Comment prévenir des risques grandissants de burn-out au travail ?
- Dans un contexte marqué par la montée des troubles psychiques, il est essentiel de déployer des stratégies de prévention du burn-out au sein du monde du travail.
- La recherche scientifique cependant a montré que les méthodes de bien-être en entreprise sont inefficaces lorsqu’elles ne sont pas accompagnées de changements structurels dans l’organisation du travail.
- Pour prévenir le burn-out, des scientifiques ont conceptualisé le « PsyCap » (capital psychologique) afin de mesurer les ressources des employés face aux problèmes de santé.
- Les ressources du PsyCap sont au nombre de quatre : l’auto-efficacité, l’espoir, l’optimisme et la résilience.
- Des programmes visant à développer le PsyCap ont été mis en place et reposent notamment sur la pratique du feedback et la réalisation de bilans d’expériences passées.
La déréliction est un sentiment d’abandon extrême dans lequel une personne se sent délaissée par tous et se délaisse elle-même, au point de ne plus « se donner la peine de ». Cette perturbation de la conscience est consécutive à des épreuves traumatiques, des périodes de stress prolongées ou encore des situations de forte incertitude et de perplexité, par exemple rencontrées durant la crise sanitaire1. Les conséquences sont multiples et variables selon les individus, tant sur le plan psychologique (perte du discernement et des capacités décisionnelles, épuisement, dépression, angoisses, perte de sommeil…) que physiologique (hypertension, maladies cardiaques, diabète, affaiblissement des défenses immunitaires) et peuvent entraîner des comportements de compensation destinés à faire face, mais de manière inadaptée (addictions, cristallisation de la pensée, adhésion à des schémas simplificateurs, dramatisation émotionnelle ou mobilisations d’interprétations fantasmées comme l’appel au complot23.
Un enjeu de santé publique majeur
Dans le contexte professionnel on utilise le concept de syndromes d’épuisement – ou encore de burn-out – pour qualifier l’érosion psychique et comportementale de l’individu. Il est difficile de quantifier le burn-out, les données épidémiologiques sont disparates, les plus précises sont évaluées par professions et nous interpellent par leur densité. Par exemple, E. Grebot4 liste en 2019 les chiffres du burn-out en France chez les médecins (10 %), urgentistes (51 %), professeurs des écoles (16 %). A partir de 2010 on a observé une augmentation rapide de la fréquence des maladies psychiques liées au travail5. Le nombre de maladies professionnelles psychiques reconnues a été multiplié par sept entre 2012 et 2016, passant de 82 à 5636. Les organismes publics qui s’appuient sur les programmes de surveillance via les médecins du travail (Santé Publique France, DREETS) font le constat que la souffrance psychique en lien avec le travail constitue aujourd’hui un enjeu de santé publique majeur, et ce d’autant plus qu’elle est inégalitaire : en 2019 les femmes (5,9 %) sont deux fois touchées que les hommes (2,7 %). Ces chiffres ont doublé entre 2007 et 20197, les affections les plus fréquemment signalées sont les troubles anxieux et dépressifs.
Prévenir ou guérir ?
Les méthodes de prévention du burn-out s’appuient sur l’organisation du travail et les relations professionnelles. Elles sont maintenant bien documentées grâce aux techniques d’analyse des situations de travail réelles (identifications des facteurs de risques psychosociaux – RPS) et des plans d’actions suivis8. Ces actions de prévention portent sur les situations de travail, sur la base des six grandes familles de risques9 : 1) l’intensité du travail (p.ex. l’accumulation de demandes contradictoires avec objectifs irréalistes), 2) les exigences émotionnelles (p.ex. l’exposition récurrente à un public culpabilisant et agressif), 3) l’autonomie (p.ex. absence totale de choix dans la façon d’atteindre les objectifs fixés), 4) la qualité des rapports sociaux (p.ex. se retrouver en position de bouc émissaire), 5) le conflit de valeurs (p.ex. devoir faire des choses que l’on désapprouve moralement) et 6) l’insécurité de la situation de travail (p.ex. être persuadé que l’on ne va pas pouvoir continuer son travail pénible jusqu’à 60 ans tout en n’ayant aucune perspective de changement). Les entreprises sont mobilisées sur la prévention des RPS via le CSE (ou les commissions RPS si elles ont été mises en place) grâce à des outils qui permettent de mesurer objectivement ces risques10. Il n’en reste pas moins que malgré les actions de prévention, les RPS continuent de se manifester de manière récurrente, avec des conséquences négatives pour les salariés et les entreprises.
