3 biais de loyauté qui nous empêchent d’avancer
Analyser un problème avec recul, imaginer des solutions cohérentes et choisir l’option la plus pertinente suppose de prendre une distance raisonnable avec trois loyautés psychologiques dont on n’a pas toujours conscience.
#1 Loyauté au passé
Effet de fixation
Avez-vous déjà eu une idée fixe qui vous empêchait d’avancer ? Vous avez alors tenté de vous en débarrasser, par exemple en pensant à autre chose, mais plus vous tentiez de ne plus y penser plus l’idée lancinante revenait à la surface et bloquait votre réflexion. Ce phénomène apparaît dès lors que des automatismes mentaux ont été intériorisés. Certes cela permet de résoudre les problèmes habituels de manière rapide et efficace, mais la spécificité d’un problème est souvent de recouvrir un caractère inattendu.
Pour comprendre la dynamique des idées fixes, partons d’une tâche de résolution de problème très simple : concevoir en dix minutes le plus de solutions pour qu’un œuf de poule lâché d’une hauteur de 10 mètres ne se casse pas ! Voyons comment fonctionne l’effet de fixation des automatismes liés aux pratiques professionnelles1. Lorsque l’on soumet ce problème à des ingénieurs ou à des designers industriels, on constate que ces derniers sont plus créatifs : ils génèrent plus d’idées, et celles-ci sont plus originales. Il y a un effet de loyauté implicite à leur background professionnel, alors même que celui-ci n’a pas lieu d’être au regard du problème à résoudre.
Est-il possible de lutter contre ces effets ? Revenons à notre problème du lâcher d’œuf, les chercheurs2 vont accompagner la consigne d’un exemple pour stimuler et aider les participants à résoudre ce problème : « vous pouvez par exemple concevoir un parachute pour l’œuf ». Le résultat est contre-intuitif : cet exemple va entraîner une baisse du nombre de solutions d’une part, et une chute de leur originalité d’autre part, et ce tout autant chez les ingénieurs que les designers.
Comment interpréter un tel résultat ? Les chercheurs vont montrer que certains exemples réduisent la créativité, on les appelle des exemples restrictifs, alors que d’autres vont la stimuler, ce sont les exemples expansifs. Dans notre situation, l’exemple du parachute constitue un exemple restrictif en ce sens qu’il fait partie des exemples les plus classiques, il est commun et n’a rien d’original puisqu’il est habituellement cité spontanément par les participants. Mais le fait de le donner en exemple va activer une idée fixe et restreindre la réflexion. Alors que les exemples expansifs comme « dresser un aigle pour qu’il récupère l’œuf en vol ; congeler l’œuf » sont plus inattendus, ils vont avoir pour effet de libérer l’esprit de l’effet de fixation.
Dit autrement, il est possible de stimuler la créativité pour résoudre des problèmes, à la condition d’éviter d’activer l’effet de fixation (réduire les exemples classiques) et de stimuler à l’aide d’exemples atypiques.
#2 Loyauté au présent
Émotions et biais d’immédiateté
Rares sont les situations où nous résolvons des problèmes en toute quiétude : stress, fatigue, empressement, émotions sont le lot quotidien de nombreux métiers. Quel est le poids de ces facteurs dans la manière d’appréhender un problème ? Pour répondre, projetons-nous dans une situation de résolution de problème bien connue : le jeu de l’ultimatum34.
Imaginez un joueur (appelé « offreur ») à qui l’on donne 100 euros. On lui propose d’offrir une partie de cette somme à un second joueur. Ce dernier, appelé le « répondant », va devoir accepter la somme ou bien la refuser. S’il l’accepte, les deux joueurs repartent avec la somme ainsi répartie, s’il refuse, les deux joueurs doivent redonner tout l’argent et repartent bredouilles. Les résultats montrent bien entendu de nombreuses variations (par exemple selon l’anonymat, l’âge), mais on observe que les offreurs allouent en moyenne 40 % de la somme initiale au répondant. Comment ces derniers vont-ils répondre ? Et bien dès lors que la somme qui leur est proposée est inférieure à 20 % de la somme à partager, les répondants refusent l’argent, considérant qu’ils sont lésés : ils préfèrent perdre et faire perdre plutôt que subir un traitement jugé fortement inéquitable.
