Fertilisation du phytoplancton, alcalinisation artificielle… Les chercheurs s’intéressent à ces procédés technologiques pour lutter contre le réchauffement climatique. En boostant la capacité naturelle d’absorption du CO2 des océans, ces solutions visent à contrebalancer les émissions anthropiques de CO2. Si le Groupe d’Experts Intergouvernemental du Climat (GIEC) estime que ce captage est nécessaire pour limiter le réchauffement climatique à 2 °C1, aucune de ces solutions n’est aujourd’hui déployée. Au sein du projet XSeaO2, financé par le fonds Ifker pour le climat, Cédric Tard et ses collègues vont tester pour la première fois l’une d’entre-elles sur le terrain.
Sur quelle solution s’appuie votre projet ?
Notre objectif est d’extraire le carbone des océans pour augmenter sa capacité à capter le CO2 atmosphérique. Nous employons pour cela une solution existante : une cellule d’extraction électrochimique basée sur une membrane bipolaire. En pratique, le procédé consiste à capter l’eau et à l’acidifier artificiellement en polarisant des électrodes. En dessous d’un pH 5, le carbone inorganique dissous se transforme en gaz (en CO2) et est libéré. Nous récupérons ce gaz, et une eau d’un pH légèrement plus basique est rejetée en sortie. Ce procédé d’extraction de CO2 fait l’objet de beaucoup de recherche actuellement, les meilleurs rendements sont de l’ordre de 60 % en CO2 extrait.
Il existe d’autres solutions pour booster la capacité d’absorption des océans. Quel est l’intérêt du procédé testé ?
Ici, le module d’extraction du CO2 est combiné à d’autres outils au sein d’une île artificielle. La particularité ? Cette île produit du carburant de synthèse. L’eau sera pompée au sein de deux circuits. Dans le premier, le CO2 est donc extrait de l’eau. Dans le deuxième, l’eau est d’abord désalinisée puis traitée au sein d’un électrolyseur pour produire de l’hydrogène (H2). Enfin, l’hydrogène est combiné avec le CO2 au sein d’un réacteur pour former le carburant de synthèse. Il peut ensuite être utilisé dans des véhicules à propulsion thermique. Méthanol, éthanol, kérosène : plusieurs carburants de synthèse peuvent être fabriqués, nous étudions actuellement la meilleure solution à mettre en œuvre.
Jamais personne n’a réussi à tester ce procédé dans le monde, seul Google X Lab a essayé à une petite échelle, sans succès. Nous souhaitons tout d’abord démontrer que le principe peut se vérifier à l’échelle d’un lac.
Comment comptez-vous tester la viabilité de cette solution ?
D’ici un an, nous allons construire un prototype qui sera disposé sur le lac de l’École polytechnique. Un démonstrateur flottant d’environ 20 m2 contiendra l’ensemble des modules nécessaires à la fabrication du carburant de synthèse. Il sera accompagné de 300 m2 panneaux photovoltaïques flottants : la production d’électricité renouvelable est indispensable à ces îles artificielles pour alimenter les modules d’extraction et fabrication de carburant. L’électrolyse de l’eau est le procédé le plus consommateur d’énergie. Nous souhaitons traiter 4 m3 d’eau par jour, ce qui devrait permettre de fabriquer environ 1L de carburant par jour. À la fin du projet, nous espérons pouvoir réaliser une analyse du cycle de vie ainsi qu’une estimation de la rentabilité économique du carburant produit pour le comparer à d’autres procédés de fabrication de carburant de synthèse.
Ce démonstrateur sera un véritable laboratoire destiné à l’ensemble de la communauté scientifique. Nous avons par exemple travaillé sur l’acceptabilité sociétale, et mis au point un design spécifique à l’aide de l’école d’architecture Penninghen.
Quels sont les verrous à la mise en œuvre de ces îles artificielles ?
Ils sont principalement technologiques. L’extraction du CO2 n’est pas encore un procédé mature, et le combiner avec des modules de désalinisation, d’électrolyse et un réacteur représente un véritable défi. L’autre contrainte majeure est l’utilisation de panneaux photovoltaïques flottants. Ces systèmes ne sont, eux non plus, pas matures : il est nécessaire de fiabiliser leur utilisation en mer, dans un milieu agité et salé. Nous savons en revanche que leur efficacité sera accrue par rapport aux installations terrestres grâce au gain d’efficacité offert par la baisse de température du fait de la présence d’eau et des courants d’air sous les panneaux (+ 0,6 % pour chaque degré en moins).
La mer est un milieu avec de très fortes contraintes : il faudra s’assurer de la résistance des panneaux et du module de chimie aux tempêtes. Notre démonstrateur ne permettra pas d’adresser l’ensemble de ces questions puisqu’il sera déployé sur un lac. Mais il est une première étape pour tester la viabilité du procédé.
Si ces îles artificielles venaient à être déployées à grande échelle, pourraient-elles présenter un risque environnemental ?
Le principal risque concerne le procédé de désalinisation de l’eau. Les usines de désalinisation d’eau de mer sont une véritable catastrophe environnementale en raison des effets des rejets de saumure en mer. Mais dans notre procédé, la désalinisation ne sert que pour extraite l’hydrogène de l’eau par électrolyse. Or moins de 1 % de l’eau captée servira à extraire de l’hydrogène : la grande majorité sera utilisée pour extraire le CO2. Nous envisageons tout de même de tester des électrolyseurs qui fonctionnent avec du sel pour réduire les retombées environnementales. Le procédé d’extraction du CO2 ne pose pas de problème : l’eau sera légèrement plus basique en sortie, ce qui est souhaité. Pour le reste, nous allons travailler avec des biologistes et écologues pour évaluer l’impact de l’île artificielle sur les écosystèmes du lac, aujourd’hui assez méconnus.
Avec cette solution, le carbone est pompé des océans, mais transformé en carburant de synthèse. Lors de l’utilisation du carburant, le CO2 capté est relargué dans l’atmosphère… Quel est l’intérêt pour atténuer le changement climatique ?
Produire du carburant avec notre procédé est neutre en carbone : aucune énergie fossile n’est extraite. Mais c’est une étape intermédiaire. À terme, nous souhaiterions extraire le CO2 de l’eau pour le séquestrer. Il n’existe pas encore de solution technique mature pour réaliser cette démonstration sur le site de l’École polytechnique, et le procédé est peu répandu à travers le monde et son intérêt reste discuté.