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Quand la science se met au service de la créativité

Modéliser des mondes virtuels pour la recherche scientifique

Marie-Paule Cani, professeure d'informatique à l'École polytechnique (IP Paris) et membre de l'Académie des Sciences
Le 26 juin 2024 |
7 min. de lecture
Marie-Paul Cani
Marie-Paule Cani
professeure d'informatique à l'École polytechnique (IP Paris) et membre de l'Académie des Sciences
En bref
  • L’informatique graphique permet de représenter des espaces virtuels animés en 3D.
  • Les collaborations avec d'autres disciplines scientifiques permettent de tester et d’affiner des hypothèses en créant des représentations visuelles animées.
  • La méthodologie de modélisation se divise en trois étapes : des modèles multicouches, la modélisation expressive et l’apprentissage à partir d’exemples.
  • La modélisation expressive fournit aux scientifiques d’autres disciplines des moyens de créer eux-mêmes des environnements 3D animés correspondant à leurs visions.
  • À l’avenir, ce domaine pourra, par exemple, devenir un outil majeur pour sensibiliser et impliquer davantage le grand public aux enjeux environnementaux.

L’informatique graphique per­met de représen­ter des espaces virtuels ani­més en trois dimen­sions. C’est au sein du pôle Mod­el­ing Sim­u­la­tion and Learn­ing du Lab­o­ra­toire d’informatique de l’École poly­tech­nique (LIX) que Marie-Paule Cani effectue ses recherch­es. Chercheuse renom­mée et récom­pen­sée pour son tra­vail, elle explique :  « À l’origine, LIX était surtout un lab­o­ra­toire d’informatique fon­da­men­tale. C’est-à-dire que les chercheurs tra­vail­laient prin­ci­pale­ment sur les bases math­é­ma­tiques et algo­rith­miques qui fondent notre dis­ci­pline. Puis le lab­o­ra­toire s’est diver­si­fié et il cou­vre actuelle­ment une diver­sité de thèmes, de la bio-infor­ma­tique à l’intelligence arti­fi­cielle. Depuis 2017, plusieurs équipes d’informatique graphique se sont dévelop­pées, dont l’équipe VISTA dont je fais par­tie. Nous tra­vail­lons d’une part sur de nou­velles méth­odes d’aide à la créa­tion, en nous appuyant sur des con­nais­sances et/ou sur l’apprentissage machine, ain­si que sur les méth­odes per­me­t­tant d’animer des mou­ve­ments et des défor­ma­tions dans les mon­des virtuels 3D ain­si créés. »

Les appli­ca­tions de l’in­for­ma­tique graphique sont mul­ti­ples et var­iées. Elle aide à pro­to­typer et tester virtuelle­ment des objets des­tinés à être fab­riqués. Dans le secteur des effets spé­ci­aux, elle per­met de créer des scènes spec­tac­u­laires pour le ciné­ma et les films d’an­i­ma­tion. Les jeux vidéo, autre domaine clé, utilisent ces tech­nolo­gies pour plonger les joueurs dans des univers immer­sifs et visuelle­ment au plus proche du réel. Enfin, les mon­des virtuels 3D, qu’on peut explor­er de manière immer­sive, sont indis­pens­ables aux sim­u­la­teurs d’entraînement aux sit­u­a­tions à risque, quel que soit le domaine (trans­port, médi­cal, énergie, militaire…).

L’informatique graphique comme support à la pensée et à la méthodologie scientifiques

