Mettre la vie en pause… ou mourir temporairement
- La mort est un processus à la définition complexe, marqué par différents éléments caractéristiques.
- Le monde du vivant est rempli d’exemples qui en bousculent notre représentation binaire.
- Les graines, notamment, peuvent se maintenir dans un état d’inactivité, appelé dormance, jusqu’à ce que de bonnes conditions extérieures déclenchent leur germination.
- La dormance ou la cryptobiose (une forme de mort temporaire) peuvent devenir de véritables capsules temporelles, qui confèrent aux organismes une longévité remarquable.
- Ces différentes formes de vies ralenties ouvrent un débat sur notre définition de la mort et du monde qui nous entoure.
Arrêt du cœur, absence d’activité cérébrale, refroidissement du corps et, finalement, disparition de l’activité moléculaire au sein de chaque cellule. Même s’ils ne sont pas simultanés, la mort humaine est marquée par différents éléments caractéristiques. Toutefois, déterminer le caractère mort ou vivant d’un organisme n’est pas toujours évident. Il y a des situations cliniques complexes, des animaux qui pratiquent la thanatose, ou simulation de la mort, pour dissuader leurs prédateurs… Et de nombreux organismes peuvent passer par des états qui interrogent notre vision binaire de la vie et de la mort.
Dans les placards de votre cuisine se trouvent peut-être du riz, des lentilles, des noix, des pommes de terre, des oignons, des pommes… Toutes ces structures sont d’origine végétale. Autrement dit, elles ont été vivantes. Mais lesquelles le sont toujours ? Dans certains cas, la réponse est évidente : une tige qui s’échappe d’un filet de pommes de terre ou un germe qui perce la peau d’un oignon sont des indices peu subtils. Il y a bien de la vie dans vos placards. Mais ce n’est pas toujours aussi net : comment différencier une lentille morte d’une lentille vivante ?
Cet article fait partie de notre magazine Le 3,14 sur la mort.
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Les graines sont des structures reproductrices, contenant un embryon et des réserves nutritives à l’abri d’un tégument protecteur. Elles sont capables de se maintenir dans un état d’inactivité apparente jusqu’à ce que les conditions extérieures (température, luminosité, humidité…) déclenchent la germination. Dans l’intervalle, elles ne manifestent pas de signe de vie, mais ne sont pas mortes pour autant. Elles se trouvent en réalité dans un état de vie extrêmement ralentie qu’on appelle la dormance. Et cet état est réversible : si vous placez des lentilles sur du coton mouillé, elles vont vraisemblablement finir par germer. Inutile en revanche de tenter la même chose avec du riz blanc. Ces graines-là ont été décortiquées et seul le tissu nutritif qu’elles contenaient est arrivé jusqu’à votre cuisine.
Ralentir la vie au point de l’arrêter
La dormance est un phénomène très répandu dans le monde vivant. Chez certains organismes, elle est systématique et programmée génétiquement, alors que d’autres ne la déclenchent que lorsque leurs conditions de vie deviennent trop défavorables. On parle également de diapause ou de quiescence pour désigner certaines formes de ralentissement de la vie. Comme les plantes à graines, différents mammifères peuvent par exemple mettre leur reproduction en pause, les femelles conservant des embryons sans les implanter tout de suite dans leur utérus. Ce processus, appelé diapause embryonnaire1, permet d’adapter les cycles de vie aux ressources disponibles – variant selon les saisons – et d’assurer à la descendance les meilleures conditions d’accueil possibles.
Chez certains organismes, le métabolisme ne se contente pas de ralentir : il s’arrête. On dit qu’ils sont en cryptobiose, c’est-à-dire littéralement en « vie cachée ». Ils ne sont pas morts, puisque cet état est réversible, mais ils ne sont plus manifestement vivants. La cryptobiose peut ainsi être considérée comme de la vie à l’état latent, une forme de mort temporaire, ou comme un troisième état, différent à la fois de la vie et de la mort2. De fait, la physiologie des organismes en cryptobiose est profondément modifiée.
