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Pourquoi les scientifiques exploitent les câbles de télécommunications sous-marins ?

Anthony Sladen
Anthony Sladen
chercheur au CNRS, basé au laboratoire Géoazur de l’Université Côte d’Azur
En bref
  • Les câbles à fibre optique qui tapissent les fonds marins et les côtes assurent les télécommunications mondiales.
  • Les scientifiques de différents domaines détournent leur utilisation pour récolter les ondes sismo-acoustiques du fond des océans.
  • Déjà installés, ces « capteurs » sont fiables, peu coûteux, disponibles en continu et en temps réel.
  • Concrètement, cet outil permettra de mieux étudier et prédire les séismes, de caractériser la dynamique des tempêtes ou encore de mieux étudier les baleines.

Depuis quelques années, les câbles de télécommunications à fibre optique font leur apparition dans les publications scientifiques de disciplines inattendues : sciences de la Terre, océanographie, écologie… Que sont ces câbles exactement ?

Ce sont des câbles de télé­com­mu­ni­ca­tions, util­isés par la com­mu­nauté sci­en­tifique. Dis­posés au fond des océans (notam­ment Paci­fique et Atlan­tique Nord) et le long des côtes, ils per­me­t­tent d’acheminer les télé­com­mu­ni­ca­tions mon­di­ales. Ils sont large­ment – mais iné­gale­ment – répar­tis sur la sur­face du globe. Chaque câble sous-marin est com­posé d’une quin­zaine de fibres optiques en verre. Nous les détournons de leur util­i­sa­tion de télé­com­mu­ni­ca­tion pour récupér­er de nom­breuses don­nées sci­en­tifiques. Il est aus­si pos­si­ble de tir­er par­ti des câbles souter­rains ter­restres, nous avons un pro­jet en ce sens avec la métro­pole de Nice.

Quelles données est-il possible de récupérer à l’aide des câbles à fibre optique ?

Nous mesurons la défor­ma­tion le long du câble, tous les mètres. Nous détec­tons ain­si les ondes sis­mo-acous­tiques, pré­cisé­ment celles qui se propa­gent lors d’un trem­ble­ment de terre. Con­crète­ment, grâce à cette tech­nolo­gie, nous avons avec un seul câble l’équivalent de cen­taines de sis­momètres déployés au fond des océans ! Récem­ment, nous avons aus­si mon­tré qu’il est pos­si­ble de mesur­er la tem­péra­ture, jusqu’à une sen­si­bil­ité de l’ordre de 0,001 °C1. Cette don­née cru­ciale, était jusqu’alors indisponible à ce niveau de détail pour les fonds marins. Elle per­met de mieux car­ac­téris­er les proces­sus océaniques comme les ondes internes ou les phénomènes d’upwelling (remon­tée des eaux pro­fondes et froides à la sur­face des océans).

Source: https://​www​.sub​marineca​blemap​.com

Le poten­tiel de cette tech­nique est énorme. Cela révo­lu­tionne notre vision de l’environnement et ses appli­ca­tions sont extrême­ment larges. Ce nou­v­el out­il offre, par exem­ple, la pos­si­bil­ité d’imaginer des sys­tèmes de suivi en temps réel, ou encore des sys­tèmes d’alerte. Quand on regarde l’histoire des sci­ences, on con­state que les grandes avancées sont sou­vent liées à des pro­grès d’observation. Avec les câbles optiques, nous fran­chissons un nou­veau cap, cela sug­gère que nous pour­rons déblo­quer de nom­breuses ques­tions scientifiques.

Pourquoi tant d’enthousiasme ? Quels sont les avantages à utiliser les câbles de télécommunications ?

