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A fork in the road with two paths diverging symbolizing a decision point between different options. Concept Decision Making, Fork in the Road, Diverging Paths, Choices, Crossroads
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5 principes pour passer à l’action face à l’incertitude

Etienne Minvielle
Etienne Minvielle
directeur du Centre de recherche en gestion de l'École polytechnique (IP Paris)
Hervé DUMEZ
Hervé Dumez
directeur de recherche au CNRS et professeur à l'École polytechnique (IP Paris)
En bref
  • Face à l’inconnu, les acteurs doivent gérer des situations sans référence à une connaissance préalable.
  • La gestion se fonde sur une rationalité pragmatique basée sur cinq principes, dont notamment le fait d’entreprendre des actions pratiques et d’évaluer rapidement leur efficacité.
  • Pendant la crise COVID-19, par exemple, la méthode utilisée a consisté à tester des hypothèses sur le terrain en les actualisant en fonction des premiers résultats perceptibles.
  • Les acteurs, en acceptant de s’engager dans de grandes enquêtes collectives, doivent également développer une attitude humble et de la prudence face aux affirmations simplistes.
  • Ces principes constituent une gestion spécifique au sein des organisations, baptisée High-Pragmatic-Organisation (HPO).

Si la manière de gér­er des sit­u­a­tions d’incertitude rel­a­tive relève de principes con­nus, celle qui con­siste à maîtris­er une sit­u­a­tion de grande incer­ti­tude, c’est-à-dire où l’inconnu règne en tout point, est moins claire. Dans ces cas, au demeu­rant rares, la référence à une con­nais­sance exis­tante n’existe plus (on par­le ain­si de cas de sit­u­a­tions d’« unknown unknown », par oppo­si­tion à celles où une référence existe, nom­mées « known unknown »). La ges­tion n’a donc plus grand-chose à voir avec l’application de règles déjà employées par le passé.

La 1ère vague de la crise du COVID-19 a été un cas exem­plaire de ce type de sit­u­a­tions1. Lors de cette péri­ode, il a été impos­si­ble de se référ­er à un évène­ment passé. Bap­tisée un temps de « grip­pette », les taux élevés de mor­tal­ité con­statés sont rapi­de­ment venus con­tredire l’affirmation. De sur­croît, les durées d’hospitalisation en réan­i­ma­tion se sont avérées beau­coup plus longues que celles  habituelle­ment observées dans le cas d’autres virus infec­tieux res­pi­ra­toires, et la perte d’odorat a représen­té un symp­tôme jusqu’alors mécon­nu. Les « sur­pris­es » furent innom­brables, ren­dant déli­cat tout raison­nement par référence à une con­nais­sance existante.

En réponse, les acteurs ont appris à tâtons et ont pris des déci­sions actu­al­isées dans l’urgence. Cer­tains ont con­sid­éré que ces actions rel­e­vaient de l’intuition et du flair. Pour­tant, à y regarder de près, elles témoignent d’une cer­taine forme de ges­tion. C’est ce que mon­tre l’étude menée par entre­tiens auprès de plus de 120 acteurs du sys­tème hos­pi­tal­ier français, et pub­liée récem­ment dans l’Euro­pean Man­age­ment Review2.

La ges­tion dont il est ques­tion s’appuie sur une ratio­nal­ité qui n’est ni cartési­enne, ni proche du con­cept d’High-Reli­a­bil­i­ty-Orga­ni­za­tion (HRO) pour­tant sou­vent mobil­isé en cas de sit­u­a­tion incer­taine. Il s’agit plutôt d’une ratio­nal­ité prag­ma­tique, qui con­siste à men­er une enquête col­lec­tive afin de tester des hypothès­es sur le ter­rain. Cinq principes émer­gent, et témoignent d’une capac­ité des acteurs hos­pi­tal­iers français à avoir su faire preuve de réal­isme face à l’inconnu.

