Aurélien Houard coordonne un consortium financé par l’UE qui comprend trois institutions suisses – l’Université de Genève, l’Université des sciences appliquées et des arts, et l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) – ainsi que TRUMPF Scientific Lasers en Allemagne, André Mysyrowicz Consultants et ArianeGroup. L’équipe a développé une technologie de filamentation laser capable de dévier la trajectoire d’un coup de foudre : des travaux qui pourraient conduire à une meilleure protection contre la foudre pour les infrastructures critiques telles que les aéroports.
La foudre est un risque naturel majeur et on estime qu’elle fait 6 000 à 24 000 victimes par an dans le monde. La foudre provoque également des coupures de courant, des incendies de forêt et des dommages aux équipements électroniques qui coûtent des milliards d’euros chaque année.
Un éclair se forme lorsque l’air turbulent d’un nuage d’orage perturbe violemment les cristaux de glace et les gouttelettes d’eau qu’il contient, arrachant des électrons à leurs atomes pour créer un plasma (un gaz ionisé). Ce processus crée des zones de charge électrique opposées qui peuvent se connecter par une décharge d’électricité.
Aujourd’hui, la méthode la plus courante pour se protéger contre la foudre est encore assurée par un concept vieux de 300 ans inventé par Benjamin Franklin : le paratonnerre. Cette antenne métallique conductrice offre un point d’impact préférentiel pour les décharges de foudre et guide le courant produit en toute sécurité vers le sol. Cependant, ce type de paratonnerre n’offre qu’une couverture limitée – sur un rayon à peu près équivalent à sa hauteur. De plus, ces structures ne protègent que contre l’effet direct de la foudre et, en attirant les coups de foudre, elles peuvent même augmenter les effets indirects comme les perturbations électromagnétiques et les surtensions sur les appareils électroniques.
Un paratonnerre « mobile » sur la montagne du Säntis
Les scientifiques ont identifié les faisceaux laser intenses comme des types alternatifs de paratonnerres « mobiles » dès les années 1970, avec les premiers lasers à impulsions longues qui leur ont permis de guider des décharges mégavolts sur quelques mètres en laboratoire. Mais c’est le développement des lasers à impulsion femtoseconde intense, permettant de générer des longs filaments de plasma, qui a révolutionné le domaine dans les années 1990. L’idée : ces faisceaux laser sont tirés vers le nuage. Des filaments de lumière très intense se forment alors dans les faisceaux et ionisent les molécules d’azote et d’oxygène de l’air. Ce processus crée des électrons libres et les longs filaments d’air ionisé sont plus conducteurs que les zones environnantes. Ces canaux créent alors un chemin le long duquel les décharges électriques de l’éclair peuvent se propager.
Aurélien Houard et ses collègues ont testé avec succès leur idée au cours de l’été 2021 dans les Alpes suisses – sur la montagne du Säntis, dans le nord-est de la Suisse, pour être exact. Cette montagne de 2 500 m d’altitude est un « point chaud » pour la foudre, avec plus de 100 impacts enregistrés chaque année sur la tour de communication de 124 m de haut qui se trouve à son sommet. Les chercheurs ont installé leur laser – qui a nécessité quatre ans de développement et de tests en laboratoire et qui émet des impulsions laser picosecondes d’une énergie de plus de 500 mJ à un rythme de 1 000 impulsions/seconde – près de la tour de communication.
Grâce au laser, le rayon de protection est passé de 120 m à 180 m autour de la tour.
Au cours de leurs expériences, qui ont duré trois mois, la tour a été frappée par au moins seize éclairs, dont quatre se sont produits lorsque le laser était allumé. Grâce à ce dernier, les chercheurs ont pu détourner ces quatre frappes de la foudre. Ils ont également pu enregistrer la trajectoire de l’un des impacts à l’aide de deux caméras à haute vitesse. Les enregistrements ont révélé que le traceur de foudre a initialement suivi la trajectoire du laser sur une distance d’environ 60 m avant d’atteindre la tour, ce qui signifie que le rayon de protection est passé de 120 m à 180 m autour de la tour.
Les applications immédiates de cette technologie seraient de protéger de la foudre les infrastructures critiques comme les aéroports, les rampes de lancement, les centrales nucléaires, les gratte-ciels et les forêts. Le paratonnerre laser serait allumé en cas de besoin pendant les orages et lorsqu’un nuage d’orage est détecté.