Des méthodes de résilience ?
Face à ces situations de mal-être psychologique lié au travail, nombre de méthodes ont émergé ces dernières années, dans le but d’aider les individus à faire preuve de résilience, canaliser leur stress, réguler leurs émotions ou encore accuser le coup de fortes pressions. Citons par exemple les programmes de méditation de pleine conscience, les ateliers de relaxation, de massages, les formations à la gestion du temps et à l’organisation personnelle, les ateliers de maîtrise du stress et de l’énergie, les applications de coaching bien-être, les méthodes pour mieux dormir malgré un environnement difficile : autant de méthodes qui ont la caractéristique d’être centrées sur l’individu et non pas sur son environnement. L’enjeu de ces approches consiste à changer la personne, et non pas la situation de travail dégradée. Or les études montrent que la meilleure façon d’améliorer le bien-être des salariés consiste à agir sur leur environnement plutôt que de cibler les capacités de résilience des individus1112.
Quelle efficacité des méthodes de bien-être en entreprise ?
Certes les méthodes de bien-être, aujourd’hui largement promues, peuvent être appréciées par leurs bénéficiaires, mais sont-elles efficaces ? Ont-elles des limites, voire des effets négatifs ? Ces questions sont rarement posées tant on considère a priori qu’une méthode de bien-être aura pour effet le bien-être ! Par ailleurs il n’est pas aisé d’en mesurer objectivement les effets. Ces méthodes apportent-elles suffisamment de ressources pour équilibrer les exigences du travail ? Ces questions commencent à être posées par les chercheurs, avec des résultats interpellants. La dernière étude d’ampleur réalisée sur ce sujet13 évalue auprès de 46 336 salariés anglais, répartis dans 233 entreprises, l’effet de 12 méthodes de bien-être en santé mentale : formation à la pleine conscience pour mieux résister à la pression, relaxation pour récupérer plus vite, gestion du temps pour mieux résister à la charge mentale, maîtrise du sommeil pour préserver ses capacités de concentration, coaching en ligne ou applications de bien-être sur smartphone pour être résilient, etc… Dans cette étude, les salariés qui bénéficiaient de ces programmes de santé mentale, tout comme ceux qui n’en bénéficiaient pas, ont, à différentes périodes, décrit leurs perceptions personnelles à propos de leur bien-être mental (sur la base d’échelles validées en psychologie de la santé), de leur engagement et épuisement professionnel, des relations sociales dans l’entreprise et de l’environnement de travail.
Que montrent les résultats ? En premier lieu qu’il n’y a aucune différence significative sur la santé mentale entre les salariés qui bénéficient des programmes et les autres. Les résultats montrent même quelques effets négatifs auprès des bénéficiaires, par exemple pour les programmes de gestion du stress… Les chercheurs font l’hypothèse que le fait de faire reposer sur l’individu la gestion d’une situation dégradée via une meilleure prise en charge de son stress accentue l’idée que le problème vient de la personne et donc renforce le sentiment d’impuissance…
On ne trouve pas non plus d’effets positifs de ces programmes sur la collaboration des équipes. Si on découpe l’échantillon selon le type d’activité de l’entreprise, les résultats continuent de révéler une absence d’efficacité des programmes de bien-être mental. Les études empiriques récentes vont dans le même sens pour des pays différents en Europe14 ou aux USA1516.
En revanche ces études montrent que si l’on associe certaines de ces pratiques de bien-être à des changements structurels de l’organisation du travail et des relations professionnelles, alors les effets commencent à être bénéfiques.
Des méthodes pour prévenir ?
Alors une question se pose : comment les individus tout autant que les organisations peuvent-ils se développer conjointement malgré les difficultés inhérentes ? Comment les salariés eux-mêmes peuvent-ils être promoteurs des changements organisationnels, être en mesure de repérer et de contribuer à la correction des situations dégradées, sans avoir à en porter les conséquences qui ne dépendent pas d’eux ? Cette perspective implique de sortir des schémas simplistes et des postures réactives « problème-solution » dans lesquelles on propose aux salariés des programmes de bien-être psychique pour les aider à gérer les périodes de stress et rester performants malgré des situations fortement dégradées. L’enjeu consiste à ce qu’ils soient dotés, en amont des problèmes, de véritables « Ressources Psycho-Sociales17 » (RPS). Ces ressources doivent-être conçues comme un « capital psychologique », à l’instar d’un « capital financier » ou d’un « capital social », c’est-à-dire une réserve dont on dispose pour « voir venir », ne pas subir les difficultés, les anticiper, les rectifier, voire les contourner.
