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Comment le quantique change la face du monde

Comment nous préparer à l’accélération des technologies quantiques

Laurent Sanchez-Palencia, directeur de recherche CNRS en physique quantique et professeur à l'École polytechnique (IP Paris)
Le 6 juin 2023 |
8 min. de lecture
SANCHEZ-PALANCIA_Laurent
Laurent Sanchez-Palencia
directeur de recherche CNRS en physique quantique et professeur à l'École polytechnique (IP Paris)
En bref
  • Des chercheurs tentent de modéliser le comportement des matériaux « quasi-périodiques », trop complexes pour être décrits à l’échelle atomique.
  • Ils étudient ce qui se passe lorsque des interactions entre atomes conduisent à l’apparition de nouvelles phases quantiques appelées verres de Bose.
  • L'intrication est un phénomène quantique qui permet de déterminer l’état d’une particule simplement en mesurant celui de sa partenaire intriquée.
  • Pour atteindre l’avantage quantique, il faut que les ordinateurs quantiques fonctionnent avec au moins quelques centaines de milliers de qubits.
  • Le principal obstacle au progrès est la décohérence quantique : elle résulte de l’interaction des qubits avec leur environnement qui détruit leur intrication.

Lau­rent Sanchez-Palen­cia et son équipe s’in­téressent à la com­préhen­sion de l’or­gan­i­sa­tion de la matière à l’échelle quan­tique, où s’imbriquent des effets à la fois ondu­la­toires et cor­pus­cu­laires, tels que l’in­ter­férence et l’in­tri­ca­tion, ain­si que de fortes inter­ac­tions entre par­tic­ules. Lau­rent Sanchez-Palen­cia est égale­ment impliqué dans le développe­ment de nou­veaux pro­grammes de for­ma­tion en tech­nolo­gies quan­tiques à l’École poly­tech­nique et à l’Institut Poly­tech­nique de Paris.

Son équipe tra­vaille actuelle­ment sur la sim­u­la­tion quan­tique et tente de mod­élis­er et com­pren­dre le com­porte­ment des matéri­aux « qua­si-péri­odiques » à basse tem­péra­ture. Ces matéri­aux sont trop com­plex­es pour être entière­ment décrits à l’échelle atom­ique et pour­raient être mieux com­pris grâce à la sim­u­la­tion quan­tique. Les supra­con­duc­teurs à haute tem­péra­ture et le mag­nétisme quan­tique en sont d’autres exemples. 

Les résul­tats théoriques obtenus pour les mod­èles min­i­maux peu­vent être testés lors d’ex­péri­ences réelles dans des sys­tèmes con­trôlables con­nus sous le nom de « réseaux optiques ». Ceux-ci sont con­sti­tués d’atomes à des tem­péra­tures extrême­ment bass­es – de l’ordre de quelques dizaines de mil­liardième de kelvins – et main­tenus ensem­ble par des fais­ceaux laser. Lorsqu’un nom­bre adéquat de fais­ceaux laser pointent dans la même direc­tion sur un plan, on obtient un sys­tème exo­tique, à mi-chemin entre ordre et désor­dre, présen­tant un ordre à longue portée mais non péri­odique, dit quasi-périodique.

Les « verres de Bose »

Les chercheurs étu­di­ent ce qui se passe lorsque des inter­ac­tions entre atom­es con­duisent à l’ap­pari­tion de nou­velles phas­es quan­tiques appelées ver­res de Bose. Ces ver­res sont des isolants d’un type par­ti­c­uli­er qui, en théorie, ne devraient appa­raître que dans des struc­tures soit désor­don­nées soit qua­si-péri­odiques. Un isolant stan­dard présente un écart d’én­ergie entre son état fon­da­men­tal et ses pre­miers états excités, de sorte que seul un champ élec­trique puis­sant per­met d’exciter les charges et les met­tre en mou­ve­ment. Dans un verre de Bose, en revanche, un tel écart d’énergie n’existe pas, mais les charges sont con­finées dans des régions très local­isées qui ne per­me­t­tent pas l’établissement d’un courant de particules. 