Sur la base de ces résultats stables et robustes, de nombreux chercheurs56 ont manipulé les états émotionnels des participants (en l’occurrence ici des répondants). Que montrent les résultats ? En situation d’émotion intense comme la colère ou l’indignation, les répondants ont une sensibilité morale exacerbée. Ils ont tendance à refuser les offres qui ne sont pas proches de 50/50. Dit autrement, ils préfèrent perdre plutôt que de voir l’autre avoir plus qu’eux ! La résolution du problème est ainsi plus déterminée par la gestion de leur frustration du présent que par la perspective du gain. Ils veulent l’égalité plus que l’équité, et se positionnent donc dans une posture punitive de l’offreur. C’est le biais d’immédiateté qui gouverne la manière dont ils gèrent la situation, au détriment de la perspective temporelle d’une récompense monétaire de type « mieux que rien ».
Songez au mail désagréable que vous recevez de la part d’un collègue, et à la manière dont vous allez appréhender ce problème : réagir tout de suite pour gérer votre frustration du moment, quitte à le regretter ensuite, ou bien écrire une réponse que vous placez dans les brouillons pour lire à tête reposée le lendemain ? Question de gestion du temps présent ! Les états émotionnels négatifs sont associés à des comportements plus risqués, car ils opèrent sur le « présent accéléré » en occultant demain : méfiez-vous de vous dans le présent !
#3 Loyauté au futur
Excès d’optimisme et croyance en ses propres promesses
Nous tentons de résoudre dans le présent bon nombre de problèmes futurs grâce à des promesses auxquelles nous croyons, mais que nous ne tiendrons pas systématiquement. Ce n’est pas parce que l’on a prévu d’agir de telle ou telle manière que mis en situation nous le ferons : les attitudes et bonnes intentions sont parfois de piètres prédicteurs des comportements7. Par exemple ce n’est pas parce que nous avons suivi, compris et accepté une session de formation de sécurité que nous allons nécessairement rester vigilants, attentifs et éviter le danger ou réduire la prise de risque lorsque nous devrons résoudre un problème en situation. En cause le biais d’optimisme, qui nous amène à croire aujourd’hui que nous serons demain moins exposés aux évènements négatifs que les autres personnes. De ce fait nous minimisons la difficulté des problèmes à venir et sommes parfois les spécialistes des promesses intenables : songez aux engagements à perdre du poids, à réduire ses addictions, à réguler ses émotions, à finaliser un dossier à temps, etc.
Une partie de nos promesses nous échappent, car nous manquons de modestie sur nous-mêmes dans le futur. Dit autrement, notre manière d’appréhender aujourd’hui les problèmes de demain manque de réalisme quant à la nature du problème que nous rencontrerons et quant à notre capacité à gérer la situation. Bien entendu il ne s’agit pas de devenir pessimiste ! Il s’agit de mettre en place des parades pour « lutter contre soi » lorsque cela s’avère utile.
C’est ainsi qu’agit Ulysse dans l’Odyssée : Ulysse dit « le malin » connaît les faiblesses de la volonté humaine et sait toute la difficulté qu’il aura à résister aux chants des sirènes si dans l’avenir il y est exposé. Tous les marins trop ambitieux avant lui ont été dupés par leur excès de confiance et dévorés par les sirènes. Mais, curieux, il souhaite malgré tout accéder à cette connaissance inaccessible, tout en se méfiant de lui-même. Il va utiliser un stratagème pour maîtriser en amont la personne qu’il sera dans le futur, en se faisant attacher au mât de son navire, alors que ses marins se seront mis des boules de cires dans les oreilles pour ne pas céder à la tentation des sirènes. Arrivé à proximité de l’île aux sirènes et séduit par leur chant, Ulysse va supplier ses compagnons de le détacher, mais sans succès. L’empêchant ainsi, grâce à cette parade d’anticipation, d’en succomber. Ulysse sort grandit de cet épisode, car il connaît maintenant mieux que quiconque ce qui peut manipuler l’âme humaine.
Pour y parvenir, il s’est astreint à limiter sa capacité à opérer des choix, en exerçant un contrôle de soi contraignant. Une manière de résoudre des problèmes par anticipation de soi ! Ces stratégies destinées à anticiper l’appréhension des problèmes futurs portent le nom de « self-nudging »8910. Elles permettent d’anticiper des comportements impulsifs gouvernés par l’excès d’optimisme. Vous utilisez déjà des techniques douces de self-nudging pour anticiper un futur difficile à contrôler : le cochon-tirelire pour ne pas toucher à l’argent des vacances, ou encore la promesse faite publiquement à tous vos amis que vous perdrez du poids d’ici l’été…
En conclusion, il y a trois prix à payer pour résoudre des problèmes avec discernement : faire la paix avec son passé11, se méfier du présent accéléré, et censurer dès aujourd’hui certains comportements prévus demain… le contrôle de notre part obscure est loin d’être un long fleuve tranquille !