Les océans cou­vrent les deux tiers de notre planète. Or, nous avons très peu de cap­teurs au fond des océans : il faut déploy­er des instru­ments au large, puis revenir des mois plus tard les récupér­er. Cette méth­ode four­nit des mesures ponctuelles et néces­site beau­coup de logis­tique et de moyens financiers. Les câbles de télé­com­mu­ni­ca­tions sont une oppor­tu­nité inouïe de dis­pos­er de nom­breux « cap­teurs » sur les fonds marins ! Avec une mesure tous les quelques mètres le long de chaque câble, la den­sité de cap­teurs est phénomé­nale et sans précé­dent. En revanche, les longs câbles télé­com – plus de 300 km – sont équipés de répé­teurs tous les 70 kilo­mètres env­i­ron. A l’heure actuelle, il n’est pas pos­si­ble de dépass­er ces répé­teurs et nous enreg­istrons donc des mesures jusqu’à 70 kilo­mètres des côtes. Le poten­tiel est déjà colos­sal, puisque les enjeux économiques se con­cen­trent dans cette zone. À l’avenir, je suis cer­tain qu’il sera pos­si­ble de dépass­er cette contrainte.

Ces câbles présen­tent un tas d’avantages. Comme ils sont déjà instal­lés, nul besoin de per­turber plus les fonds marins. Ils sont fiables, disponibles en con­tinu et en temps réel. En prime, le sys­tème est très peu coû­teux : il repose sur l’installation d’un instru­ment dont le coût s’élève à quelques cen­taines de mil­liers d’euros. Comme il est équiv­a­lent à des mil­liers de cap­teurs, cela équiv­aut à moins de 10 € par cap­teur.  Enfin, la sen­si­bil­ité des mesures est com­pa­ra­ble à celle des cap­teurs tra­di­tion­nels comme les sismomètres.

Comment sont effectuées ces mesures précisément ?

La mise en œuvre est très facile : il suf­fit de con­necter un boîti­er au bout du câble à terre. Ce sys­tème est com­posé d’un laser qui émet de la lumière dans le câble. En se propageant à l’intérieur de la fibre optique, la lumière ren­con­tre les petits défauts – d’échelle nanométrique – inévitable­ment con­tenus dans le verre de la fibre optique. Ces défauts réfléchissent la lumière. Le boîti­er enreg­istre cet écho et mesure ain­si le déplace­ment relatif des défauts tout au long de la fibre. Ce type de mesure s’appelle DAS, pour détec­tion acous­tique dis­tribuée (Dis­trib­uted acoustic sens­ing en anglais). Plusieurs fab­ri­cants pro­posent ces sys­tèmes à la vente. Il existe d’autres solu­tions tech­niques pour utilis­er les fibres optiques en tant que cap­teurs, mais la tech­nolo­gie DAS est de loin la plus répandue.

Depuis quand la communauté scientifique s’est-elle emparée de ce nouvel outil ?

Dans les années 2010, les pre­miers à met­tre en œuvre le sys­tème DAS sont les pétroliers : ces câbles sont très utiles pour équiper les for­ages, car ils sont fins et résis­tants. Mais à ce stade, le câble était spé­ci­fique­ment déployé pour la mesure. Les pre­miers à avoir eu l’idée de tester le DAS sur des câbles de télé­com­mu­ni­ca­tions exis­tants sont une équipe améri­caine de l’Université de Cal­i­fornie. En 2017, ils pub­lient un arti­cle2 qui révo­lu­tionne notre approche : ils mon­trent pour la pre­mière fois, en util­isant la fibre télé­com du cam­pus de Stan­ford, qu’il est pos­si­ble d’utiliser les câbles télé­com exis­tants pour suiv­re les séismes. Au sein de notre équipe, nous avons ensuite rapi­de­ment lancé de pre­miers essais sur un câble télé­com au large de Toulon : nous avons con­fir­mé la per­ti­nence de ces mesures pour mesur­er la sis­mic­ité régionale et la dynamique des vagues3.

Ils sont fiables, disponibles en con­tinu et en temps réel

Pour l’instant, la majorité des util­isa­teurs académiques tra­vail­lent dans le domaine de la sis­molo­gie, prob­a­ble­ment car les sis­mo­logues sont très proches de la com­mu­nauté géo­physique pétrolière. Mais d’autres dis­ci­plines com­men­cent à s’emparer de la tech­nolo­gie, et le nom­bre de pub­li­ca­tions sci­en­tifiques men­tion­nant la tech­nolo­gie DAS explose : il est passé de moins de 20 en 2016 à plus de 150 en 2022.