#1 Entreprendre des actions pratiques dans le cadre d’une enquête 

Ce pre­mier principe incite à con­cevoir des actions sans atten­dre d’avoir une infor­ma­tion par­faite. Les actions envis­agées représen­tent à ce stade des hypothès­es. Elles sont issues des pre­miers résul­tats de l’enquête qui les sélec­tionne à par­tir des moyens suiv­ants : (i) tir­er des enseigne­ments d’événe­ments inhab­ituels qui sont observ­ables sur le ter­rain (des anom­alies comme par exem­ple la durée anor­male­ment longue des pas­sages en réan­i­ma­tion des patients atteints de COVID-19, sur­prenante au regard des con­nais­sances sur les effets des virus infec­tieux de l’appareil res­pi­ra­toire) ; (ii) con­solid­er la fia­bil­ité de l’information récupérée en tri­an­gu­lant dif­férentes sources ou en éval­u­ant le pro­fil de l’émet­teur de l’alerte (ce que cer­tains nom­ment la « vig­i­lance épistémique ») ; (iii) et lorsque les hypothès­es sont con­tra­dic­toires, organ­is­er des débats entre les dif­férentes par­ties prenantes pour faire émerg­er une déci­sion col­lec­tive (comme dans le cas de la récep­tion des courbes chi­nois­es sur l’incidence de la pandémie qui a con­duit à réu­nir plusieurs spé­cial­istes médi­caux et épidémi­ol­o­gistes pour con­fron­ter leurs points de vue). Dans cette activ­ité, tout effort de mod­éli­sa­tion est aus­si utile, mais ne con­stitue pas une con­di­tion suff­isante, car il n’arrive ni à con­tex­tu­alis­er suff­isam­ment (le rap­port entre des pro­jec­tions nationales et une sit­u­a­tion locale), ni à apporter une pré­dic­tion suff­isam­ment fiable, en rai­son d’une var­iété de critères nou­veaux qui vien­nent per­turber le calcul.

#2 Tester l’hypothèse sur le terrain en s’assurant d’un retour rapide des constats

Ce principe impose le test de l’hypothèse sur le ter­rain, seul critère apte à juger de sa per­ti­nence. Ce recours au ter­rain inter­vient mal­gré l’ignorance envi­ron­nante, et des con­di­tions à agir qui sont rarement opti­males. Les objec­tifs sont guidés par une recherche d’évidences et d’apprentissage, quand la mise en œuvre con­siste à cir­con­scrire le test en dif­férentes petites étapes qui sont suiv­ies à chaque fois d’un retour rapi­de. Cette démarche incré­men­tale per­met d’optimiser l’évaluation de la per­ti­nence de l’action en per­dant le moins de temps pos­si­ble, et en évi­tant des erreurs trop man­i­festes. Un exem­ple en début de la crise COVID-19 a été la pri­or­ité des actions engagées placées sur le secteur hos­pi­tal­ier san­i­taire (lim­i­ta­tion des venues des patients à l’hôpital, mise en place de mesures de quar­an­taine, procé­dures de pro­tec­tion du per­son­nel, aug­men­ta­tion du nom­bre de lits de réan­i­ma­tion, pour ne citer que les prin­ci­pales). Ces actions se sont rapi­de­ment avérées per­ti­nentes. En même temps, elles ont révélé en creux la faib­lesse des actions menées dans les étab­lisse­ments d’EPHAD où de nom­breux patients âgés et vul­nérables étaient pour­tant con­fron­tés au risque du virus. Ce con­stat a con­duit à rapi­de­ment éten­dre et ren­forcer les actions menées à ce secteur, comme le pré­conise le principe suivant.

#3 Revisiter les hypothèses initiales lors de délibérations collectives

Ce principe garan­tit que les organ­i­sa­tions traduisent de manière appro­priée les résul­tats des tests de ter­rain en adap­tant leurs actions si besoin. En fonc­tion des retours d’expérience et de la délibéra­tion col­lec­tive qui s’ensuit, les acteurs main­ti­en­nent l’hypothèse ini­tiale, ou bien la mod­i­fient, voire la refor­mu­lent. La mul­ti­dis­ci­pli­nar­ité des délibéra­tions col­lec­tives et l’ouverture d’esprit des par­tic­i­pants sont des critères essen­tiels lors de cette révi­sion. Plus la délibéra­tion implique de points de vue var­iés d’experts, plus la mise à jour a des chances d’être per­ti­nente.  De même, plus les atti­tudes exprimées acceptent les con­clu­sions de la délibéra­tion, plus l’hypothèse retenue a des chances d’être adoptée.

Avec ce troisième principe se con­clut une démarche glob­ale. Com­posée de trois étapes : (i) déf­i­ni­tion d’une hypothèse ; (ii) test sur le ter­rain ; (iii) actu­al­i­sa­tion de l’hypothèse en fonc­tion des résul­tats, elle est car­ac­téris­tique d’une méth­ode d’abduction. On part d’une hypothèse, on véri­fie sa per­ti­nence en glanant des faits observ­ables, et on en déduit son main­tien ou son rem­place­ment par une autre. Cette démarche a d’autant plus de chance d’être effi­cace que l’enquête est menée col­lec­tive­ment afin de cap­tur­er le max­i­mum d’indices. Elle est aus­si large­ment dépen­dante des atti­tudes des mem­bres qui y sont engagés comme le pré­cise le principe suivant. 