« Le projet de paratonnerre laser LLR a été initié par mon équipe et celle de mon homologue suisse, Jean-Pierre Wolf à l’Université de Genève. », déclare Aurélien Houard. « Nous travaillons sur ce sujet de la filamentation laser et des paratonnerres laser depuis plus de 20 ans. C’est le succès de nos expériences en laboratoire et le fait que nous ayons accès à une nouvelle technologie laser capable de produire des impulsions laser ultracourtes et intenses avec une cadence de 1 000 tirs laser par seconde qui nous ont encouragés à lancer le projet. »
Un projet très collaboratif
La technologie a été développée par la société TRUMPF Scientific Lasers, basée à Munich. « Nous nous sommes tournés vers eux pour leur demander de fabriquer le plus puissant laser qu’ils pouvaient avec leur technologie, et nous avons commandé un laser de 1 joule. Nous avons ensuite formé un consortium avec des experts suisses de la foudre à l’EPFL, avec le Pr. André Mysyrowicz, qui avait initié le projet il y a 20 ans et intervenait en tant que consultant, et la société ArianeGroup. Cette dernière est directement intéressée par ce type de système pour la protection des aéroports et de la fusée Ariane. »
Outre le fait que le laser soit plus puissant que tous ceux auxquels l’équipe avait accès auparavant, le site qu’ils ont choisi pour leurs expériences a également été déterminant. « La montagne du Säntis est l’un des sites les plus foudroyés d’Europe. De plus, la foudre frappe toujours au même endroit, c’est donc idéal pour le type d’expérience où nous voulions maximiser nos chances que le laser interagisse avec la foudre.
« Les expériences sur les éclairs sont très compliquées – il faut parfois des mois, voire des années, pour qu’un éclair frappe un endroit particulier. », explique Aurélien Houard. Le laser lui-même étant coûteux, le consortium a fait une demande de financement auprès de la Commission européenne. « Ce fut un long processus car les fonds que nous avons sollicités sont destinés à la recherche collaborative (au moins trois pays et trois partenaires) et à la recherche dite ‘de rupture’ qui peut bénéficier à la société.
« Pour poser notre candidature, nous avons dû démontrer que le laser pouvait contrôler les décharges électriques en laboratoire sur plusieurs mètres, ce que nous avons fait avec succès », détaille Aurélien Houard. « Nous n’étions cependant pas sûrs que la technique fonctionnerait sur des distances beaucoup plus longues, comme c’est le cas avec la foudre naturelle, car les valeurs des champs électriques y sont complètement différentes. »
Des efforts qui ont porté leurs fruits
Au début du projet, le développement du laser par TRUMPF a pris deux ans : il s’est avéré plus difficile que les chercheurs ne le pensaient au départ. Ils ont ensuite dû tester l’appareil et s’assurer qu’il était capable de produire des filaments sur des distances de 100 mètres. Mais lorsqu’ils ont voulu démarrer leurs expériences, le Covid est arrivé, et les chercheurs ont dû tout arrêter. « Nous avons dû repousser toute la campagne d’un an, ce qui impliquait de trouver des fonds supplémentaires. », raconte Aurélien Houard.
Les expériences sur les éclairs sont très compliquées – il faut parfois des mois, voire des années, pour qu’un éclair frappe un endroit particulier.
Les difficultés n’étaient pas seulement financières : elles étaient aussi pratiques. Il s’agissait d’apporter un laser qui pesait cinq tonnes et mesurait neuf mètres de long jusqu’au sommet d’une montagne. « Le sommet n’était accessible que par téléphérique et nous avons dû démonter le laser pour pouvoir l’y mettre. Une fois là-haut, nous avons dû construire un bâtiment pour abriter un télescope qui focaliserait le laser dans l’atmosphère. Cette construction a nécessité de multiples voyages en hélicoptère et l’espoir de bonnes conditions météorologiques – c’est-à-dire pas trop de vent et de neige – afin que nous puissions installer tous nos instruments. Il nous a ensuite fallu environ un mois pour tout faire fonctionner. »
L’équipe a également dû obtenir l’autorisation des autorités locales avant de tirer son laser dans les airs : une zone d’exclusion aérienne de 5 km de large a dû être organisée chaque fois que le laser devait être activé.
Des efforts qui ont porté leurs fruits : « Nous avons eu la chance de voir la foudre déviée sur deux photos en même temps – ce qui est rare, car les nuages au sommet des montagnes cachent souvent les éclairs. Nous avons détaillé ces observations dans Nature Photonics et notre publication a suscité un très grand intérêt de la part des médias. »
Il reste cependant beaucoup de travail à faire selon le chercheur. « Si nous avons pu montrer qu’un faisceau laser peut dévier la foudre, nous ne pouvons pas encore quantifier facilement que la protection fournie par le laser est équivalente à celle d’un paratonnerre classique de type Franklin. Pour ce faire, nous devons être sûrs que lorsque le laser est allumé, la foudre voudra passer par le chemin tracé par les filaments du faisceau.
« Les tiges de type paratonnerre de Franklin existent depuis des centaines d’années et ont été largement testées et modélisées, mais notre laser est nouveau et nous ne comprenons pas encore toute la physique qui le sous-tend » conclut Aurélien Houard.
Isabelle Dumé
Références
- https://llr-fet.eu
- https://www.epjap.org/articles/epjap/full_html/2021/01/ap200243/ap200243.html
- https://www.nature.com/articles/s41566-022–01139‑z