« Depuis quelques années, mon prin­ci­pal pro­jet de recherche est d’explorer l’utilisation de l’in­for­ma­tique graphique comme sup­port de représen­ta­tion visuelle et d’expérimentation pour les sci­en­tifiques d’autres dis­ci­plines. » Lorsque l’on réflé­chit, on a des visions, des représen­ta­tions ani­mées de ce que l’on imag­ine. La chercheuse illus­tre ses pro­pos avec l’exemple d’un chercheur en biolo­gie cel­lu­laire. « À par­tir de ses con­nais­sances, il visu­alise men­tale­ment le proces­sus de divi­sion cel­lu­laire, par exem­ple lors de la crois­sance d’une tumeur. Par con­tre, les représen­ta­tions sché­ma­tiques qu’il pour­ra créer avec un papi­er et un cray­on ne représen­teront ce proces­sus qu’à un instant figé. » S’il souhaite génér­er des ani­ma­tions 3D, il devra expli­quer sa vision à un artiste maîtrisant les logi­ciels de mod­éli­sa­tion. « Sûre­ment après de nom­breux aller-retour, il obtien­dra une illus­tra­tion proche de sa vision. Seule­ment, il ne pour­ra ni mod­i­fi­er des paramètres, ni inter­a­gir avec le mod­èle représen­té. »

« Notre but c’est de fournir aux sci­en­tifiques des moyens de créer eux-mêmes des illus­tra­tions 3D et ani­mées, en se bas­ant sur une méthodolo­gie de mod­éli­sa­tion “expres­sive, dont j’ai con­tribué à jeter les bases. Elle s’inspire de la manière dont nous, les humains, on com­prend le monde qui nous entoure et on y crée des objets. » Les mon­des virtuels inter­ac­t­ifs qui en résul­tent sont très rich­es, et peu­vent servir de sup­port à la pen­sée sci­en­tifique pour des chercheurs de nom­breuses disciplines.

Une méthodologie en trois étapes pour représenter des modèles complexes

La nature, riche en détails, se révèle dif­fi­cile à mod­élis­er. Une chevelure en mou­ve­ment, une cas­cade, ou une forêt agitée par le vent, répon­dent à des phénomènes com­plex­es et sont dif­fi­ciles à ani­mer en temps réel. Pour répon­dre aux besoins de représen­ta­tion des sci­en­tifiques, l’équipe VISTA a élaboré une méthodolo­gie en trois étapes :

D’abord, elle utilise des mod­èles mul­ti­couch­es, c’est-à-dire qu’elle décom­pose le prob­lème en dif­férents sous-mod­èles. « Le ciel est par­ti­c­ulière­ment dif­fi­cile à ani­mer, explique la chercheuse. Alors, pour représen­ter rapi­de­ment des nuages, nous avons com­biné des sous-mod­èles. D’abord, nous avons empilé des couch­es 2D représen­tant dif­férentes couch­es de nuages. Il a ensuite fal­lu inté­gr­er les flux d’air. Pour cela, nous avons com­biné les mod­èles aux dynamiques atmo­sphériques – c’est-à-dire aux trans­ferts entre les couch­es – mod­élisées grâce à la mécanique des flu­ides. Enfin, pour un résul­tat au plus près de la réal­ité, nous avons clas­si­fié les dif­férents types de nuages (stra­tus, sir­rus, cumu­lus, etc.) et ajouté des détails procé­du­raux qui ren­for­cent le réal­isme visuel. On obtient ain­si une image de syn­thèse ani­mée qui représente le mou­ve­ment des nuages selon leur nature et selon les tem­péra­tures. Finale­ment, même des objets très com­plex­es peu­vent être ani­més de manière approx­i­ma­tive en temps réel. »

Le deux­ième ingré­di­ent pour créer des représen­ta­tions visuelles, c’est la mod­éli­sa­tion expres­sive. En effet, les logi­ciels de mod­éli­sa­tion 3D sont sou­vent dif­fi­ciles à pren­dre en main. Marie-Paule Cani et son équipe souhait­ent per­me­t­tre la créa­tion directe­ment par le geste. « L’idée, c’est de se baser sur ces gestes expres­sifs qui ressem­blent à des gestes de dessin et de sculp­ture pour per­me­t­tre directe­ment au sci­en­tifique de créer un envi­ron­nement 3D ani­mé qui cor­re­spond à ce qu’il imag­ine. » 

