affaires ? Est-ce que vous avez été traité avec respect aujourd’hui ? Est-ce que vous avez été témoin d’une inci­vil­ité au tra­vail ? Est-ce que vous avez fait quelque chose de gen­til pour un voisin ? », indique Adam Mastroianni.

Si la ver­tu bais­sait, ces com­porte­ments quo­ti­di­ens posi­tifs bais­seraient aus­si. L’étude analyse donc 107 sondages, inclu­ant 4 mil­lions d’Américains, entre 1965 et 2020, et le résul­tat est clair : la moral­ité quo­ti­di­enne est sta­ble, avec moins de 0,3 % de vari­a­tion dans les répons­es. Le résul­tat est le même ailleurs dans le monde. Est-ce que cela peut être expliqué par le sens des mots qui évoluerait ? Non, car à l’inverse, quand les ques­tions por­tent sur des com­porte­ments claire­ment immoraux, comme un dépasse­ment dans une file d’attente ou des agres­sions, le chiffre n’augmente pas non plus.

Deux biais cognitifs créent cette illusion

Si les indi­vidus ne font pas quo­ti­di­en­nement l’expérience d’une baisse des com­porte­ments vertueux, pourquoi ont-ils l’impression que « c’était mieux avant » ? Daniel Gilbert et Adam Mas­troian­ni avan­cent une expli­ca­tion : cette illu­sion serait créée par la com­bi­nai­son de deux phénomènes psy­chologiques con­nus, deux biais cog­ni­tifs, le biais de néga­tiv­ité et le biais de mémoire. Le biais de néga­tiv­ité relate le fait que les êtres humains prê­tent plus d’attention aux infor­ma­tions néga­tives. Dans les médias, cela se traduit par une plus grande cou­ver­ture des actu­al­ités vio­lentes, par exem­ple. Adam Mas­troian­ni évoque le dic­ton anglo-sax­on « if it bleeds, it leads », qui pour­rait se traduire par « si le sang coule, le sujet fait la une ». Les per­son­nes rassem­blent donc plus d’informations néga­tives que pos­i­tives sur l’état moral actuel du monde, et en con­clu­ent ain­si qu’il est bas. Le deux­ième biais est celui de la mémoire. Nos sou­venirs négat­ifs s’estompent plus vite que nos sou­venirs posi­tifs. « Si aujourd’hui, il vous arrive une bonne chose et une mau­vaise chose, dans cinq ans, la mau­vaise chose vous paraî­tra moins néga­tive et la bonne chose n’aura pas per­du son aspect posi­tif », pré­cise Adam Mas­troian­ni. « Le pre­mier biais fait pass­er le présent pour un désert moral, le deux­ième fait pass­er le passé pour un univers fab­uleuse­ment moral », résume l’étude.

Cepen­dant, pour le psy­cho­logue, il n’est pas souhaitable de remet­tre en ques­tion ces biais. « Ces deux phénomènes sont ancrés pro­fondé­ment dans notre cerveau. Ils exis­tent pour une rai­son, par­ti­c­ulière­ment le biais de mémoire, qui nous per­met de ratio­nalis­er et de met­tre à dis­tance les expéri­ences néga­tives », déclare Adam Mas­troian­ni. Le chercheur prône plutôt de faire preuve d’humilité sur nos per­cep­tions du monde et du passé. « Nous n’avons pas les don­nées, nous avons une illu­sion de com­préhen­sion », prévient-il. Cette per­cep­tion faussée peut, en effet, avoir des con­séquences con­crètes sur nos sociétés. Il y a un risque d’isolement des per­son­nes, qui n’interagissent plus avec leur envi­ron­nement, ou ne deman­dent pas d’aide, car elles con­sid­èrent que les autres sont mau­vais. Par ailleurs, « L’illusion du déclin moral peut ren­dre les indi­vidus dan­gereuse­ment sen­si­bles à la manip­u­la­tion par des acteurs malveil­lants », indique l’étude, évo­quant notam­ment les per­son­nal­ités poli­tiques qui pour­raient appel­er à con­cen­tr­er plus de pou­voirs dans leur main, dans le but d’endiguer cette fausse crise.

Sirine Azouaoui
1https://www.nature.com/articles/s41586-023–06137‑x
2https://​www​.exper​i​men​tal​-his​to​ry​.com/​p​/​t​h​e​-​i​l​l​u​s​i​o​n​-​o​f​-​m​o​r​a​l​-​d​e​cline

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