En 1973, l’économie mondiale est secouée par une crise pétrolière majeure. A la suite de la guerre du Kippour1, les pays du Golfe et de l’OPEP2 décident de réduire leur production de pétrole tout en augmentant de 17 % le prix du brut et de 70 % les taxes pour les compagnies pétrolières3. En quelques semaines, le prix du baril flambe et est multiplié par quatre, passant de 4 à 16 dollars4. Pour les économies occidentales, ce premier choc pétrolier mettra un terme aux trois décennies de forte croissance. En quelques semaines, le pouvoir d’achat diminue, la croissance s’effondre et le chômage augmente. Alors que la panique se propage au sein des grandes multinationales des pays industrialisés, Shell, une des plus grandes compagnies pétrolières, semble avoir anticipé la crise.
Les débuts de la planification chez Shell
En 1959, l’entreprise Shell créa un département de planification, appelé le Group Planning. Les premiers exercices de planification, devant permettre de déterminer le positionnement stratégique de l’entreprise, vont d’abord se baser sur des méthodes de prévision évaluant l’avenir à partir de simples extrapolations des tendances passées. En 1965, la Royal Dutch Shell mit en service un outil informatique de prévision, appelé l’Unified Planning Machinery (UPM)5. Celui-ci devait contribuer à prédire les flux financiers de l’entreprise à partir des résultats de l’entreprise et des estimations de croissance de la consommation de pétrole. Cependant, cette méthode quantitative de prévision reposant sur des modèles et basée sur une approche « business-as-usual », fût rapidement abandonnée au début des années 1970. D’une part, Shell craignait que celle-ci supprime les discussions au lieu d’encourager les débats sur les perspectives divergentes. D’autre part, la fiabilité des résultats des prévisions était de moins en moins satisfaisante. A cette période, l’industrie pétrolière commençait déjà à remettre en cause les prévisions qui laissaient sous-entendre une expansion constante et une croissance infinie. La cause ? La présentation des premiers résultats du rapport Meadows6 en 1971 sur les limites de la croissance et une étude de BP prévoyant une contrainte d’approvisionnement liée à une action volontaire des pays membres de l’OPEP7, mettaient en évidence de nouveaux risques et de nouvelles zones d’incertitude.
De la prévision aux scénarios chez Shell
Au cours de la même période, en 1965, Jimmy Davidson, responsable de l’économie et de la planification de la division exploration et production chez Shell, démarra une nouvelle activité à Londres, appelée Études de Long Terme8. Pour ce projet, il fit appel à Ted Newland qui avait pour objectif de repenser la planification dans un contexte d’avenir incertain : « À mon arrivée à Londres en 1965, j’ai été placé dans un petit bureau au 18e étage et on m’a demandé de réfléchir à l’avenir sans aucune indication réelle de ce qu’on attendait de moi. C’était l’approche typique du laissez-faire de Shell. Après, j’ai découvert ce qui allait réellement se passer, et c’est là que l’histoire a vraiment commencé. » (Ted Newland)9. Cette nomination marqua le début d’une nouvelle façon, toujours d’actualité10, d’aborder la planification chez Shell.
En 1967, Jimmy Davison et Ted Newland, avec l’aide d’Henk Alkema et du français Pierre Wack, commencèrent à développer les premières études de long terme en mettant en évidence des futurs alternatifs. Pour cela, ils vont s’appuyer sur l’expertise du Hudson Institute, fondé en 1961 par Herman Khan, ancien analyste de la RAND Corporation et fondateur de la méthode des scénarios. A partir de l’étude d’un large ensemble de variables (matières premières, enjeux géopolitiques, politique internationale, valeurs culturelles), l’objectif était de concevoir des scénarios alternatifs du futur à l’horizon de l’an 2000, notamment pour tester la viabilité de l’idée de la « croissance éternelle »11. Les travaux réalisés avec le Hudson Institute mirent en évidence deux principaux scénarios :
- un « monde standard et harmonieux », basé sur le libre-échange et des relations de marché
- un « monde de contradictions internes », basé sur des tensions croissantes et du protectionnisme12.
Chez Shell, ce travail permit d’améliorer considérablement la compréhension de l’environnement géopolitique et concurrentiel de l’entreprise. Plus précisément, cette exploration mit en évidence plusieurs résultats importants et permis de trier les « éléments prédéterminés » (facteurs prévisibles) et les « incertitudes » (facteurs incertains). Par exemple, il devenait de plus en plus clair que les pays du Golfe allaient devenir les acteurs les plus influents concernant l’offre de pétrole. Le marché du pétrole pouvait ainsi basculer d’un marché favorable à l’acheteur à un marché favorable au vendeur. Dans ce contexte, la disponibilité et le prix du pétrole ne dépendaient plus seulement des réserves et des techniques de forage, mais aussi des choix politiques des pays producteurs.
Des scénarios pour modifier les modèles mentaux des décideurs
Pour Pierre Wack13, le théoricien de la planification par scénarios chez Shell, l’objectif n’a jamais été de prédire le futur. L’enjeu d’un scénario est de modifier le modèle mental d’un décideur14. Un manager ou un décideur agit toujours rationnellement compte tenu de son modèle mental, c’est-à-dire de sa vision du monde, de ses habitudes, de son expérience et de la perception de son environnement. Wack appelle le modèle mental d’un décideur, le « microcosme ». Lorsqu’un manager prend une décision, celui-ci évalue un ensemble d’alternatives dans un cadre d’analyse qui lui est propre. Un manager décide rationnellement selon son propre « microcosme ».