#4 Développer une attitude de faillibilisme et anti-dualiste

Selon ce principe, les acteurs sont encour­agés à exprimer leurs doutes et à faire preuve d’humilité (le fail­li­bil­isme), car les con­nais­sances acquis­es sont extrême­ment frag­iles, sub­or­don­nées à l’apparition de nou­veaux faits observ­ables. De même, ils sont invités à éviter les sim­pli­fi­ca­tions par des dichotomies entre le oui et le non (les posi­tions dual­istes), car elles réduisent générale­ment la capac­ité à sélec­tion­ner et inter­préter des indices. Sans ces deux atti­tudes, le risque est grand de pren­dre des déci­sions erronées, et de leur accorder une trop grande pertinence.

Un cas témoignant de l’importance de ce principe aura été le débat sur l’hydroxychloroquine comme traite­ment con­tre le virus. Que l’hypothèse d’un tel traite­ment soit émise n’a en soi rien de choquant. Elle était même fondée au regard des con­nais­sances sur le sujet. En revanche, l’absence de remise en cause alors que les essais menés ne rap­por­taient pas de résul­tats probants témoigne d’une posi­tion trop affir­mée, et dual­iste, en faveur du « oui ». 

Dans cette quête d’attitudes appro­priées, l’environnement extérieur aux acteurs engagés dans l’enquête tient un rôle impor­tant, sus­cep­ti­ble de déclencher des pres­sions néfastes.

#5 Protéger l’expertise des pressions extérieures

Les sit­u­a­tions incon­nues doivent être gérées par ceux qui pos­sè­dent la con­nais­sance la plus pré­cise de l’événement. Notam­ment, si les acteurs de ter­rain déti­en­nent l’expertise qui est en train de se con­stru­ire (ce qui est sou­vent le cas), ils doivent être pri­or­i­taires dans les actions à entre­pren­dre. Une con­séquence est de les pro­téger des pres­sions extérieures, situées hors de l’espace de l’enquête. Ces dernières peu­vent en effet entraver l’effort entre­pris. La crise COVID-19 en a mis en évi­dence deux :

  1. Les pres­sions insti­tu­tion­nelles qui ont pu remet­tre en cause des actions locales au nom d’une pri­or­ité don­née aux déci­sions venant d’échelons hiérar­chiques supérieurs, pour­tant sans per­ti­nence au regard des exper­tis­es respectives.
  2. Les pres­sions médi­a­tiques qui ont pu ori­en­ter les débats vers des con­fronta­tions dénuées de nuances, en rai­son des formes d’expression imposées. À nou­veau, le débat sur l’hydroxychloroquine est un bon exem­ple : les échanges sur les plateaux TV ont sou­vent tourné à des oppo­si­tions car­i­cat­u­rales entre les pros et les antis, enfer­mant les acteurs dans des posi­tions de défense d’un point de vue, bien éloignées des atti­tudes de fail­li­bil­isme et d’anti-dualisme néces­saires, mais aus­si préju­di­cia­bles. Des acteurs de ter­rain se sont ain­si retrou­vés face à des patients souhai­tant coûte que coûte le traite­ment alors qu’aucune évi­dence ne l’imposait.

Les sit­u­a­tions incon­nues doivent être gérées par ceux qui pos­sè­dent la con­nais­sance la plus pré­cise de l’événement.

Les mesures préven­tives à l’égard de ces pres­sions extérieures se situent au niveau des délibéra­tions col­lec­tives organ­isées par les acteurs déten­teurs de l’expertise. Ces derniers doivent faire preuve de pru­dence face à des affir­ma­tions trop sim­plistes provenant de l’en­vi­ron­nement. Ils doivent aus­si se pro­téger des pres­sions en s’unissant col­lec­tive­ment.  Toute­fois, cette pro­tec­tion organ­isée ne doit pas couper l’expertise d’informations pro­duites ailleurs. Selon le principe de l’enquête col­lec­tive, des indices peu­vent en effet s’y glan­er. Ils doivent donc établir un savant équili­bre entre souci de pro­tec­tion et sélec­tion des infor­ma­tions environnantes. 

Des High-Pragmatic-Organization pour gérer l’inconnu ?

Les cinq principes édic­tés sont inspirés des approches théoriques du prag­ma­tisme, courant de pen­sée nord-améri­cain du début du XXème siè­cle. Réu­nis, ils com­posent une ges­tion par­ti­c­ulière assumée au niveau de l’hôpital que l’on peut bap­tis­er High-Prag­mat­ic-Organ­i­sa­tion (HPO) en référence à ce courant. Une HPO organ­ise des enquêtes col­lec­tives, engage des démarch­es d’abduction, s’appuie sur des acteurs dont les atti­tudes cul­tivent le doute et d’humilité, et se préserve des pres­sions extérieures34. Les acteurs hos­pi­tal­iers français en agis­sant de la sorte ont mon­tré que l’hôpital peut fonc­tion­ner selon ses principes pour faire face à l’inconnu.

