L’intelligence artificielle (IA) bouleverse le monde tel que nous le connaissons. Elle s’immisce dans toutes les parcelles de nos vies, avec des objectifs plus ou moins désirables et ambitieux. Immanquablement, l’IA et l’intelligence humaine (IH) sont comparées. Loin de sortir de nulle part, cette confrontation s’explique par des dynamiques historiques inscrites au plus profond du projet IA.
Une comparaison qui ne date pas d’hier
L’IA et l’IH, en tant que domaines d’études, ont co-évolués. Deux approches se distinguent depuis les prémices de l’informatique moderne : l’évolution par parallélisme ou par ignorance. « Les fondateurs de l’IA se sont divisés en deux approches. D’un côté, ceux qui voulaient analyser les processus mentaux humains et les reproduire sur ordinateur, en miroir, afin que les deux entreprises se nourrissent mutuellement. De l’autre, ceux qui voyaient dans l’IH une limite plus qu’une inspiration. Ce courant était intéressé par la résolution de problèmes, autrement dit par le résultat et non par le processus », rappelle Daniel Andler.
Notre propension à comparer IA et IH dans de nombreux écrits n’est donc pas une lubie actuelle, elle fait partie de l’histoire de l’IA. Ce qui est symptomatique de notre époque, c’est la tendance à assimiler l’ensemble de la numérisphère à l’IA : « Aujourd’hui, on qualifie d’IA toute l’informatique. Il faut remonter aux fondements de la discipline pour comprendre qu’une IA est un outil concret, qui se définit par le calcul en train de se faire et la nature de la tâche qu’il résout. Si la tâche semble mettre en jeu des aptitudes humaines, on va s’interroger sur la capacité d’intelligence. Voilà, en substance, ce qu’est l’IA », explique Maxime Amblard.
Les deux branches de l’arbre historique
Les deux grands courants, précédemment mentionnés, ont donné naissance à deux grandes catégories d’IA :
- l’IA symbolique, basée sur des règles d’inférences logiques, qui se préoccupe peu de la cognition humaine
- l’IA connexionniste, basée sur des réseaux de neurones, qui s’inspire de la cognition humaine
Maxime Amblard nous replonge dans le contexte de l’époque : « Au milieu du 20ème siècle, la capacité de calcul des ordinateurs est infime comparée à aujourd’hui. Alors, on se dit que pour avoir des systèmes intelligents, il faut que le calcul contienne de l’information experte qu’on aura préalablement encodée sous forme de règles et de symboles. En parallèle, d’autres chercheurs s’intéressent plutôt à la façon dont on pourrait faire émerger de l’expertise. La question devient alors : comment peut-on construire une distribution de probabilité, qui fournira une bonne explication du fonctionnement du monde ? Dès lors, on comprend pourquoi ces approches ont explosé lorsque la disponibilité des données, les capacités de mémoire et de calcul ont radicalement augmenté. »
Pour imager le développement historique de ces deux branches, Maxime Amblard utilise la métaphore de deux skis qui avancent l’un après l’autre : « Avant que la puissance de calcul ne soit au rendez-vous, les modèles probabilistes étaient invisibilisés au profit des modèles symboliques. Actuellement, on vit un moment fort de l’IA connexionniste grâce à ses résultats révolutionnaires. Néanmoins, le problème de l’explicabilité des résultats laisse la voie ouverte aux systèmes hybrides (connexionnistes et symboliques), afin de remettre de la connaissance dans les approches probabilistes classiques. »
De son côté, Annabelle Blangero précise qu’aujourd’hui « il y a débat pour savoir si les systèmes experts correspondent vraiment à de l’IA, étant donné qu’on a tendance à qualifier d’IA des systèmes qui impliquent nécessairement du machine learning ». Néanmoins, Daniel Andler évoque que l’une des figures de proue de l’IA, Stuart Russell, qui reste très attaché à l’IA symbolique. Maxime Amblard abonde également dans ce sens : « J’ai peut-être une vision trop influencée par l’histoire et l’épistémologie de l’IA, mais je trouve que pour qualifier quelque chose d’intelligent, il est plus important de se demander comment, ce qui est produit par le calcul, transforme le monde, plutôt que de s’indexer sur la nature de l’outil qui a été utilisé. »
La machine nous ressemble-t-elle ?