Il existe plusieurs formes de cryptobioses, liées à différentes conditions extrêmes. La plus étudiée est l’anhydrobiose. Elle est caractérisée par la perte de la quasi-totalité de l’eau d’un organisme, pourtant essentielle au maintien de son intégrité, de l’échelle du corps entier à celle des molécules3. Remplacement local de l’eau, transition vers un état vitrifié ou protection spécifique de certains composés, différentes adaptations moléculaires permettent de tolérer ce changement drastique4. Si bien que, lorsqu’ils sont réhydratés, les organismes anhydrobiotiques peuvent revenir à la vie, on parle d’ailleurs de reviviscence. La compréhension des mécanismes impliqués dans ce phénomène peut être une source d’innovation pour tous les procédés de conservation de structures biologiques par séchage ou congélation, aussi bien en médecine qu’en agro-alimentaire.
L’inventivité des micro-organismes
La cryptobiose existe sur toutes les branches de l’arbre du vivant. Des animaux en sont capables, notamment les rotifères, des nématodes et les fameux tardigrades5. Mais des plantes sont également concernées, comme les mousses et certaines fougères. La liste s’étend aux lichens, aux champignons et à de nombreux unicellulaires, eucaryotes et procaryotes. Beaucoup de micro-organismes peuvent, par ailleurs, former des structures de résistance, plus ou moins déshydratées, à l’activité métabolique ralentie, voire arrêtée.
Certains champignons et myxomycètes, comme le blob Physarum polycephalum, traversent les périodes difficiles sous la forme de sclérotes desséchés. Les bactéries peuvent se diviser de façon asymétrique pour produire des endospores extrêmement résistantes, y compris à la chaleur et aux antibiotiques. De nombreux protistes, inclassables unicellulaires eucaryotes qui ne sont ni des animaux, ni des végétaux, ni des champignons, forment quant à eux des kystes. Résistantes au froid et à la dessication, ces structures permettent à de nombreuses espèces parasites de se disséminer. Ce qui n’est pas sans rappeler, les particules virales qui sont inertes dans le milieu extérieur jusqu’à ce qu’elles rencontrent une cellule à infecter.
Qu’il s’agisse de dormance ou de réelle cryptobiose avec arrêt du métabolisme (ce qui n’est pas évident à déterminer en pratique6), ces états étonnants peuvent devenir de véritables capsules temporelles, notamment quand ils sont placés dans des conditions de conservation favorables. Des kystes ont ainsi été ramenés à la vie après avoir passé une centaine d’années dans les sédiments d’un fjord suédois7 ou du fond de la mer Baltique8. Des mousses ont été ranimées après un millénaire dans le pergélisol antarctique9. Côté arctique, des nématodes sortis d’un pergélisol daté de 30 000 à 40 000 ans ont repris vie en laboratoire10, ainsi que des rotifères parthénogénétiques enfouis depuis environ 24 000 ans11. Les plus anciens virus encore infectieux, tirés de sols gelés sibériens, sont des virus géants infectant des amibes et flirtent quant à eux avec les 50 000 ans…
Interroger nos définitions
L’existence de différentes formes de vie ralentie ou à l’arrêt suscite des débats parmi les spécialistes : où s’arrête la dormance et où commence la cryptobiose ? La seconde n’est-elle pas qu’une forme extrême de la première ? Quelles structures entrent dans quelles catégories ? Le monde qui nous entoure est en réalité un continuum, dans lequel il peut paraître vain d’essayer de distinguer des catégories nettes. Et cela concerne aussi les notions de vie et de mort. Qu’on privilégie une définition basée sur les fonctions, les structures, la physico-chimie ou la philosophie, les cas extrêmes sont précieux pour nourrir nos réflexions.
Peut-on dire que les animaux microscopiques qui ont survécu plusieurs dizaines de milliers d’années dans des sols gelés y ont « vécu » ? Ont-ils une durée de vie extrêmement longue, ont-ils été temporairement morts, ou ont-ils connu un état qui ne relève ni de la vie ni de la mort ? Ces questions semblent tirées d’œuvres de science-fiction, impliquant de longs voyages interstellaires, mais elles sont posées par des organismes qui vivent aujourd’hui sur notre planète. Et il n’y a, pour l’instant, pas de consensus sur les réponses à leur apporter.