Comment savoir si nous vivons dans une simulation ?
Vivons-nous dans une simulation informatique ? Voilà une question qui a inspiré bon nombre d’œuvres de science-fiction. Mais pourrions-nous calculer nos chances d’être les créations virtuelles d’une intelligence supérieure ? Une nouvelle étude1 vise à mettre fin à certaines incompréhensions dans la culture populaire.
Bien avant Matrix2 et le roman Simulacron3, qui ont fortement contribué à populariser le concept de réalités simulées dans l’esprit collectif, Platon avec son « allégorie de la caverne » avait emprisonné les hommes ignorants dans une grotte. Il n’y a pas de doute, l’idée que nous vivons dans une simulation séduit. Plus récemment, le prix Goncourt 2020 L’Anomalie4 a même posé la question : « Comment, en tant que société, réagirions-nous en apprenant que nous vivons peut-être dans une telle réalité ? »
Une théorie sérieuse
En 2003, le philosophe Nick Bostrom, de l’Université d’Oxford, a publié un article dans lequel il imaginait une civilisation technologiquement avancée possédant une immense puissance de calcul dont elle pourrait exploiter une petite partie pour simuler de nouvelles réalités hébergeant des êtres conscients5. Cela voudrait dire que si l’on vit dans une simulation, ce serait parce qu’il y a une forme de vie plus intelligente que nous, capable de créer un tel univers. Est-ce possible ? Et comment savoir si nos existences quotidiennes – et plus largement l’univers – ne sont pas les incarnations d’un vaste programme informatique ?
Il y a une similitude ici avec la question : la vie existe-t-elle ailleurs dans l’univers ? Jusqu’à ce que nous trouvions une vie extraterrestre, nous disposons d’une seule information : elle a pu commencer ici, sur la Terre. De telles interrogations se prêtent particulièrement bien à l’inférence bayésienne – une méthode d’inférence statistique qui calcule le degré de confiance à accorder à une cause hypothétique. Cette technique algorithmique utilise le théorème de Bayes, qui calcule la probabilité qu’un événement se produise en considérant d’abord la probabilité d’un autre événement qui s’est déjà produit. Dans les statistiques bayésiennes, vous pouvez exposer tout ce que vous savez et tout ce que vous ne savez pas.
Pas de preuves irréfutables
En plaçant l’argument de la simulation dans un cadre bayésien, on s’aperçoit que bon nombre d’hypothèses actuelles – qu’elles soient favorables ou défavorables à l’existence d’une réalité simulée – comportent souvent trop de suppositions. Par exemple, si l’univers est une simulation, il faudrait supposer qu’il s’agit d’un « grand ordinateur ». Et même si c’était le cas, il n’est pas une preuve en soi que l’univers a été créé par une intelligence supérieure.
On ne peut pas dire non plus que la présence des « failles » (comme le chat noir qui passe deux fois dans Matrix) est une preuve d’un monde simulé6. Cette dernière hypothèse est particulièrement peu concluante, car même si quelqu’un remarquait de tels « défauts », le « créateur » pourrait toujours rembobiner la simulation et les supprimer (afin d’effacer la mémoire). Et, comme il y a des limites fondamentales en matière de calcul qui pourraient diminuer la « netteté » de la simulation, il pourrait choisir de ne pas réaliser une simulation physique détaillée de l’univers entier, mais seulement de notre perception de celui-ci.
Des futures sociétés pourraient, qui sait, créer des simulations de leur ancêtres – c’est-à-dire, des êtres humains doués de conscience, comme nous.
Simplifier l’argument
L’humanité telle que nous la connaissons pourrait disparaître un jour, ou être supplantée par une ou plusieurs espèces post-humaines. Ces futures sociétés pourraient, qui sait, créer des simulations de leur ancêtres – c’est-à-dire, des êtres humains doués de conscience, comme nous. Mais, comment savoir si nous sommes des êtres humains originaux, ou bien des simulations d’ancêtres ? Bostrom propose un cadre conceptuel pour aborder cette question et son argument de la simulation contient trois propositions, dont l’un, selon lui, doit être vrai. Soit :
- les sociétés humaines s’éteignent avant d’atteindre un stade où elles sont capables de simuler de nouvelles réalités ;
- même si elles atteignent ce stade, il est peu probable qu’elles souhaitent simuler une réalité beaucoup plus simple que la leur ;
- la probabilité que nous vivions dans une simulation est proche de un.