Enfin, la méthodolo­gie se sert de l’apprentissage à par­tir d’exemples, que ce soient des proces­sus ponctuels, de l’apprentissage pro­fond, ou de l’apprentissage par ren­force­ment. Ces procédés per­me­t­tent de créer des con­tenus (formes ou mou­ve­ments) indis­cern­ables des résul­tats de sim­u­la­tions ou des exem­ples four­nis par l’utilisateur. Lorsque c’est pos­si­ble, les proces­sus ponctuels sont util­isés, car c’est une méth­ode moins coû­teuse en temps et en énergie que le deep learn­ing – où la machine doit ingér­er une grande quan­tité de don­nées. « Pour créer un paysage, illus­tre Marie-Paule Cani, l’utilisateur va plac­er à la main cer­tains élé­ments (cail­loux, arbres, touffes d’herbe…) dans une petite région, pour illus­tr­er les rela­tions spa­tiales qu’il souhaite entre ces élé­ments et avec d’autres fac­teurs, comme la pente du ter­rain. Puis, l’ordinateur appren­dra sta­tis­tique­ment la dis­tri­b­u­tion, c’est-à-dire les cor­réla­tions entre types d’éléments. » Comme pour pein­dre un tableau, l’utilisateur dis­pose ensuite de pinceaux lui per­me­t­tant de « pein­dre sta­tis­tique­ment » et en temps réel le monde virtuel.

C’est en cumu­lant ces trois paramètres (mod­éli­sa­tion expres­sive, mul­ti­couch­es et l’apprentissage à par­tir d’exemples) que l’équipe per­met de créer et d’animer en 3D des envi­ron­nements virtuels com­plex­es et var­iés. En col­lab­o­ra­tion avec des chercheurs d’autres dis­ci­plines, ils ont ain­si pu représen­ter des for­ma­tions de ter­rains par éro­sion glaciaire1, un écosys­tème méditer­ranéen ou alpin2 ou encore la for­ma­tion de chaînes de mon­tagnes3.

Les outils nécessaires à la modélisation expressive 

Pour créer de nou­velles formes, il faut pou­voir inter­a­gir avec les mod­èles, et donc qu’ils répon­dent en temps réel aux gestes d’interaction de l’utilisateur. En com­plé­ment des mod­èles et algo­rithmes, Marie-Paule Cani et son équipe sont par­fois amenés à con­stru­ire des out­ils spé­ci­fiques pour capter les mou­ve­ments, comme une souris éten­due avec cap­teurs de force4. « On avait mis au point un hand nav­i­ga­tor, c’est-à-dire un out­il con­nec­tant une souris à six degrés de lib­erté avec de petits cap­teurs action­nés par les doigts de l’utilisateur. Cet out­il per­me­t­tait d’animer une main virtuelle, capa­ble de sculpter une pâte à mod­el­er 3D. » L’utilisateur peut mod­el­er en direct sur l’ordinateur, mais dans cer­tains cas, les inter­ac­tions tac­tiles et les dis­posi­tifs de réal­ité virtuelle améliorent l’in­ter­ac­tion intu­itive avec les mod­èles, facil­i­tant la créa­tion et per­me­t­tant aux util­isa­teurs de manip­uler des envi­ron­nements com­plex­es de manière naturelle. Elle pour­suit, « inven­ter ces out­ils de réal­ité virtuelle a par­fois été néces­saire pour pal­li­er un manque et avancer les recherch­es. À l’inverse des IA généra­tives (sou­vent dévelop­pées pour créer à notre place), les sys­tèmes intel­li­gents qui m’intéressent per­me­t­tent une inter­ac­tion gestuelle, et sont des­tinés à nous ren­dre, nous les humains, plus créat­ifs. »

