5 principes pour passer à l’action face à l’incertitude
- Face à l’inconnu, les acteurs doivent gérer des situations sans référence à une connaissance préalable.
- La gestion se fonde sur une rationalité pragmatique basée sur cinq principes, dont notamment le fait d’entreprendre des actions pratiques et d’évaluer rapidement leur efficacité.
- Pendant la crise COVID-19, par exemple, la méthode utilisée a consisté à tester des hypothèses sur le terrain en les actualisant en fonction des premiers résultats perceptibles.
- Les acteurs, en acceptant de s’engager dans de grandes enquêtes collectives, doivent également développer une attitude humble et de la prudence face aux affirmations simplistes.
- Ces principes constituent une gestion spécifique au sein des organisations, baptisée High-Pragmatic-Organisation (HPO).
Si la manière de gérer des situations d’incertitude relative relève de principes connus, celle qui consiste à maîtriser une situation de grande incertitude, c’est-à-dire où l’inconnu règne en tout point, est moins claire. Dans ces cas, au demeurant rares, la référence à une connaissance existante n’existe plus (on parle ainsi de cas de situations d’« unknown unknown », par opposition à celles où une référence existe, nommées « known unknown »). La gestion n’a donc plus grand-chose à voir avec l’application de règles déjà employées par le passé.
La 1ère vague de la crise du COVID-19 a été un cas exemplaire de ce type de situations1. Lors de cette période, il a été impossible de se référer à un évènement passé. Baptisée un temps de « grippette », les taux élevés de mortalité constatés sont rapidement venus contredire l’affirmation. De surcroît, les durées d’hospitalisation en réanimation se sont avérées beaucoup plus longues que celles habituellement observées dans le cas d’autres virus infectieux respiratoires, et la perte d’odorat a représenté un symptôme jusqu’alors méconnu. Les « surprises » furent innombrables, rendant délicat tout raisonnement par référence à une connaissance existante.
En réponse, les acteurs ont appris à tâtons et ont pris des décisions actualisées dans l’urgence. Certains ont considéré que ces actions relevaient de l’intuition et du flair. Pourtant, à y regarder de près, elles témoignent d’une certaine forme de gestion. C’est ce que montre l’étude menée par entretiens auprès de plus de 120 acteurs du système hospitalier français, et publiée récemment dans l’European Management Review2.
La gestion dont il est question s’appuie sur une rationalité qui n’est ni cartésienne, ni proche du concept d’High-Reliability-Organization (HRO) pourtant souvent mobilisé en cas de situation incertaine. Il s’agit plutôt d’une rationalité pragmatique, qui consiste à mener une enquête collective afin de tester des hypothèses sur le terrain. Cinq principes émergent, et témoignent d’une capacité des acteurs hospitaliers français à avoir su faire preuve de réalisme face à l’inconnu.
#1 Entreprendre des actions pratiques dans le cadre d’une enquête
Ce premier principe incite à concevoir des actions sans attendre d’avoir une information parfaite. Les actions envisagées représentent à ce stade des hypothèses. Elles sont issues des premiers résultats de l’enquête qui les sélectionne à partir des moyens suivants : (i) tirer des enseignements d’événements inhabituels qui sont observables sur le terrain (des anomalies comme par exemple la durée anormalement longue des passages en réanimation des patients atteints de COVID-19, surprenante au regard des connaissances sur les effets des virus infectieux de l’appareil respiratoire) ; (ii) consolider la fiabilité de l’information récupérée en triangulant différentes sources ou en évaluant le profil de l’émetteur de l’alerte (ce que certains nomment la « vigilance épistémique ») ; (iii) et lorsque les hypothèses sont contradictoires, organiser des débats entre les différentes parties prenantes pour faire émerger une décision collective (comme dans le cas de la réception des courbes chinoises sur l’incidence de la pandémie qui a conduit à réunir plusieurs spécialistes médicaux et épidémiologistes pour confronter leurs points de vue). Dans cette activité, tout effort de modélisation est aussi utile, mais ne constitue pas une condition suffisante, car il n’arrive ni à contextualiser suffisamment (le rapport entre des projections nationales et une situation locale), ni à apporter une prédiction suffisamment fiable, en raison d’une variété de critères nouveaux qui viennent perturber le calcul.