Ce nou­veau voca­ble con­ceptuel fait aus­si allu­sion à un autre con­cept, celui d’High-Reli­a­bil­i­ty-Orga­ni­za­tion (HRO), qui est sou­vent employé pour exprimer la ges­tion néces­saire en sit­u­a­tion d’incertitude5. Une HRO qual­i­fie une organ­i­sa­tion apte à faire face à des sit­u­a­tions de crise où l’incertitude règne par l’application de dif­férents principes (un hôpi­tal, mais aus­si une cen­trale nucléaire ou un sys­tème d’organisation des vols aériens, peu­vent ain­si être assim­ilées à des HROs en cas de crise).

Sans les détailler, les principes pro­posés se dis­tinguent pour­tant de ceux qui vien­nent d’être décrits sur un point essen­tiel, l’absence de référence, et donc de pos­si­bil­ité d’exprimer une fia­bil­ité (« reli­a­bil­i­ty »). Pour rap­pel, la fia­bil­ité vise à min­imiser les écarts par rap­port à un état nor­mal qui fixe les normes de per­for­mance6. Elle fait référence à l’an­tic­i­pa­tion en déclen­chant des actions préven­tives7. Avec les HROs, les opéra­teurs de con­trôle des cen­trales nucléaires peu­vent, par exem­ple, arrêter les réac­teurs s’ils pensent que les opéra­tions ont pénétré dans ces zones. De même, les pilotes d’avion peu­vent refuser de vol­er s’ils esti­ment que l’équipement ou les con­di­tions météorologiques sont dangereux.

Or, lorsque les acteurs sont con­fron­tés à l’inconnu, ce raison­nement est inopérant, car l’action vise juste­ment à définir ce que peu­vent être ces normes, et par déduc­tion les principes d’une préven­tion. Par exem­ple, lors de la mise en place d’un suivi à dis­tance de patients présen­tant des formes légères de COVID-19, le pre­mier retour d’expérience a per­mis de com­pren­dre la per­ti­nence du dis­posi­tif. Aupar­a­vant, les ges­tion­naires admet­taient ces patients sans se ren­dre compte qu’ils occu­paient inutile­ment des lits, et aug­men­taient le risque de prop­a­ga­tion du virus. Le car­ac­tère préven­tif de l’action ne s’est jugé qu’à la suite de l’épreuve empirique.

Finale­ment, on peut dire que si des principes de ges­tion des HRO peu­vent se retrou­ver, l’absence de référence à une nor­mal­ité lim­ite l’application du con­cept en cas de sit­u­a­tion incon­nue. Dans ces sit­u­a­tions, la référence ne se déter­mine pas à l’avance, mais se con­stru­it a pos­te­ri­ori. Pour cette rai­son, le con­cept d’HPO, et de ses cinq principes, appa­raît plus appro­prié pour y faire face.

1Van Damme, W., R. Dahake, A. Delam­ou, B. Ingel­been, E. Wouters, G. Van­ham, … and Y. Asse­fa, 2020. “The COVID-19 pan­dem­ic: diverse con­texts; dif­fer­ent epidemics—how and why?”. BMJ Glob­al Health, 5(7), e003098. doi:10.1136/bmjgh-2020–003098.
2https://​onlineli​brary​.wiley​.com/​d​o​i​/​f​u​l​l​/​1​0​.​1​1​1​1​/​e​m​r​e​.​12665
3Peirce, C. S., 1992b. Rea­son­ing and the log­ic of things: The Cam­bridge con­fer­ences lec­tures of 1898. Cam­bridge, MA: Har­vard Uni­ver­si­ty Press.
4Dewey, J., 1938. Log­ic, the the­o­ry of inquiry. New York: H. Holt and com­pa­ny.
5Weick, K. E. and K. M. Sut­cliffe, 2001. Man­ag­ing the unex­pect­ed (vol. 9). San Fran­cis­co: Jossey-Bass.
6Roberts, K. H., 1990. “Some Char­ac­ter­is­tics of One Type of High Reli­a­bil­i­ty Orga­ni­za­tion”. Orga­ni­za­tion Sci­ence, 1(2): 160–176. doi:10.1287/orsc.1.2.160.
7Roe, E. and P. R. Schul­man, 2008. High-reli­a­bil­i­ty man­age­ment: Oper­at­ing on the edge. Palo Alto, CA: Stan­ford Uni­ver­si­ty Press.

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