Quelles avancées scientifiques ont permis ce système de mesure ?

Nous sommes encore dans une phase d’exploration, on ne peut pas dire que de grandes avancées sci­en­tifiques ont été per­mis­es grâce au DAS (pour le moment !). En revanche, nous démon­trons très vite l’intérêt du DAS sur le décryptage des sig­naux. Nous avons prou­vé la per­ti­nence du DAS pour enreg­istr­er les séismes et nous con­stru­isons désor­mais de nou­veaux cat­a­logues de séismes, non-détec­tés aupar­a­vant. Nous avons, par exem­ple, un pro­jet dans le sud-est de la France et au Chili pour équiper les câbles télé­com et mieux car­ac­téris­er le risque sis­mique dans la région. Grâce à ces mesures, il sera pos­si­ble d’améliorer notre com­préhen­sion des séismes qui ont lieu en mer – pou­vant être très destruc­teurs – voire même de les détecter en temps réel.

Nous savons désor­mais que le sys­tème est égale­ment très utile pour étudi­er la dynamique des océans et des tem­pêtes4. Les vagues en sur­face génèrent par exem­ple des vibra­tions que nous détec­tons dans le fond des océans, et nous pou­vons aus­si enreg­istr­er les courants marins pro­fonds. Ces mesures pour­ront être com­plétées par les mesures de tem­péra­tures par DAS. Enfin, une équipe norvégi­en­ne vient de démon­tr­er l’intérêt du DAS en bioa­cous­tique5. Ils enreg­istrent le chant des baleines et esti­ment la posi­tion 3D des ani­maux. Les oppor­tu­nités pour mieux com­pren­dre les inter­ac­tions entre les cétacés et leur envi­ron­nement sont énormes : com­ment sont-ils affec­tés par le bruit anthropique, les mou­ve­ments des mass­es d’eau… Comme le DAS per­met aus­si de détecter les bateaux, il est tout à fait pos­si­ble d’imaginer la mise en place de sys­tèmes anti-collision.

Anaïs Maréchal
1Pelaez Quiñones, J.D., Sladen, A., Ponte, A. et al. High res­o­lu­tion seafloor ther­mom­e­try for inter­nal wave and upwelling mon­i­tor­ing using Dis­trib­uted Acoustic Sens­ing. Sci Rep13, 17459 (2023). https://doi.org/10.1038/s41598-023–44635‑0
2Lind­sey N. J., Mar­tin, E. R., Dreger, D. S., Freifeld, B., Cole, S., James, S. R., … Ajo-Franklin, J. B. (2017). Fiber-optic net­work obser­va­tions of earth­quake wave­fields. Geo­phys­i­cal Research Let­ters, 44, 11,792–11,799. https://​doi​.org/​1​0​.​1​0​0​2​/​2​0​1​7​G​L​0​75722
3Sladen, A., Riv­et, D., Ampuero, J.P. et al. Dis­trib­uted sens­ing of earth­quakes and ocean-sol­id Earth inter­ac­tions on seafloor tele­com cables. Nat Com­mun 10, 5777 (2019). https://doi.org/10.1038/s41467-019–13793‑z
4Mata Flo­res, D., Sladen, A., Ampuero, J.-P., Mer­cer­at, E. D., & Riv­et, D. (2023). Mon­i­tor­ing deep Sea cur­rents with seafloor dis­trib­uted acoustic sens­ing. Earth and Space Sci­ence, 10, e2022EA002723.
5Bouf­faut L, Taweesin­tananon K, Kriesell HJ, Rørstad­bot­nen RA, Pot­ter JR, Lan­drø M, Johansen SE, Brenne JK, Haukanes A, Schjelderup O and Storvik F (2022) Eaves­drop­ping at the Speed of Light: Dis­trib­uted Acoustic Sens­ing of Baleen Whales in the Arc­tic. Front. Mar. Sci. 9:901348. doi: 10.3389/fmars.2022.901348

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