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A live white laboratory experimental mouse sits on pills.
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L’IA peut-elle remplacer l’expérimentation animale ?

Jean-Baptiste MASSON
Jean-Baptiste Masson
physicien théoricien à l'Institut Pasteur
Jean Michel Besnier
Jean-Michel Besnier
professeur émérite de Philosophie à Sorbonne Université
Nicolas David
Nicolas David
professeur de biologie à l'École polytechnique (IP Paris)
En bref
  • Au vu de l’efficacité de l’IA dans de multiples domaines, l’hypothèse émerge de l’utiliser pour simuler le vivant et se passer de l’expérimentation animale.
  • En recherche, les animaux sont utilisés pour étudier et comprendre les phénomènes biologiques et pour vérifier l’innocuité et l’efficacité d’un produit.
  • La directive européenne de 2010 encadre l’expérimentation animale à travers la règle des trois R : Remplacement, Réduction et Raffinement.
  • Plusieurs utilisations de l’IA émergent : les systèmes de « jumeaux numériques », les organoïdes ou la biostatistique pour « optimiser » l’utilisation d’animaux.
  • Le débat est encore animé, notamment sur l’utilisation d’espèces de substitution, non-couvertes par la loi de protection des animaux dans la recherche scientifique.

Les algo­rithmes d’intelligence arti­fi­cielle (IA) simu­lent très effi­cace­ment les voix humaines ou la pro­duc­tion d’images. Sont-ils aus­si capa­bles de simuler suff­isam­ment bien le vivant pour per­me­t­tre de se pass­er de l’expérimentation ani­male ? La ques­tion émerge face à la préoc­cu­pa­tion crois­sante du bien-être ani­mal. « On ne pense plus l’animal comme une machine et notre société estime que l’humain lui doit une pro­tec­tion. À cela s’ajoutent les pro­grès en étholo­gie, en psy­cholo­gie ani­male et l’émergence de con­cepts comme la cul­ture ani­male. Toutes ces don­nées remet­tent en ques­tion l’expérimentation ani­male », explique le philosophe des sci­ences Jean-Michel Besnier, pro­fesseur émérite de philoso­phie à Sor­bonne Uni­ver­sité. Cette préoc­cu­pa­tion socié­tale se con­fronte à une autre prise de con­science. « Il n’est pas si facile de tir­er des con­clu­sions sur l’humain à par­tir de la souris… À quoi bon faire souf­frir des ani­maux pour des résul­tats qui sont sujets à cau­tion ? », inter­roge le philosophe.

Les ani­maux sont util­isés dans la recherche à plusieurs fins : pour étudi­er et com­pren­dre les phénomènes biologiques dans le cadre de la recherche fon­da­men­tale et pour véri­fi­er l’innocuité et l’efficacité d’un pro­duit ou d’un médica­ment dans le cadre de la recherche règle­men­taire et tox­i­cologique. Ce prob­lème n’est pas nég­ligé par le monde sci­en­tifique. La direc­tive européenne de 2010 (2010/63/UE) encadre ain­si l’expérimentation ani­male à tra­vers la règle des trois R : Rem­place­ment, Réduc­tion et Raf­fine­ment, qui revient à réduire la souf­france infligée. 

Remplacer

Des sys­tèmes d’intelligence arti­fi­cielle peu­vent-ils rem­plac­er l’expérimentation ani­male ? C’est l’objectif des sys­tèmes dits de « jumeaux numériques ». Ce sont des pro­grammes de sim­u­la­tion, qui imi­tent par exem­ple des pro­priétés biochim­iques ou bio­physiques de tis­sus humains. « C’est une ressource de plus en plus util­isée dans le domaine médi­cal, en par­ti­c­uli­er en chirurgie pour offrir au prati­cien l’opportunité de s’entraîner en amont de la procé­dure, sur une sim­u­la­tion d’un organe ressem­blant à son patient. Cet avatar per­met de réduire l’aléa chirur­gi­cal », con­tin­ue Jean-Michel Besnier.

La tox­i­colo­gie investit une autre piste alter­na­tive, celle des organoïdes. Ce sont des cul­tures en trois dimen­sions qui cherchent à représen­ter un organe. « Il s’agit d’objets biologiques ressem­blant à un organe et pro­duits en lab­o­ra­toire à par­tir de cel­lules souch­es. Toute­fois, ce n’est pas un vrai organe et c’est la lim­ite. On n’est pas assuré que la réponse d’un organoïde soit iden­tique à celle d’un vrai organe » nuance Nico­las David, biol­o­giste du développe­ment au sein du Lab­o­ra­toire d’op­tique et bio­sciences de l’Institut poly­tech­nique qui développe cette approche1. Des sys­tèmes sim­i­laires sont aus­si envis­agés pour la médecine per­son­nal­isée, afin de tester la réponse des cel­lules d’un patient avant une pre­scrip­tion anti­cancer par exemple.

Réduire

La recherche fon­da­men­tale est cer­taine­ment le volet le plus dif­fi­cile à rem­plac­er. Récem­ment, une équipe de la Wash­ing­ton Uni­ver­si­ty School of Med­i­cine à St Louis2 a présen­té un algo­rithme de machine learn­ing capa­ble de prédire com­ment un réseau de gènes et de régu­la­tions de leur expres­sion inter­ag­it pour con­stru­ire l’identité d’une cel­lule au cours du développe­ment. Le sys­tème prédit ce qui pousse une cel­lule à devenir une cel­lule mus­cu­laire, de la peau ou nerveuse en fonc­tion des leviers géné­tiques activés. Bap­tisé Cel­lOr­acle, il com­pile des dizaines d’années de recherch­es mon­di­ales en s’appuyant sur les bases de don­nées publiques qui ressas­sent les inter­ac­tions géné­tiques con­nues. On peut ain­si lui deman­der quel effet aura la dis­pari­tion d’un gène dans un des organ­ismes mod­èles que le logi­ciel intè­gre. Cela épargne aux chercheurs la con­cep­tion d’animaux por­teurs de cette anom­alie géné­tique. « C’est une sim­u­la­tion in sil­i­co de Knock out », les ani­maux à qui on a intro­duit une muta­tion dans le génome qui empêche l’expression d’un gène, résume Nico­las David.