Le capital psychologique au XXIème siècle
Le « PsyCap », capital psychologique, est un concept qui a été développé au début des années 2000 par deux chercheurs américains en management, Fred Luthans et Carolyn Youssef18. Cela fait maintenant 20 ans que ce modèle est testé, corrigé, enrichi par les chercheurs, avec des résultats maintenant robustes qui permettent sa diffusion19. On peut le concevoir comme une « robustesse mentale20 » qui se développe, s’entraîne, s’enrichit. Il ne s’agit pas de traits de personnalité stables, mais d’états mentaux mouvants.
Les ingrédients du PsyCap sont au nombre de quatre :
#1 L’Auto-efficacité est une conviction dans sa propre capacité à mobiliser des ressources pour réaliser une tâche. Par exemple, un chef d’équipe se voit confier une nouvelle mission technique pour laquelle il n’a pas encore beaucoup d’expérience. Plutôt que de douter de lui-même, il mesure sa capacité à apprendre rapidement et à s’adapter. Cela suppose une clairvoyance sur soi, d’avoir fait le point sur ses compétences dans le but de ne pas partir la fleur au fusil. Connaître ses forces et faiblesses est un facteur de confiance en soi.
#2 L’espoir est la capacité à persévérer et trouver des solutions malgré un contexte dégradé en sachant que le résultat peut être atteint. Par exemple, Camille travaille dans une entreprise en pleine réorganisation et la pérennité de son poste est incertaine. Sans se laisser déborder par le stress elle établit une feuille de route réaliste pour compléter ses compétences, identifier les opportunités et se projeter. Contrairement à l’espérance, qui relève d’une disposition générale idéalisée, l’espoir est orienté vers un but, c’est une « passion du possible », une force d’agir qui apporte les ressources nécessaires y compris pour modifier certaines trajectoires lorsque cela s’avère nécessaire. L’espoir relève donc tout autant de la volonté d’atteindre un but que du chemin pour y parvenir.
#3 L’optimisme consiste en la capacité à s’attribuer sa réussite présente ou future. Cela suppose donc de connaître les effets de ses décision et actions à l’aide de feed-backs réguliers et objectifs. Par exemple, un enseignant accompagne des élèves en situation d’échec et reste convaincu de leurs capacités d’amélioration : il met en place de nouvelles techniques, adapte son programme et leur montre leurs capacités à progresser. En l’absence, la perte de sens génère du pessimisme et accentue les facteurs de déréliction : majoration des échecs, minoration des réussites, généralisation des situations à problème, focalisation sur des détails au détriment de l’essentiel et pensée dichotomique21. L’optimisme doit bien entendu s’appuyer sur des faits objectivables afin de ne pas tomber dans un irréalisme béat. Face aux échecs l’optimiste réaliste fait des constats, apprend et se projette sur le long terme.
Le PsyCap permet aux individus de ne pas être dupes quant aux difficultés qu’ils pourraient rencontrer, de les anticiper et les repérer, puis d’ajuster leur comportement.
#4 La résilience consiste à mettre en place des schémas d’adaptation positifs, et ce tout autant face à l’adversité ou aux risques que face aux évènements positifs comme une augmentation de responsabilités. Il s’agit donc d’une capacité à s’ajuster en situation de stress : plutôt que d’éviter les difficultés (par exemple par déni), la résilience implique de reconnaître leur réalité. Par exemple un boulanger passionné par son métier développe une allergie à la farine. Il va chercher à faire le point sur ses appétences professionnelles pour s’orienter vers un nouveau travail qui respecte son « aimer-faire » et non pas seulement son « savoir-faire ».
De nombreuses études internationales montrent un lien de causalité entre le PsyCap et la santé psychologique : stress, burn-out, dépression, fatigue22. Le PsyCap permet aux individus de ne pas être dupes quant aux difficultés qu’ils pourraient rencontrer, de les anticiper et les repérer, puis d’ajuster leur comportement, de savoir dire oui ou non au bon moment, et de ne pas devoir subir des responsabilités qui ne leur incombent pas.