Puisque le résultat final des deux premières propositions de Bostrom est que les simulations n’existent pas, elles peuvent être réduites en une seule [1]. Le trilemme devient ainsi un dilemme dans lequel il y a désormais deux possibilités :
- un univers naturel (le nôtre) sans simulation ;
- un univers naturel « originel » qui engendre une ou plusieurs simulations qui peuvent elles-mêmes en engendrer d’autres, et dont notre univers ferait partie.
Ici arrive le principe de base en statistiques, « le principe d’indifférence » (de Laplace) qui dit qu’en l’absence de preuves, toutes les hypothèses devraient être considérées comme également probables. Ça veut dire donc qu’en l’absence de toute autre information, ces deux scénarios seraient aussi admissibles l’un que l’autre. Mais, le fait que l’hypothèse simulée contienne nécessairement un univers naturel parmi les nombreux univers simulés signifie qu’il y aurait un peu moins de 50 % de chances pour que nous vivions dans une simulation informatique. Si on arrive à un peu moins de 50 % de chances, c’est parce qu’il est impossible de prouver si, oui ou non, nous vivons dans une simulation à notre insu. Même si nous étions des êtres virtuels, aucun élément tangible ne permettrait de le prouver.
Un autre principe important dans la statistique bayésienne, « le rasoir d’Occam » (qui stipule que l’explication la plus simple, toutes choses égales par ailleurs, est généralement la bonne) est également difficile à intégrer formellement dans l’hypothèse de la simulation. Nous ne savons pas combien de simulations sont plausibles et nous ne savons pas non plus comment décrire mathématiquement la complexité associée à chaque réalité. Donc, le chiffre de moins de 50 % de chances que nous vivions dans une simulation doit être considéré comme une limite supérieure absolue. En effet, même si nous faisons presque abstraction de la nature intrinsèquement trop complexe de l’hypothèse simulée, il est impossible de faire en sorte que les chances de simulation soient supérieures à 50 %.
Pile ou face ?
La principale difficulté de ce type d’études est le manque d’informations. Le seul fait réel sur lequel nous pouvons nous appuyer est que nous existons. Même en ajoutant la condition supplémentaire que nous n’ayons pas nous-mêmes lancé une simulation ne modifie guère le résultat final.
Mais, imaginons que, demain, nous commencions à simuler des réalités. Et qu’il y ait des entités conscientes dans ces réalités, qui ne savent pas qu’elles vivent à l’intérieur de ces simulations. Un tel scénario changerait la condition initiale d’une réalité « nullipare » (qui ne peut pas donner naissance à des nouvelles réalités) à une réalité « pare » (qui peut y donner naissance). Il deviendrait ainsi hautement probable que nous vivions dans un univers simulé.
Selon les statistiques bayésiennes, pourtant, l’issue la plus probable de ce scénario est que nous vivons dans un univers où il n’est pas possible de simuler des nouvelles réalités.
Une hiérarchie de réalités ?
Ce paradoxe apparent est bien décrit par le physicien théoricien américain Sean Carroll7. Il affirme que si l’on dispose d’une hiérarchie de réalités (de type Inception) – dans laquelle chaque simulation lance sa propre simulation –, on assisterait à une réduction de la capacité de calcul à chaque niveau ultérieur. Ce qui signifie que chaque univers simulé sera plus simple que l’univers dans lequel il a été créé.
Bien qu’il serait toujours possible de produire des simulations, et même des simulations impressionnantes, leurs niveaux les plus bas n’auraient pas la complexité nécessaire pour accueillir des entités véritablement conscientes. Il est néanmoins possible, selon Carroll, que nous vivions dans l’un de ces « niveaux inférieurs de réalité ».
Il est important de travailler sur de telles idées, surtout lorsque l’on entend parler de la probabilité extrêmement élevée (d’un milliard contre un) que nous vivions dans un univers non simulé, souvent citée dans la culture populaire8. Ce chiffre implique une incroyable certitude et a été obtenu en extrapolant les tendances et les capacités informatiques actuelles. Cette prémisse contient, cependant, une incertitude inhérente si elle est traitée dans un cadre bayésien : nous ne pouvons pas simplement exclure la possibilité d’un univers naturel.
Peut-être devons-nous passer de l’idée que vivre dans une simulation est une fatalité à l’idée que c’est une situation quelque peu improbable ?9