Les ver­res de Bose ont été prédits pour la pre­mière fois à la fin des années 1980, mais n’ont jamais été observés sans ambiguïté dans une expéri­ence, y com­pris dans des sys­tèmes d’atomes froids. En effet, les atom­es froids ne sont jamais par­faite­ment froids et, même à des tem­péra­tures aus­si bass­es que quelques mil­liardièmes de kelvins, des fluc­tu­a­tions ther­miques peu­vent détru­ire les phas­es quan­tiques. Pour­tant, les chercheurs ont récem­ment prédit une sit­u­a­tion où, mal­gré ces fluc­tu­a­tions ther­miques, un verre de Bose pour­rait être sta­bil­isé et observé. lls dis­cu­tent actuelle­ment avec leurs col­lègues expéri­men­ta­teurs de la manière de con­cevoir une expéri­ence dans laque­lle ils pour­raient enfin observ­er ces ver­res exotiques.

Ces sys­tèmes sont fasci­nants à bien des égards. Il sont, par exem­ple, sou­vent non-ergodiques, par oppo­si­tion à l’er­god­ic­ité con­ven­tion­nelle. Les sys­tèmes ergodiques explorent tout l’espace à leur dis­po­si­tion et peu­vent ain­si attein­dre l’équili­bre ther­mo­dy­namique, une sit­u­a­tion bien décrite par la théorie de Boltz­mann, élaborée à la fin du XIXe siè­cle. Le com­porte­ment des sys­tèmes ergodiques est com­pat­i­ble avec la plu­part des obser­va­tions faites à ce jour sur des objets allant de la taille du micron à celle des étoiles et des galax­ies. Cette théorie repose sur l’idée que le sys­tème fluctue entre tous les états pos­si­bles par des chemins qui lui per­me­t­tent de pass­er très rapi­de­ment d’un état à l’autre. Dans les sys­tèmes non ergodiques, en revanche, cette ergod­ic­ité est empêchée par des inho­mogénéités dans le sys­tème. Celui-ci reste piégé dans un sous-ensem­ble de ses con­fig­u­ra­tions pos­si­bles, loin de l’équilibre.

L’intrication pour la cryptographie

L’in­tri­ca­tion est un autre phénomène pure­ment quan­tique qui intéresse l’équipe, dans lequel deux par­tic­ules ou plus peu­vent avoir des cor­réla­tions beau­coup plus pro­fondes que ne le per­met la physique clas­sique. Par exem­ple, les pro­priétés observ­ables d’une par­tic­ule quan­tique sont générale­ment indéter­minées, de sorte que les résul­tats de mesure sont aléa­toires. Néan­moins, lorsque les par­tic­ules sont intriquées, la déter­mi­na­tion de l’é­tat d’une par­tic­ule fixe instan­ta­né­ment l’é­tat de l’autre, ou des autres, et ce quelle que soit la dis­tance qui les sépare. Cette puis­sante « action fan­tôme à dis­tance », comme l’ap­pelait Ein­stein, sem­ble tran­scen­der l’e­space et le temps, de sorte que nous pou­vons déter­min­er l’é­tat d’une par­tic­ule sim­ple­ment en mesurant celui de sa parte­naire intriquée. Par exem­ple, si vous mesurez le spin d’une par­tic­ule, dis­ons un élec­tron, vous pou­vez déter­min­er le spin de l’autre sans jamais l’observer.

On com­mence à peine à exploiter les appli­ca­tions de ce spec­tac­u­laire effet de cor­réla­tion à dis­tance, même s’il est déjà util­isé dans la cryp­togra­phie de cer­taines télé­com­mu­ni­ca­tions : en ter­mes sim­ples, sup­posons que l’émetteur et le récep­teur parta­gent une paire intriquée, de sorte que les résul­tats de leurs mesures sont aléa­toires mais iden­tiques. Pour inter­cepter la com­mu­ni­ca­tion, un espi­on doit effectuer une mesure, dont le résul­tat est aléa­toire mais surtout qui mod­i­fie l’état de la paire, qui n’est plus intriquée. Les mesures de l’émetteur et du récep­teur ne sont alors plus cor­rélées et ils pour­ront le con­stater en com­para­nt les résul­tats de leurs mesures. La force d’une telle méth­ode de cryptage est qu’elle ne repose pas sur la dif­fi­culté d’espionner sans être repéré mais sur une impos­si­bil­ité basée sur les lois fon­da­men­tales du monde quantique.