Cer­taines tech­niques de biolo­gie molécu­laire ont été repro­duites tant de fois qu’elles peu­vent ain­si être traitées par un algo­rithme de machine learn­ing. « Mais si on est capa­ble de simuler un sys­tème, c’est qu’on l’a com­pris. », com­mente Nico­las David. Ain­si, de tels sys­tèmes épargnent un tra­vail exploratoire ou sig­na­lent une piste de recherche inex­ploitée, mais leurs résul­tats ne sont pas infail­li­bles. Avant de s’engager sur une piste et d’entrer dans une phase de recherche appliquée, il fau­dra les vérifier. 

Raffiner

Il faut égale­ment véri­fi­er les sys­tèmes avec d’autres approches math­é­ma­tiques. « Il existe désor­mais des sys­tèmes de bio­sta­tis­tiques pour anticiper le nom­bre min­i­mum d’animaux qu’il faut utilis­er dans une recherche pour répon­dre à une ques­tion don­née. Cette approche est déployée au sein de l’Institut Pas­teur et nous aide à réduire, par opti­mi­sa­tion, le vol­ume de l’expérimentation ani­male », pré­cise Jean-Bap­tiste Mas­son, physi­cien sta­tis­ti­cien au sein de l’Institut Pas­teur à Paris.

Ces dernières années, de nou­velles approches de rem­place­ment émer­gent. Nico­las David explique ain­si « Tous les ani­maux ne sont pas recon­nus comme sen­si­bles. On peut essay­er d’aller vers des espèces de sub­sti­tu­tion. » Il peut s’agir d’étudier les étapes les plus pré­co­ces du développe­ment, avant que l’organisme ne soit cou­vert par la loi de pro­tec­tion des ani­maux dans la recherche sci­en­tifique3. « Chez le mam­mifère, cela dépend de la durée totale de ges­ta­tion. Ils ne sont pro­tégés qu’après deux tiers du développe­ment nor­mal. Pour les non-mam­mifères, c’est plus com­pliqué. La loi par­le de forme lar­vaire autonome. Chez le pois­son, l’autonomie est inter­prétée comme la capac­ité à se nour­rir par lui-même, et donc au moment où la bouche s’ouvre. », pré­cise le biol­o­giste Nico­las David.

Enfin, des équipes se tour­nent vers les mod­èles d’animaux invertébrés, avec une con­trainte évi­dente : plus on s’éloigne de l’espèce humaine dans l’arbre évo­lu­tif, plus le risque que les con­clu­sions ne puis­sent pas s’appliquer à la recherche clin­ique croit. Cette ten­dance est aus­si con­testée par la com­mu­nauté sci­en­tifique elle-même. En avril dernier, 287 philosophes, éthi­ciens, éthol­o­gistes et neu­ro­bi­ol­o­gistes spé­cial­istes de la con­science ani­male ont signé la Déc­la­ra­tion de New York sur la con­science ani­male4. Ce texte déclare « irre­spon­s­able » d’ignorer la pos­si­bil­ité que tous les vertébrés et que plusieurs espèces invertébrées (comme les céphalopodes, les insectes et des crus­tacés de la famille des crabes et des crevettes) aient une « expéri­ence con­sciente » au vu d’un nom­bre crois­sant de travaux sci­en­tifiques. Les auteurs font référence à des travaux très avant-gardistes chez les abeilles5, chez le poulpe6 ou encore chez deux espèces de ser­pents7. Le texte con­stitue ain­si un principe de pré­cau­tion face à la pos­si­bil­ité de con­science d’espèces util­isées à des fins d’expérimentations sci­en­tifiques. De quoi relancer la recherche d’alternatives.

Agnès Vernet
1https://​www​.poly​tech​nique​-insights​.com/​e​n​/​c​o​l​u​m​n​s​/​s​c​i​e​n​c​e​/​o​r​g​a​n​-​o​n​-​c​h​i​p​-​a​-​m​i​n​i​-​b​i​o​t​e​c​h​-​w​i​t​h​-​b​i​g​-​a​m​b​i​t​ions/
2https://www.nature.com/articles/s41586-022–05688‑9
3Décret n°2013–118 du 1 er févri­er 2013 relatif à la pro­tec­tion des ani­maux util­isés à des fins sci­en­tifiques
4https://​sites​.google​.com/​n​y​u​.​e​d​u​/​n​y​d​e​c​l​a​r​a​t​i​o​n​/​d​e​c​l​a​r​ation
5https://​www​.pnas​.org/​d​o​i​/​f​u​l​l​/​1​0​.​1​0​7​3​/​p​n​a​s​.​1​3​1​4​5​71110
6https://www.cell.com/iscience/fulltext/S2589-0042(21)00197–8
7https://​roy​al​so​ci​ety​pub​lish​ing​.org/​d​o​i​/​1​0​.​1​0​9​8​/​r​s​p​b​.​2​0​2​4​.0125

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