Le but d’un scénario est donc de questionner, de mettre au défi ou d’influencer le « microcosme » des décideurs. C’est pourquoi les scénarios s’attachent moins à prédire les résultats qu’à comprendre les forces qui permettraient d’y aboutir. La conception de scénarios est d’abord un dispositif d’apprentissage qui doit permettre une meilleure compréhension de l’environnement interne et externe de l’entreprise. Ensuite, les scénarios doivent aider les décideurs à remettre en question leurs propres modèles mentaux et à les modifier si nécessaire. Les scénarios permettent ainsi aux managers de renouveler leur perception de l’environnement, de percevoir les facteurs de contingence et de développer de nouvelles capacités d’analyse.
Dans cette perspective, Wack souligne plusieurs points clés15. Tout d’abord, les scénarios permettent d’exprimer une vision commune de l’avenir, et une compréhension partagée des nouvelles réalités au sein de toute l’organisation. Cependant, ces scénarios ne pourront être acceptés et seront efficaces que lorsqu’ils auront réellement transformé les modèles mentaux initiaux des décideurs. Pour cela, il faut éviter les études qui comprennent plusieurs scénarios décrivant des résultats alternatifs selon une seule dimension. En effet, la tentation est toujours d’identifier un scénario médian comme étant la référence la plus probable. Au contraire, les scénarios doivent se focaliser sur des incertitudes critiques très différentes pour permettre aux décideurs d’avoir une compréhension plus approfondie des risques. Enfin, il est préférable d’introduire les discontinuités et les ruptures dans des scénarios « sans surprise ». Un scénario trop en rupture risquerait d’être éliminé immédiatement.
Conscientiser les ruptures potentielles pour se préparer à agir
Dans les années 1970, les scénarios conçus par les équipes de Ted Newland et de Pierre Wack, s’avérèrent de formidables outils pédagogiques pour tester les représentations du futur chez les managers de Shell. Ils présentèrent une première famille de scénarios : les scénarios de type A. Ces scénarios prévoyaient des limites techniques pour l’extraction du pétrole. Par conséquent, ils envisageaient d’éventuelles pénuries d’approvisionnement et une augmentation substantielle du prix du pétrole devant générer des chocs économiques. Pour Newland et Wack, le futur représenté par les scénarios de type A apparaissait comme le plus probable. Cependant, ces résultats s’écartaient fortement de la vision implicite du monde qui prévalait alors chez Shell. En l’état, ces scénarios étaient difficilement acceptables par le top management.
Une nouvelle famille de scénarios fut alors conçue : les scénarios de type B. Ces scénarios prévoyaient un avenir plus clément, sans grands changements majeurs. Toutefois, pour tenir une telle prédiction, les scénarios devaient forcément s’appuyer sur des hypothèses invraisemblables et impliquaient des situations particulièrement improbables. Les invraisemblances des hypothèses et l’improbabilité des situations des scénarios B forcèrent la direction de Shell à réaliser à quel point le monde à venir serait inévitablement différent et très fortement perturbé. Les scénarios de Newland et de Wack ont vite attiré l’attention de la direction de Shell, car ils modifiaient considérablement les cadres d’analyses habituels. La direction prit alors deux décisions : utiliser la planification par scénarios dans les bureaux centraux et les entités opérationnelles, et communiquer les résultats aux gouvernements des principaux pays consommateurs de pétrole. Les scénarios furent ensuite diffusés aux unités opérationnelles afin qu’elles puissent évaluer leurs stratégies vis-à-vis des deux familles de scénarios.
Pour Jan Choufoer, coordinateur des activités de raffinerie de Shell, ces scénarios ont permis d’appuyer son idée en cas de hausse brutale du prix du pétrole. Sa stratégie reposait sur la distinction de trois familles de produits issues du pétrole brut16 : les carburants légers (propane, butane), les carburants moyens (essence, kérosène, gazole) et les carburants lourds (fioul, bitume). Il constata rapidement que les carburants légers et moyens avaient une valeur unique, car il n’existait pas de substitut facile. Par exemple, l’essence des moteurs thermiques des voitures ne pouvait pas être remplacé par une autre substance. A l’inverse, les carburants lourds pouvaient être remplacés rapidement. Le fioul pour le chauffage pouvait aisément être substitué par le charbon ou le gaz. Les carburants lourds devaient donc être vendus à un prix compétitif, alors que les carburants légers pouvaient être vendus à un prix plus élevé.
En outre, grâce à un procédé industriel (le « craquage » ), les raffineurs avaient la capacité de fabriquer des produits légers à partir des produits lourds. Jan Choufoer proposa alors de développer des capacités de craquage supplémentaire afin de pouvoir convertir massivement les carburants lourds en carburants légers. En cas de crise d’approvisionnement ou d’explosion des prix du pétrole, la stratégie consistait donc à réduire les ventes de carburants lourds, à abandonner les clients de ces produits à la concurrence et à transformer rapidement les produits lourds en produits légers. Cette stratégie – bien qu’extrêmement coûteuse – baptisée « upgrading policy », devenait très intéressante quand il existait un déséquilibre important entre la demande de produits légers et celle de produits lourds. En cas de hausse des prix du pétrole et des produits légers, elle devenait même extrêmement rentable. En conséquence, lorsque la crise des prix du pétrole s’est produite, Shell était prête à agir.
La planification par scénarios chez Shell
Chez Shell, l’intérêt des scénarios n’a jamais été la prédiction du futur. La valeur des scénarios réside surtout dans la manière dont ils permettent de modifier, d’amender, et de transformer les visions d’un monde en devenir. Le critère de réussite de la planification par scénarios n’est pas la découverte d’un événement futur, mais sa capacité à susciter des actions en réponse à une nouvelle perception du futur17. Cette réussite dépend cependant de l’intégration des scénarios dans les processus et les routines organisationnels tels que l’élaboration de stratégies, la gestion des risques, l’innovation et les affaires publiques18.