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Prix Nobel : quelles applications pour les travaux des derniers lauréats 

Prix Nobel de physique 2023 : une image inédite de l’infiniment petit

Stefan Haessler, chargé de recherche CNRS au LOA (unité mixte de recherche CNRS, ENSTA, Ecole Polytechnique)
Le 29 mai 2024 |
5 min. de lecture
Stefan Haessler
Stefan Haessler
chargé de recherche CNRS au LOA (unité mixte de recherche CNRS, ENSTA, Ecole Polytechnique)
En bref
  • Le Prix Nobel de physique 2023 a récompensé Pierre Agostini, Ferenc Krausz et Anne L’Huillier pour leurs travaux sur les impulsions lasers attosecondes.
  • Ces dernières permettent d’observer la dynamique des électrons dans la matière, et ouvrent à la voix à de nombreuses études.
  • La génération d’impulsions attosecondes repose principalement sur la méthode de collision d’électrons avec leurs atomes, développée par Anne L’Huillier.
  • Cette capture de l’infiniment petit est utile à de nombreux domaines, tels que la biologie pour mieux comprendre l’endommagement de l’ADN par certains rayonnements.
  • Dans le futur, les scientifiques espèrent développer des impulsions encore plus courtes pour observer les protons et neutrons dans les noyaux atomiques.

En 2023, le Prix Nobel de physique récom­pense le développe­ment de méth­odes expéri­men­tales per­me­t­tant de génér­er des impul­sions lasers attosec­on­des (10-18 sec­on­des), des flashs d’une vitesse de l’ordre d’un mil­liardième de mil­liardième de sec­onde. Ils sont utiles à l’étude de la dynamique des élec­trons dans la matière. Trois sci­en­tifiques sont récom­pen­sés : Pierre Agos­ti­ni, Fer­enc Krausz et Anne L’Huillier.

Quel est l’intérêt de générer des impulsions lasers attosecondes ?

Les impul­sions lasers sont comme des flashs d’appareil pho­to qui nous per­me­t­tent de figer et d’observer le mou­ve­ment de la matière. Plus le flash est rapi­de, plus nous pou­vons observ­er des dynamiques rapi­des. Aupar­a­vant, nous étions en mesure de génér­er des impul­sions lasers de l’ordre de la fem­tosec­onde (10-15 sec­onde). C’est la vitesse à laque­lle les noy­aux des atom­es bougent lors des réac­tions chim­iques. En descen­dant à l’échelle de l’attoseconde, nous sommes désor­mais en mesure d’observer les réarrange­ments des élec­trons eux-mêmes : ce proces­sus est extrême­ment rapi­de – on le con­sid­érait même comme instan­ta­né dans beau­coup de mod­èles théoriques !

Pourquoi est-il important d’observer la dynamique des électrons ?

Les réarrange­ments d’électrons ont lieu durant des étapes cri­tiques de trans­for­ma­tions des atom­es, molécules et matéri­aux. Com­pren­dre cette dynamique est une thé­ma­tique fon­da­men­tale en physique et en chimie. Les lasers attosec­on­des ont ouvert la voie à une obser­va­tion expéri­men­tale inédite de la nature. De nom­breuses ques­tions peu­vent être abor­dées : com­ment le nuage d’électrons se réor­gan­ise après une per­tur­ba­tion rapi­de, et com­bi­en de temps cela prend-il ? Com­ment cela influ­ence-t-il le mou­ve­ment du noy­au ? Pou­vons-nous con­trôler et pilot­er le réarrange­ment des électrons ?

En quoi est-il difficile de caractériser la dynamique des électrons ?

La mécanique quan­tique nous four­nit les équa­tions qui décrivent le com­porte­ment de la matière, dont les élec­trons. Mais résoudre ces équa­tions de façon exacte exige une puis­sance de cal­cul gigan­tesque. Et cela même pour un atome très sim­ple comme l’hélium, com­posé d’un noy­au et de deux élec­trons… Nous sommes donc très loin de pass­er à des atom­es plus com­plex­es, voire des molécules !

