Pourquoi les scientifiques exploitent les câbles de télécommunications sous-marins ?
- Les câbles à fibre optique qui tapissent les fonds marins et les côtes assurent les télécommunications mondiales.
- Les scientifiques de différents domaines détournent leur utilisation pour récolter les ondes sismo-acoustiques du fond des océans.
- Déjà installés, ces « capteurs » sont fiables, peu coûteux, disponibles en continu et en temps réel.
- Concrètement, cet outil permettra de mieux étudier et prédire les séismes, de caractériser la dynamique des tempêtes ou encore de mieux étudier les baleines.
Depuis quelques années, les câbles de télécommunications à fibre optique font leur apparition dans les publications scientifiques de disciplines inattendues : sciences de la Terre, océanographie, écologie… Que sont ces câbles exactement ?
Ce sont des câbles de télécommunications, utilisés par la communauté scientifique. Disposés au fond des océans (notamment Pacifique et Atlantique Nord) et le long des côtes, ils permettent d’acheminer les télécommunications mondiales. Ils sont largement – mais inégalement – répartis sur la surface du globe. Chaque câble sous-marin est composé d’une quinzaine de fibres optiques en verre. Nous les détournons de leur utilisation de télécommunication pour récupérer de nombreuses données scientifiques. Il est aussi possible de tirer parti des câbles souterrains terrestres, nous avons un projet en ce sens avec la métropole de Nice.
Quelles données est-il possible de récupérer à l’aide des câbles à fibre optique ?
Nous mesurons la déformation le long du câble, tous les mètres. Nous détectons ainsi les ondes sismo-acoustiques, précisément celles qui se propagent lors d’un tremblement de terre. Concrètement, grâce à cette technologie, nous avons avec un seul câble l’équivalent de centaines de sismomètres déployés au fond des océans ! Récemment, nous avons aussi montré qu’il est possible de mesurer la température, jusqu’à une sensibilité de l’ordre de 0,001 °C1. Cette donnée cruciale, était jusqu’alors indisponible à ce niveau de détail pour les fonds marins. Elle permet de mieux caractériser les processus océaniques comme les ondes internes ou les phénomènes d’upwelling (remontée des eaux profondes et froides à la surface des océans).
Le potentiel de cette technique est énorme. Cela révolutionne notre vision de l’environnement et ses applications sont extrêmement larges. Ce nouvel outil offre, par exemple, la possibilité d’imaginer des systèmes de suivi en temps réel, ou encore des systèmes d’alerte. Quand on regarde l’histoire des sciences, on constate que les grandes avancées sont souvent liées à des progrès d’observation. Avec les câbles optiques, nous franchissons un nouveau cap, cela suggère que nous pourrons débloquer de nombreuses questions scientifiques.
Pourquoi tant d’enthousiasme ? Quels sont les avantages à utiliser les câbles de télécommunications ?
Les océans couvrent les deux tiers de notre planète. Or, nous avons très peu de capteurs au fond des océans : il faut déployer des instruments au large, puis revenir des mois plus tard les récupérer. Cette méthode fournit des mesures ponctuelles et nécessite beaucoup de logistique et de moyens financiers. Les câbles de télécommunications sont une opportunité inouïe de disposer de nombreux « capteurs » sur les fonds marins ! Avec une mesure tous les quelques mètres le long de chaque câble, la densité de capteurs est phénoménale et sans précédent. En revanche, les longs câbles télécom – plus de 300 km – sont équipés de répéteurs tous les 70 kilomètres environ. A l’heure actuelle, il n’est pas possible de dépasser ces répéteurs et nous enregistrons donc des mesures jusqu’à 70 kilomètres des côtes. Le potentiel est déjà colossal, puisque les enjeux économiques se concentrent dans cette zone. À l’avenir, je suis certain qu’il sera possible de dépasser cette contrainte.