Des modèles pour tester les hypothèses scientifiques

L’équipe VISTA tra­vaille très régulière­ment avec des sci­en­tifiques d’autres dis­ci­plines. En col­lab­o­ra­tion avec ces derniers, les chercheurs dévelop­pent des out­ils de créa­tion fondés sur leurs mod­èles, et qui leur per­me­t­tent de créer directe­ment des exem­ples. « De 2017 à 2021, on a par exem­ple tra­vail­lé avec des paléon­to­logues qui souhait­ent voir” leur mod­èle paléo­cli­ma­tique et de la répar­ti­tion de la faune et de la flo­re de la val­lée de Tau­tavel qui en résulte. » Située dans les Pyrénées-Ori­en­tales, la val­lée de Tau­tavel est un site préhis­torique majeur. Les fouilles archéologiques ont per­mis d’y déter­rer nom­bre d’ossements, d’outils et de traces datant d’il y a plus de 300 000 ans. « Le but était de repro­duire l’écosystème en fonc­tion des don­nées et des hypothès­es des chercheurs. On y a représen­té le paléo­cli­mat, et généré la faune et la flo­re qui peu­plaient la val­lée à cette époque en fonc­tion des paramètres (la tem­péra­ture, l’hydratation et l’ensoleillement) ain­si que de la liste prob­a­ble des espèces présentes don­née par les paléon­to­logues. » Grâce à la représen­ta­tion 3D ani­mée ain­si con­stru­ite, les chercheurs peu­vent con­stater des failles dans leurs mod­èles et ajuster leurs hypothèses.

L’informatique graphique serait-elle les prémices du voy­age dans le temps ? Sans aller jusque-là, il est cer­tain que cette dis­ci­pline nous trans­porte. Imag­inez-vous vous balad­er virtuelle­ment dans la recon­sti­tu­tion 3D d’une val­lée au paléolithique, c’est une forme de saut dans le temps. Ce qui est sûr, c’est que l’informatique graphique peut aider les sci­en­tifiques à amélior­er leur vision men­tale et leurs mod­èles, en com­bi­nant le savoir et l’apprentissage numérique.

L’in­for­ma­tique graphique offre des per­spec­tives fasci­nantes pour le futur. 

Mais cela marche égale­ment dans le sens inverse. Pour tester leur mod­èle, l’équipe de Marie-Paule Cani repro­duit des paysages actuels. Com­par­er leurs résul­tats avec le paysage réel don­né par des images satel­lites, leur per­met d’ajuster leur méthodolo­gie si néces­saire pour obtenir la représen­ta­tion la plus fidèle pos­si­ble de la réal­ité, puis de valid­er leur modèle.

L’in­for­ma­tique graphique, en con­stante évo­lu­tion, offre des per­spec­tives fasci­nantes pour le futur. En per­me­t­tant aux experts de visu­alis­er leurs représen­ta­tions men­tales et de tester plus rapi­de­ment leurs hypothès­es sci­en­tifiques, elle ouvre de nou­velles voies pour la recherche et l’éducation.

Un pro­jet d’avenir con­siste à utilis­er la mod­éli­sa­tion expres­sive pour sen­si­bilis­er le pub­lic au change­ment cli­ma­tique. En per­me­t­tant aux util­isa­teurs de manip­uler des hypothès­es et de visu­alis­er en 3D les effets de leurs choix sur notre planète, cette approche aiderait à impli­quer davan­tage le grand pub­lic dans les enjeux envi­ron­nemen­taux actuels. Ain­si, l’in­for­ma­tique graphique ne se con­tente pas de mod­élis­er la réal­ité, elle devient un out­il cru­cial pour soutenir la recherche sci­en­tifique et per­me­t­tre à tous, étu­di­ant comme grand pub­lic, de mieux com­pren­dre notre monde.

Loraine Odot
1https://​inria​.hal​.sci​ence/​h​a​l​-​0​4​0​9​0​6​4​4​v​1​/​d​o​c​ument
2https://​hal​.sci​ence/​h​a​l​-​0​1​5​1​9​8​5​2​v​1​/​d​o​c​ument
3https://​hal​.sci​ence/​h​a​l​-​0​1​5​1​7​3​4​3​v​1​/​d​o​c​ument
4https://www.researchgate.net/publication/255668454_Hand_Navigator_Prototypages_de_peripheriques_d’interaction_pour_le_controle_d’une_main_virtuelle

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