Développer son PsyCap et celui d’autrui
Si les quatre composantes du PsyCap ont été identifiées séparément dans la littérature scientifique, elles s’enrichissent mutuellement. Les programmes de développement s’organisent autour de quelques axes majeurs qui sont pertinents tout autant dans la sphère professionnelle que privée23 :
#1 Pratique régulière du feed-back pour aider les individus à faire le lien entre leurs compétences, leurs comportements et les conséquences de ceux-ci. L’enjeu est de créer des renforcements positifs et de faire sens, pour internaliser le sentiment d’auto-efficacité. Bien entendu le feed-back peut être positif ou négatif, l’enjeu consiste à expliciter clairement les bons indicateurs et mesurer pas à pas les progrès afin d’éviter colère ou honte. En contexte professionnel la méthode consiste à dissocier le feed-back négatif, centré sur le processus de travail (la manière de réaliser le travail) du feed-back positif, centré sur les résultats et le développement (le produit du travail et le potentiel de l’individu24).
#2 Réaliser des bilans d’expériences passées (positives ou négatives) de manière à expliciter la connaissance de soi et ainsi objectiver les ressources que l’on pourra mobiliser dans l’avenir. Ces bilans peuvent-être réalisés sous la forme de retours d’expériences comme cela se pratique dans l’industrie (REX, RETEX), mais aussi sous la forme d’entretiens d’explicitation25 dans le but de transférer les succès d’une situation à une autre, et ainsi augmenter ses ressources de résilience grâce à une maîtrise des savoir-faire.
#3 Inoculer l’échec pour s’immuniser : tel un vaccin contre des virus, il est possible de renforcer la résilience face aux les évènements négatifs en établissant la « méthodologie de l’échec ». La méthode de l’inoculation psychologique a fait ses preuves depuis de nombreuses années pour lutter contre les truismes (par exemple des préjugés, routines ou habitudes) qui entravent nos jugements et décisions. Un atelier d’inoculation se déroule en deux temps : en premier lieu réaliser un « brainstorming inversé », par exemple mettre en place une stratégie précise pour augmenter un risque identifié (et ce dans le but de révéler les failles d’un système), pour ensuite déterminer les meilleures réponses pour que cela n’arrive pas. C’est une excellente manière d’augmenter l’auto-efficacité, mais aussi l’optimisme. Cette méthode est par exemple beaucoup utilisée aujourd’hui pour lutter contre les ravages de la désinformation26.
#4 Apprendre à identifier des objectifs intermédiaires lorsqu’on se fixe un but lointain, ainsi que les obstacles susceptibles d’être rencontrés et par anticipation les parades pour répondre ou de les contourner. Célébrer les « petites victoires » d’objectifs intermédiaires est une manière de préserver la composante « ESPOIR » du PsyCap. L’entraînement à la recherche des obstacles et de leurs parades est d’autant plus efficace qu’il est réalisé en groupe : le PsyCap se développe aussi grâce au soutien social. En ce sens, des groupes de « codéveloppement » constituent une réponse intéressante27.
#5 Développer ses habiletés sociales et en particulier son assertivité, posture qui consiste à exprimer ses sentiments positifs (compliments) et négatifs (ce qui déplaît, ce qui blesse ou ce qui fâche) tout en respectant ceux de l’autre, et sans chercher à le blesser. Cela suppose une capacité à expliciter ses émotions, dissocier celles-ci des réactions émotionnelles, savoir gérer des conflits, de façon à ce que les deux parties soient satisfaites, exprimer ses besoins et ses désirs (formuler une demande) tout en tenant compte des besoins et des désirs de l’autre28. C’est parce que les individus ne maîtrisent pas suffisamment la compétence du dialogue qu’ils peuvent se retrouver figés dans des postures d’opposition29.
L’intérêt majeur consiste à cultiver le capital psychologique avant que les problèmes de vie professionnels ou personnels ne surviennent, dans le but d’enrichir les ressources psycho-sociales et ainsi permettre aux bénéficiaires d’anticiper et repérer les difficultés, pour éviter de devoir en subir la responsabilité et les effets (stress, burn-out). L’enjeu est de permettre aux individus d’agir sur leur environnement (professionnel ou personnel) et ainsi ne pas avoir à subir les programmes de remédiation personnel susmentionnés une fois les difficultés accumulées.