En 2023, le Prix Nobel de physique récompense le développement de méthodes expérimentales permettant de générer des impulsions lasers attosecondes (10-18 secondes), des flashs d’une vitesse de l’ordre d’un milliardième de milliardième de seconde. Ils sont utiles à l’étude de la dynamique des électrons dans la matière. Trois scientifiques sont récompensés : Pierre Agostini, Ferenc Krausz et Anne L’Huillier.
Quel est l’intérêt de générer des impulsions lasers attosecondes ?
Les impulsions lasers sont comme des flashs d’appareil photo qui nous permettent de figer et d’observer le mouvement de la matière. Plus le flash est rapide, plus nous pouvons observer des dynamiques rapides. Auparavant, nous étions en mesure de générer des impulsions lasers de l’ordre de la femtoseconde (10-15 seconde). C’est la vitesse à laquelle les noyaux des atomes bougent lors des réactions chimiques. En descendant à l’échelle de l’attoseconde, nous sommes désormais en mesure d’observer les réarrangements des électrons eux-mêmes : ce processus est extrêmement rapide – on le considérait même comme instantané dans beaucoup de modèles théoriques !
Pourquoi est-il important d’observer la dynamique des électrons ?
Les réarrangements d’électrons ont lieu durant des étapes critiques de transformations des atomes, molécules et matériaux. Comprendre cette dynamique est une thématique fondamentale en physique et en chimie. Les lasers attosecondes ont ouvert la voie à une observation expérimentale inédite de la nature. De nombreuses questions peuvent être abordées : comment le nuage d’électrons se réorganise après une perturbation rapide, et combien de temps cela prend-il ? Comment cela influence-t-il le mouvement du noyau ? Pouvons-nous contrôler et piloter le réarrangement des électrons ?
En quoi est-il difficile de caractériser la dynamique des électrons ?
La mécanique quantique nous fournit les équations qui décrivent le comportement de la matière, dont les électrons. Mais résoudre ces équations de façon exacte exige une puissance de calcul gigantesque. Et cela même pour un atome très simple comme l’hélium, composé d’un noyau et de deux électrons… Nous sommes donc très loin de passer à des atomes plus complexes, voire des molécules !
Quelques rappels de physique
De quoi sont composés les objets qui nous entourent ? Plongeons vers l’infiniment petit en prenant l’exemple de l’eau. L’eau est constituée de molécules, les structures de base de la matière. Un verre d’eau pure contient une grande quantité de molécules H2O. Les molécules sont elles-mêmes composées d’atomes : 2 atomes d’hydrogène et 1 atome d’oxygène dans notre exemple. À une échelle encore plus petite, les atomes sont constitués d’un noyau autour duquel gravitent des électrons. Les électrons sont indispensables aux liaisons dans les molécules et participent aux réactions chimiques. Ils interviennent également en physique en contribuant à la conductivité, au magnétisme, au rayonnement électromagnétique, etc.
La seule solution : réaliser des approximations pour simplifier les calculs. Ces approximations fournissent par ailleurs des modèles mentaux simplifiés pour raisonner sur cette physique complexe. Il est donc fondamental qu’elles soient précises. C’est là qu’interviennent les impulsions attosecondes : elles offrent des mesures expérimentales d’une grande finesse, précieuses pour établir et valider ces approximations.
À quelles découvertes scientifiques ont mené les impulsions attosecondes ?
Dans l’électronique, le courant est régi par des commutateurs contrôlés par des champs électromagnétiques. On applique par exemple un champ électrique à un transistor qui, selon que le champ est activé ou non, laisse passer le courant ou le bloque. Si l’on veut explorer les limites de vitesse de basculement de tels commutateurs, on utilise des impulsions lasers au lieu de transistors : les capteurs dits « optoélectroniques » reposent alors sur la variation de lumière pour déclencher leurs actions. La physique attoseconde a développé les champs électromagnétiques les plus rapides et les plus précis qui existent. Des scientifiques à Garching en Allemagne et à Graz en Autriche les ont utilisés pour tester à quelle vitesse il est possible de basculer d’un mode à l’autre. Il en résulte qu’à environ un pétahertz, ou un million de gigahertz, se trouve une limite supérieure pour des processus optoélectroniques bien contrôlés1.
D’autres avancées concernent le délai auquel un électron sort de son atome après l’absorption d’un photon. L’équipe de Ferenc Krausz a ainsi interprété en 2010 des expériences qui montraient une différence de 20 attosecondes entre l’émission d’électrons à partir de deux couches électroniques différentes d’un atome de néon2. Après sept ans de débat scientifique, Anne L’Huillier et son équipe ont pu éclaircir les origines de ce délai comme étant une corrélation entre les électrons du néon3.
Les impulsions attosecondes se sont-elles immiscées dans notre quotidien ?
Non, nous en sommes encore loin. Mais le champ scientifique de leur utilisation ne cesse de s’élargir. Beaucoup de chimistes s’y intéressent depuis les années 2010. L’un des objectifs est de réussir à optimiser certaines réactions chimiques. Toutefois, les dynamiques électroniques sont très complexes et difficiles à contrôler, les recherches en sont toujours à un stade fondamental. Des biologistes moléculaires les utilisent pour observer la façon et la vitesse avec laquelle la charge électrique migre le long de grandes molécules après l’enlèvement soudain d’un électron. Cela leur permet de mieux comprendre l’endommagement de l’ADN par certains rayonnements. L’industrie des semi-conducteurs s’intéresse aussi aux possibilités d’imagerie offertes par ces lasers.
Comment est-il possible de générer une impulsion laser aussi brève ?
La méthode la plus employée aujourd’hui est celle découverte par Anne L’Huillier : un laser (dans la gamme proche infrarouge ou visible) est dirigé vers un gaz d’atomes. Dans les bonnes conditions, le champ électrique laser tire sur les électrons, les pilote sur des trajectoires autour de leurs atomes et les fait collisionner avec leurs atomes. Synchronisées entre tous les atomes, ces collisions génèrent les impulsions attosecondes. Depuis, nous savons qu’il est aussi possible d’utiliser des solides très fins, des miroirs plasma ou encore de travailler avec des lasers à électrons libres. Techniquement, il n’est pas compliqué de générer des trains d’impulsions attosecondes, mais il faut savoir les caractériser. En gagnant en puissance, les sources attosecondes développées aujourd’hui pourront permettre de s’intéresser à de nouveaux processus.
Quelles sont les perspectives dans le domaine ?
Les systèmes étudiés deviennent plus complexes : les molécules sont plus grandes, les solides sont structurés à l’échelle nanométrique… Les impulsions seront de plus en plus courtes, et la frontière des zeptosecondes – des millièmes d’attosecondes – va tomber. À cette échelle, il sera possible de réaliser des observations similaires pour les protons et les neutrons liés dans les noyaux des atomes.
Une autre perspective consiste à concentrer l’énergie dans le temps à des puissances inédites. La théorie quantique montre qu’avec un champ électromagnétique suffisamment fort, il est possible de séparer des paires matière/antimatière du vide quantique. Autrement dit : transformer la lumière en matière. Or, il n’existe aujourd’hui aucun instrument permettant d’atteindre la puissance nécessaire. Les miroirs plasmas, qui sont un intérêt majeur de l’équipe nobélisée, sont une voie prometteuse4 pour comprimer en temps et espace les lasers les plus intenses existants actuellement (petawatt), comme APOLLON géré par le laboratoire pour l’utilisation des lasers intenses de l’Institut Polytechnique de Paris et Sorbonne Université. L’objectif est de tester des théories fondamentales dans des conditions extrêmes jamais atteintes.