Quelques rap­pels de physique 

De quoi sont com­posés les objets qui nous entourent ? Plon­geons vers l’infiniment petit en prenant l’exemple de l’eau. L’eau est con­sti­tuée de molécules, les struc­tures de base de la matière. Un verre d’eau pure con­tient une grande quan­tité de molécules H2O. Les molécules sont elles-mêmes com­posées d’atomes : 2 atom­es d’hydrogène et 1 atome d’oxygène dans notre exem­ple. À une échelle encore plus petite, les atom­es sont con­sti­tués d’un noy­au autour duquel gravi­tent des élec­trons. Les élec­trons sont indis­pens­ables aux liaisons dans les molécules et par­ticipent aux réac­tions chim­iques. Ils inter­vi­en­nent égale­ment en physique en con­tribuant à la con­duc­tiv­ité, au mag­nétisme, au ray­on­nement élec­tro­mag­né­tique, etc.

La seule solu­tion : réalis­er des approx­i­ma­tions pour sim­pli­fi­er les cal­culs. Ces approx­i­ma­tions four­nissent par ailleurs des mod­èles men­taux sim­pli­fiés pour raison­ner sur cette physique com­plexe. Il est donc fon­da­men­tal qu’elles soient pré­cis­es. C’est là qu’interviennent les impul­sions attosec­on­des : elles offrent des mesures expéri­men­tales d’une grande finesse, pré­cieuses pour établir et valid­er ces approximations.

À quelles découvertes scientifiques ont mené les impulsions attosecondes ?

Dans l’élec­tron­ique, le courant est régi par des com­mu­ta­teurs con­trôlés par des champs élec­tro­mag­né­tiques. On applique par exem­ple un champ élec­trique à un tran­sis­tor qui, selon que le champ est activé ou non, laisse pass­er le courant ou le bloque. Si l’on veut explor­er les lim­ites de vitesse de bas­cule­ment de tels com­mu­ta­teurs, on utilise des impul­sions lasers au lieu de tran­sis­tors : les cap­teurs dits « optoélec­tron­iques » reposent alors sur la vari­a­tion de lumière pour déclencher leurs actions. La physique attosec­onde a dévelop­pé les champs élec­tro­mag­né­tiques les plus rapi­des et les plus pré­cis qui exis­tent. Des sci­en­tifiques à Garch­ing en Alle­magne et à Graz en Autriche les ont util­isés pour tester à quelle vitesse il est pos­si­ble de bas­culer d’un mode à l’autre. Il en résulte qu’à env­i­ron un péta­hertz, ou un mil­lion de giga­hertz, se trou­ve une lim­ite supérieure pour des proces­sus optoélec­tron­iques bien con­trôlés1.

© Johan Jarnestad/The Roy­al Swedish Acad­e­my of Sciences


D’autres avancées con­cer­nent le délai auquel un élec­tron sort de son atome après l’absorption d’un pho­ton. L’équipe de Fer­enc Krausz a ain­si inter­prété en 2010 des expéri­ences qui mon­traient une dif­férence de 20 attosec­on­des entre l’émission d’électrons à par­tir de deux couch­es élec­tron­iques dif­férentes d’un atome de néon2. Après sept ans de débat sci­en­tifique, Anne L’Huillier et son équipe ont pu éclair­cir les orig­ines de ce délai comme étant une cor­réla­tion entre les élec­trons du néon3.

Les impulsions attosecondes se sont-elles immiscées dans notre quotidien ?