Après le détour historique et définitionnel, se pose la question suivante : l’IA et l’IH sont-elles les deux faces d’une même pièce ? Avant de pouvoir élaborer une réponse, il faut s’interroger sur le cadre méthodologique qui rend cette comparaison possible. Pour Daniel Andler, « le fonctionnalisme est le cadre par excellence dans lequel se pose la question de la comparaison, à condition que nous appelions “intelligence” le résultat combiné des fonctions cognitives. » Pourtant, il manque presque sûrement quelque chose pour s’approcher au plus près de l’intelligence humaine, située dans le temps et dans l’espace. « Historiquement, c’est John Haugeland qui développe cette idée d’un ingrédient manquant dans l’IA. On pense souvent à la conscience, à l’intentionnalité, à l’autonomie, aux émotions ou encore au corps », développe Daniel Andler.
En effet, la conscience et les états mentaux associés semblent manquer à l’IA. Pour Annabelle Blangero, cet ingrédient manquant n’est qu’une question de moyens techniques : « Je viens d’une école de pensée en neurosciences où l’on considère que la conscience émerge de l’évaluation permanente de l’environnement et des réactions sensori-motrices associées. Partant de ce principe, la reproduction de la multimodalité humaine sur un robot devrait faire émerger les mêmes caractéristiques. Aujourd’hui, l’architecture des systèmes connexionnistes reproduit assez fidèlement ce qu’il se passe dans le cerveau humain. D’ailleurs, on utilise des mesures d’activités similaires au sein des réseaux de neurones biologiques et artificiels.”
Néanmoins, comme le fait remarquer Daniel Andler, « Aujourd’hui, il n’existe pas de théorie unique pour rendre compte de la conscience chez l’être humain. La question de son émergence est largement ouverte et sujette à de nombreux débats dans la communauté scientifico-philosophique. » Pour Maxime Amblard, la différence fondamentale réside dans la volonté de faire du sens. « Les humains construisent des modèles explicatifs de ce qu’ils perçoivent. Nous sommes de véritables machines à faire du sens. »
L’épineuse question de l’intelligence
Malgré ce développement argumenté, la question du rapprochement entre IA et iH reste entière. De fait, le problème est avant tout conceptuel et concerne la façon dont nous définissons l’intelligence.
Une définition classique décrirait l’intelligence comme l’ensemble des capacités permettant la résolution de problèmes. Dans son récent ouvrage, Intelligence artificielle, intelligence humaine : la double énigme, Daniel Andler propose une définition alternative, élégante et à rebours : « Les animaux (humains ou non-humains) déploient la faculté de s’adapter à des situations. Ils apprennent à résoudre des problèmes qui les concernent, situés dans le temps et dans l’espace. Ils se fichent allègrement de résoudre des problèmes généraux, décontextualisés. »
Cette définition, qui est sujette à débat, a le mérite de replacer l’intelligence dans un contexte et de ne pas en faire un concept invariant. Le mathématicien et philosophe rappelle également la nature du concept d’intelligence. « L’intelligence fait partie de ce qu’on nomme un concept épais : il est à la fois descriptif et objectif, appréciatif et subjectif. Bien qu’en pratique, on peut rapidement conclure sur l’intelligence d’une personne dans une situation, on peut toujours en discuter en principe. »
Remettre l’IA au service des humains
Finalement, la question de la comparaison semble inintéressante si on attend une réponse concrète. Elle l’est davantage pour comprendre le chemin intellectuel parcouru, le processus. Cette réflexion met en exergue des questions cruciales : que voulons-nous donner à l’IA ? Dans quels buts ? Que souhaitons-nous pour le futur de nos sociétés ?
Des questions essentielles qui ravivent les challenges éthiques, économiques, législatifs et sociaux qui doivent être relevés par les acteurs et actrices du monde de l’IA et par les gouvernements, les citoyens et les citoyennes du monde entier. Au fond, il est inutile de savoir si l’IA nous ressemble ou nous ressemblera. La seule question qui importe est que voulons-nous en faire et pourquoi ?