#2 Tester l’hypothèse sur le terrain en s’assurant d’un retour rapide des constats
Ce principe impose le test de l’hypothèse sur le terrain, seul critère apte à juger de sa pertinence. Ce recours au terrain intervient malgré l’ignorance environnante, et des conditions à agir qui sont rarement optimales. Les objectifs sont guidés par une recherche d’évidences et d’apprentissage, quand la mise en œuvre consiste à circonscrire le test en différentes petites étapes qui sont suivies à chaque fois d’un retour rapide. Cette démarche incrémentale permet d’optimiser l’évaluation de la pertinence de l’action en perdant le moins de temps possible, et en évitant des erreurs trop manifestes. Un exemple en début de la crise COVID-19 a été la priorité des actions engagées placées sur le secteur hospitalier sanitaire (limitation des venues des patients à l’hôpital, mise en place de mesures de quarantaine, procédures de protection du personnel, augmentation du nombre de lits de réanimation, pour ne citer que les principales). Ces actions se sont rapidement avérées pertinentes. En même temps, elles ont révélé en creux la faiblesse des actions menées dans les établissements d’EPHAD où de nombreux patients âgés et vulnérables étaient pourtant confrontés au risque du virus. Ce constat a conduit à rapidement étendre et renforcer les actions menées à ce secteur, comme le préconise le principe suivant.
#3 Revisiter les hypothèses initiales lors de délibérations collectives
Ce principe garantit que les organisations traduisent de manière appropriée les résultats des tests de terrain en adaptant leurs actions si besoin. En fonction des retours d’expérience et de la délibération collective qui s’ensuit, les acteurs maintiennent l’hypothèse initiale, ou bien la modifient, voire la reformulent. La multidisciplinarité des délibérations collectives et l’ouverture d’esprit des participants sont des critères essentiels lors de cette révision. Plus la délibération implique de points de vue variés d’experts, plus la mise à jour a des chances d’être pertinente. De même, plus les attitudes exprimées acceptent les conclusions de la délibération, plus l’hypothèse retenue a des chances d’être adoptée.
Avec ce troisième principe se conclut une démarche globale. Composée de trois étapes : (i) définition d’une hypothèse ; (ii) test sur le terrain ; (iii) actualisation de l’hypothèse en fonction des résultats, elle est caractéristique d’une méthode d’abduction. On part d’une hypothèse, on vérifie sa pertinence en glanant des faits observables, et on en déduit son maintien ou son remplacement par une autre. Cette démarche a d’autant plus de chance d’être efficace que l’enquête est menée collectivement afin de capturer le maximum d’indices. Elle est aussi largement dépendante des attitudes des membres qui y sont engagés comme le précise le principe suivant.
#4 Développer une attitude de faillibilisme et anti-dualiste
Selon ce principe, les acteurs sont encouragés à exprimer leurs doutes et à faire preuve d’humilité (le faillibilisme), car les connaissances acquises sont extrêmement fragiles, subordonnées à l’apparition de nouveaux faits observables. De même, ils sont invités à éviter les simplifications par des dichotomies entre le oui et le non (les positions dualistes), car elles réduisent généralement la capacité à sélectionner et interpréter des indices. Sans ces deux attitudes, le risque est grand de prendre des décisions erronées, et de leur accorder une trop grande pertinence.
Un cas témoignant de l’importance de ce principe aura été le débat sur l’hydroxychloroquine comme traitement contre le virus. Que l’hypothèse d’un tel traitement soit émise n’a en soi rien de choquant. Elle était même fondée au regard des connaissances sur le sujet. En revanche, l’absence de remise en cause alors que les essais menés ne rapportaient pas de résultats probants témoigne d’une position trop affirmée, et dualiste, en faveur du « oui ».
Dans cette quête d’attitudes appropriées, l’environnement extérieur aux acteurs engagés dans l’enquête tient un rôle important, susceptible de déclencher des pressions néfastes.
#5 Protéger l’expertise des pressions extérieures
Les situations inconnues doivent être gérées par ceux qui possèdent la connaissance la plus précise de l’événement. Notamment, si les acteurs de terrain détiennent l’expertise qui est en train de se construire (ce qui est souvent le cas), ils doivent être prioritaires dans les actions à entreprendre. Une conséquence est de les protéger des pressions extérieures, situées hors de l’espace de l’enquête. Ces dernières peuvent en effet entraver l’effort entrepris. La crise COVID-19 en a mis en évidence deux :
- Les pressions institutionnelles qui ont pu remettre en cause des actions locales au nom d’une priorité donnée aux décisions venant d’échelons hiérarchiques supérieurs, pourtant sans pertinence au regard des expertises respectives.