Non, nous en sommes encore loin. Mais le champ sci­en­tifique de leur util­i­sa­tion ne cesse de s’élargir. Beau­coup de chimistes s’y intéressent depuis les années 2010. L’un des objec­tifs est de réus­sir à opti­miser cer­taines réac­tions chim­iques. Toute­fois, les dynamiques élec­tron­iques sont très com­plex­es et dif­fi­ciles à con­trôler, les recherch­es en sont tou­jours à un stade fon­da­men­tal. Des biol­o­gistes molécu­laires les utilisent pour observ­er la façon et la vitesse avec laque­lle la charge élec­trique migre le long de grandes molécules après l’enlèvement soudain d’un élec­tron. Cela leur per­met de mieux com­pren­dre l’endommagement de l’ADN par cer­tains ray­on­nements. L’industrie des semi-con­duc­teurs s’intéresse aus­si aux pos­si­bil­ités d’imagerie offertes par ces lasers.

Comment est-il possible de générer une impulsion laser aussi brève ?

La méth­ode la plus employée aujourd’hui est celle décou­verte par Anne L’Huillier : un laser (dans la gamme proche infrarouge ou vis­i­ble) est dirigé vers un gaz d’atomes. Dans les bonnes con­di­tions, le champ élec­trique laser tire sur les élec­trons, les pilote sur des tra­jec­toires autour de leurs atom­es et les fait col­li­sion­ner avec leurs atom­es. Syn­chro­nisées entre tous les atom­es, ces col­li­sions génèrent les impul­sions attosec­on­des. Depuis, nous savons qu’il est aus­si pos­si­ble d’utiliser des solides très fins, des miroirs plas­ma ou encore de tra­vailler avec des lasers à élec­trons libres. Tech­nique­ment, il n’est pas com­pliqué de génér­er des trains d’impulsions attosec­on­des, mais il faut savoir les car­ac­téris­er. En gag­nant en puis­sance, les sources attosec­on­des dévelop­pées aujourd’hui pour­ront per­me­t­tre de s’intéresser à de nou­veaux processus.

Quelles sont les perspectives dans le domaine ?

Les sys­tèmes étudiés devi­en­nent plus com­plex­es : les molécules sont plus grandes, les solides sont struc­turés à l’échelle nanométrique… Les impul­sions seront de plus en plus cour­tes, et la fron­tière des zep­tosec­on­des – des mil­lièmes d’attosecondes – va tomber. À cette échelle, il sera pos­si­ble de réalis­er des obser­va­tions sim­i­laires pour les pro­tons et les neu­trons liés dans les noy­aux des atomes.

Une autre per­spec­tive con­siste à con­cen­tr­er l’énergie dans le temps à des puis­sances inédites. La théorie quan­tique mon­tre qu’avec un champ élec­tro­mag­né­tique suff­isam­ment fort, il est pos­si­ble de sépar­er des paires matière/antimatière du vide quan­tique. Autrement dit : trans­former la lumière en matière. Or, il n’existe aujourd’hui aucun instru­ment per­me­t­tant d’atteindre la puis­sance néces­saire. Les miroirs plas­mas, qui sont un intérêt majeur de l’équipe nobélisée, sont une voie promet­teuse4 pour com­primer en temps et espace les lasers les plus intens­es exis­tants actuelle­ment (petawatt), comme APOLLON géré par le lab­o­ra­toire pour l’utilisation des lasers intens­es de l’Institut Poly­tech­nique de Paris et Sor­bonne Uni­ver­sité. L’objectif est de tester des théories fon­da­men­tales dans des con­di­tions extrêmes jamais atteintes.

Anaïs Marechal
1https://​doi​.org/​1​0​.​1​0​3​8​/​n​a​t​u​r​e​11567
2https://​doi​.org/​1​0​.​1​1​2​6​/​s​c​i​e​n​c​e​.​1​1​89401
3https://​doi​.org/​1​0​.​1​1​2​6​/​s​c​i​e​n​c​e​.​a​a​o7043
4https://​jour​nals​.aps​.org/​p​r​l​/​a​b​s​t​r​a​c​t​/​1​0​.​1​1​0​3​/​P​h​y​s​R​e​v​L​e​t​t​.​1​2​3​.​1​05001

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