Comprendre les résistances à l’innovation
Si les médias font régulièrement état de la défiance des Français face aux innovations, arguant du nombre réduit de personnes prêtes à se faire vacciner contre la Covid-19 et des débats sur la 5G, ces attitudes ne sont pas surprenantes si l’on s’intéresse aux recherches sur la résistance à l’innovation.
Nombreux sont les exemples d’innovations de produits ou de services qui déclenchent des résistances très fortes parmi leurs utilisateurs potentiels. A cet égard, les compteurs d’électricité connectés Linky sont une illustration intéressante puisqu’ils font face à une très forte résistance de la part des ménages, mais aussi, et c’est plus surprenant, de la part des mairies, qui sont pourtant traditionnellement des intermédiaires favorisant le déploiement des innovations. Des collectifs se sont ainsi constitués pour résister et empêcher la diffusion des nouveaux compteurs sur les territoires. Les résistants organisent des manifestations, et s’échangent des astuces pour refuser le nouveau compteur ou restreindre l’accès aux installateurs.
Ces compteurs nouvelle génération permettent notamment de suivre la consommation heure par heure, de faire des mises en service à distance, et sont déployés gratuitement. Comment expliquer cette résistance, parfois virulente, alors qu’ils sont décrits comme plus performants en tout point ? Notre recherche 1 avait pour objectif de comprendre les sources des résistances et la manière dont elles se sont exprimées à travers les mairies. Elles sont plus d’un millier à avoir pris des arrêtés contre les nouveaux compteurs communicants.
Une personne peut ne pas avoir adopté un produit tout simplement par méconnaissance de son existence ou de ses caractéristiques.
La naissance d’une résistance
La résistance n’est pas le fait de ne pas adopter une innovation. Une personne peut ne pas avoir adopté un produit tout simplement par méconnaissance de son existence ou de ses caractéristiques. Et parfois, le simple fait de faire tester un nouveau produit conduit à l’adopter.
Parler de « résistance à l’innovation », c’est donc faire référence à une décision consciente. La personne fait ici le choix de ne pas adopter un produit ou service nouveau. Cette résistance est graduelle, et peut prendre la forme d’une décision attentiste visant à attendre des conditions plus favorables pour l’adoption. C’est le cas lorsque le consommateur trouve une innovation intéressante mais préfère attendre qu’elle se diffuse et soit massivement adoptée avant de lui-même accepter de l’utiliser.
A l’opposé, la résistance peut être très virulente lorsqu’elle vise à provoquer l’échec d’une innovation. Quelles sont les origines de ce phénomène ? Elles sont variées, mais il existe une forme de récurrence entre les sources de résistance et l’intensité de cette dernière. Par exemple, la résistance peut trouver son origine dans l’inertie, ce confort résultant de l’habitude qui empêche le consommateur d’adopter de nouveaux produits ou de nouvelles méthodes. Pire, le consommateur peut aussi percevoir une forme de complexité à utiliser l’innovation, ou en avoir une image négative.
Une autre source possible de résistance se trouve dans le bouleversement des normes ou des traditions induit par l’innovation. C’est par exemple le cas des aliments génétiquement modifiés, qui questionnent la manipulation de l’ADN comme pratique socialement acceptable. Enfin, le consommateur peut percevoir certains risques liés à l’adoption de l’innovation. Ces risques sont multiples. Il peut s’agir d’un risque portant atteinte à la sécurité physique, un risque économique (« Je vais devoir dépenser pour me procurer ce produit, est-ce que cela en vaut la peine ? Quels sont les coûts cachés potentiels ? »), un risque fonctionnel (« Le produit va-t-il vraiment se comporter comme prévu ? ») ou encore un risque social (« Est-ce que les gens qui comptent pour moi vont évaluer positivement cette innovation ? »).
Comme le notent Kleijnen et ses collègues (2009), les innovations qui bouleversent les traditions et les normes, si elles sont susceptibles d’impliquer pour les consommateurs un risque physique, sont les plus à même de rencontrer une résistance très forte et prosélyte 2.
Linky : les sources de résistance
Pour trouver les sources de résistance au compteur Linky, nous avons analysé près de 500 comptes rendus de conseils municipaux et arrêtés pris pour retarder ou empêcher le déploiement du compteur dans les territoires. Nos résultats montrent qu’en plus de considérer qu’il n’apporte aucun bénéfice, les agents perçoivent le compteur comme une source de risques très divers.
Une analyse de clusters montre une typologie de 5 types de mairies résistantes qui soulignent chacune des raisons très différentes pour refuser ou au moins retarder le déploiement des compteurs sur leur territoire. Les arguments développés portent sur les caractéristiques du nouveau compteur (durée de vie, émission d’ondes) mais aussi sur les risques liés à un déploiement contesté. Les argumentations donnent lieu à des formes de résistances qui vont de la demande d’un moratoire à l’interdiction du déploiement.
Ainsi, certaines mairies se focalisent sur des arguments écologiques liés au remplacement de plusieurs dizaines de millions de compteurs par des nouveaux, dont la durée de vie est potentiellement trois fois moins élevée, certaines mettent l’accent sur les risques perçus (risque d’incendie, risque lié aux ondes ou encore risque lié à une utilisation malintentionnée des données collectées), certaines insistent sur les problèmes d’ordre public, liés à un déploiement non accepté par les ménages, certaines appuient sur le fait que le remplacement des compteurs doit être du ressort des mairies elles-mêmes, et enfin les dernières mobilisent l’ensemble de ces arguments et insistent sur l’absence de bénéfices offerts par les nouveaux compteurs pour l’utilisateur final.
Les formes de résistances les plus prononcées sont portées par les mairies qui invoquent la propriété des compteurs et interdisent ainsi par arrêté municipal le déploiement des compteurs sur leur territoire. Cet exemple, parmi d’autres, montre que la recherche sur l’innovation ne peut s’exempter d’une analyse fine des perceptions et des comportements des consommateurs, au risque de devoir faire face à des résistances très importantes, et ce quelle que soit la qualité de la prouesse technologique mise en œuvre du côté de l’ingénierie.