- Les pressions médiatiques qui ont pu orienter les débats vers des confrontations dénuées de nuances, en raison des formes d’expression imposées. À nouveau, le débat sur l’hydroxychloroquine est un bon exemple : les échanges sur les plateaux TV ont souvent tourné à des oppositions caricaturales entre les pros et les antis, enfermant les acteurs dans des positions de défense d’un point de vue, bien éloignées des attitudes de faillibilisme et d’anti-dualisme nécessaires, mais aussi préjudiciables. Des acteurs de terrain se sont ainsi retrouvés face à des patients souhaitant coûte que coûte le traitement alors qu’aucune évidence ne l’imposait.
Les situations inconnues doivent être gérées par ceux qui possèdent la connaissance la plus précise de l’événement.
Les mesures préventives à l’égard de ces pressions extérieures se situent au niveau des délibérations collectives organisées par les acteurs détenteurs de l’expertise. Ces derniers doivent faire preuve de prudence face à des affirmations trop simplistes provenant de l’environnement. Ils doivent aussi se protéger des pressions en s’unissant collectivement. Toutefois, cette protection organisée ne doit pas couper l’expertise d’informations produites ailleurs. Selon le principe de l’enquête collective, des indices peuvent en effet s’y glaner. Ils doivent donc établir un savant équilibre entre souci de protection et sélection des informations environnantes.
Des High-Pragmatic-Organization pour gérer l’inconnu ?
Les cinq principes édictés sont inspirés des approches théoriques du pragmatisme, courant de pensée nord-américain du début du XXème siècle. Réunis, ils composent une gestion particulière assumée au niveau de l’hôpital que l’on peut baptiser High-Pragmatic-Organisation (HPO) en référence à ce courant. Une HPO organise des enquêtes collectives, engage des démarches d’abduction, s’appuie sur des acteurs dont les attitudes cultivent le doute et d’humilité, et se préserve des pressions extérieures34. Les acteurs hospitaliers français en agissant de la sorte ont montré que l’hôpital peut fonctionner selon ses principes pour faire face à l’inconnu.
Ce nouveau vocable conceptuel fait aussi allusion à un autre concept, celui d’High-Reliability-Organization (HRO), qui est souvent employé pour exprimer la gestion nécessaire en situation d’incertitude5. Une HRO qualifie une organisation apte à faire face à des situations de crise où l’incertitude règne par l’application de différents principes (un hôpital, mais aussi une centrale nucléaire ou un système d’organisation des vols aériens, peuvent ainsi être assimilées à des HROs en cas de crise).
Sans les détailler, les principes proposés se distinguent pourtant de ceux qui viennent d’être décrits sur un point essentiel, l’absence de référence, et donc de possibilité d’exprimer une fiabilité (« reliability »). Pour rappel, la fiabilité vise à minimiser les écarts par rapport à un état normal qui fixe les normes de performance6. Elle fait référence à l’anticipation en déclenchant des actions préventives7. Avec les HROs, les opérateurs de contrôle des centrales nucléaires peuvent, par exemple, arrêter les réacteurs s’ils pensent que les opérations ont pénétré dans ces zones. De même, les pilotes d’avion peuvent refuser de voler s’ils estiment que l’équipement ou les conditions météorologiques sont dangereux.
Or, lorsque les acteurs sont confrontés à l’inconnu, ce raisonnement est inopérant, car l’action vise justement à définir ce que peuvent être ces normes, et par déduction les principes d’une prévention. Par exemple, lors de la mise en place d’un suivi à distance de patients présentant des formes légères de COVID-19, le premier retour d’expérience a permis de comprendre la pertinence du dispositif. Auparavant, les gestionnaires admettaient ces patients sans se rendre compte qu’ils occupaient inutilement des lits, et augmentaient le risque de propagation du virus. Le caractère préventif de l’action ne s’est jugé qu’à la suite de l’épreuve empirique.
Finalement, on peut dire que si des principes de gestion des HRO peuvent se retrouver, l’absence de référence à une normalité limite l’application du concept en cas de situation inconnue. Dans ces situations, la référence ne se détermine pas à l’avance, mais se construit a posteriori. Pour cette raison, le concept d’HPO, et de ses cinq principes, apparaît plus approprié pour y faire face.