Ces câbles présentent un tas d’avantages. Comme ils sont déjà installés, nul besoin de perturber plus les fonds marins. Ils sont fiables, disponibles en continu et en temps réel. En prime, le système est très peu coûteux : il repose sur l’installation d’un instrument dont le coût s’élève à quelques centaines de milliers d’euros. Comme il est équivalent à des milliers de capteurs, cela équivaut à moins de 10 € par capteur. Enfin, la sensibilité des mesures est comparable à celle des capteurs traditionnels comme les sismomètres.
Comment sont effectuées ces mesures précisément ?
La mise en œuvre est très facile : il suffit de connecter un boîtier au bout du câble à terre. Ce système est composé d’un laser qui émet de la lumière dans le câble. En se propageant à l’intérieur de la fibre optique, la lumière rencontre les petits défauts – d’échelle nanométrique – inévitablement contenus dans le verre de la fibre optique. Ces défauts réfléchissent la lumière. Le boîtier enregistre cet écho et mesure ainsi le déplacement relatif des défauts tout au long de la fibre. Ce type de mesure s’appelle DAS, pour détection acoustique distribuée (Distributed acoustic sensing en anglais). Plusieurs fabricants proposent ces systèmes à la vente. Il existe d’autres solutions techniques pour utiliser les fibres optiques en tant que capteurs, mais la technologie DAS est de loin la plus répandue.
Depuis quand la communauté scientifique s’est-elle emparée de ce nouvel outil ?
Dans les années 2010, les premiers à mettre en œuvre le système DAS sont les pétroliers : ces câbles sont très utiles pour équiper les forages, car ils sont fins et résistants. Mais à ce stade, le câble était spécifiquement déployé pour la mesure. Les premiers à avoir eu l’idée de tester le DAS sur des câbles de télécommunications existants sont une équipe américaine de l’Université de Californie. En 2017, ils publient un article2 qui révolutionne notre approche : ils montrent pour la première fois, en utilisant la fibre télécom du campus de Stanford, qu’il est possible d’utiliser les câbles télécom existants pour suivre les séismes. Au sein de notre équipe, nous avons ensuite rapidement lancé de premiers essais sur un câble télécom au large de Toulon : nous avons confirmé la pertinence de ces mesures pour mesurer la sismicité régionale et la dynamique des vagues3.
Ils sont fiables, disponibles en continu et en temps réel
Pour l’instant, la majorité des utilisateurs académiques travaillent dans le domaine de la sismologie, probablement car les sismologues sont très proches de la communauté géophysique pétrolière. Mais d’autres disciplines commencent à s’emparer de la technologie, et le nombre de publications scientifiques mentionnant la technologie DAS explose : il est passé de moins de 20 en 2016 à plus de 150 en 2022.
Quelles avancées scientifiques ont permis ce système de mesure ?
Nous sommes encore dans une phase d’exploration, on ne peut pas dire que de grandes avancées scientifiques ont été permises grâce au DAS (pour le moment !). En revanche, nous démontrons très vite l’intérêt du DAS sur le décryptage des signaux. Nous avons prouvé la pertinence du DAS pour enregistrer les séismes et nous construisons désormais de nouveaux catalogues de séismes, non-détectés auparavant. Nous avons, par exemple, un projet dans le sud-est de la France et au Chili pour équiper les câbles télécom et mieux caractériser le risque sismique dans la région. Grâce à ces mesures, il sera possible d’améliorer notre compréhension des séismes qui ont lieu en mer – pouvant être très destructeurs – voire même de les détecter en temps réel.
Nous savons désormais que le système est également très utile pour étudier la dynamique des océans et des tempêtes4. Les vagues en surface génèrent par exemple des vibrations que nous détectons dans le fond des océans, et nous pouvons aussi enregistrer les courants marins profonds. Ces mesures pourront être complétées par les mesures de températures par DAS. Enfin, une équipe norvégienne vient de démontrer l’intérêt du DAS en bioacoustique5. Ils enregistrent le chant des baleines et estiment la position 3D des animaux. Les opportunités pour mieux comprendre les interactions entre les cétacés et leur environnement sont énormes : comment sont-ils affectés par le bruit anthropique, les mouvements des masses d’eau… Comme le DAS permet aussi de détecter les bateaux, il est tout à fait possible d’imaginer la mise en place de systèmes anti-collision.