Une autre appli­ca­tion du car­ac­tère aléa­toire de la mesure est la pos­si­bil­ité de fab­ri­quer des généra­teurs de nom­bres aléa­toires par­faits et des clés cryp­tographiques totale­ment aléatoires. 

La commercialisation est en marche

Ces généra­teurs de nom­bres aléa­toires sont d’ores et déjà com­mer­cial­isés et il existe même au moins un exem­ple de télé­phone portable qui utilise une tech­nolo­gie quan­tique de ce type. L’in­tri­ca­tion quan­tique peut égale­ment être exploitée dans un proces­sus con­nu sous le nom de codage dense, qui est lié au fait qu’un état intriqué con­tient une quan­tité phénomé­nale d’informations com­parée à la seule somme des infor­ma­tions portées par chaque par­tic­ule individuelle.

On sait seule­ment aujourd’hui fab­ri­quer des machines avec une cen­taine de qubits.

Chaque par­tic­ule con­tient en effet de l’information sur son pro­pre état, mais l’information sur les cor­réla­tions est dis­tribuée entre tous les sous-ensem­bles de par­tic­ules, en nom­bre infin­i­ment plus grand. Cet effet per­met ain­si d’encoder une immense quan­tité d’in­for­ma­tion dans des struc­tures appelées bits quan­tiques, ou qubits. Ceux-ci dif­fèrent des bits infor­ma­tiques stan­dards, qui peu­vent pren­dre la valeur soit 0, soit 1, tan­dis que les qubits peu­vent pren­dre les deux valeurs à la fois, ou toute com­bi­nai­son de 0 et de 1. 

L’importance de « l’avantage quantique » 

Ces qubits sont l’élément de base des futurs ordi­na­teurs quan­tiques. L’exploitation de leurs pro­priétés quan­tiques, en par­ti­c­uli­er l’intrication, peut être appliquée à la réso­lu­tion de prob­lèmes de cal­cul com­plex­es, et il pour­rait être pos­si­ble d’effectuer des opéra­tions com­pu­ta­tion­nelles beau­coup plus rapi­de­ment que les ordi­na­teurs les plus puis­sants disponibles aujour­d’hui, ce qui se traduirait par une aug­men­ta­tion expo­nen­tielle de la puis­sance de cal­cul. Les qubits peu­vent être fab­riqués à par­tir de dif­férentes plate­formes matérielles actuelle­ment disponibles, comme les qubits supra­con­duc­teurs ou les atom­es et ions piégés. D’autres méth­odes à venir inclu­ent les processeurs quan­tiques pho­toniques qui utilisent la lumière.

Des pro­grès spec­tac­u­laires ont été réal­isés ces dernières années. Néan­moins, un véri­ta­ble « avan­tage quan­tique » n’est atten­du que lorsque les ordi­na­teurs quan­tiques fonc­tion­neront avec – selon les esti­ma­tions – entre quelques cen­taines de mil­liers et quelques mil­lions de qubits. On sait seule­ment aujourd’hui fab­ri­quer des machines avec une cen­taine de qubits, il reste donc encore un long chemin à parcourir. 

Le prin­ci­pal obsta­cle au pro­grès est la déco­hérence quan­tique. Celle-ci résulte de l’interaction des qubits avec leur envi­ron­nement qui détru­it leur intri­ca­tion. Pour l’éviter – ou du moins la lim­iter – il est générale­ment néces­saire de les faire fonc­tion­ner à une tem­péra­ture proche de 0 kelvin et les pro­téger de l’en­vi­ron­nement. D’un point de vue fon­da­men­tal, rien ne s’op­pose à la créa­tion d’or­di­na­teurs quan­tiques à grande échelle, mais il reste à résoudre à la fois des ques­tions sci­en­tifiques, comme celle de savoir si la déco­hérence peut être fon­da­men­tale­ment con­trée, et des prob­lèmes d’ingénierie très impor­tants, qui font l’ob­jet de vastes pro­grammes gou­verne­men­taux et d’investissements privés dans le monde entier.

À plus courte échéance, les espoirs reposent sur des machines moins sen­si­bles à la déco­hérence. Il s’ag­it des sim­u­la­teurs quan­tiques, que l’on peut voir comme des ordi­na­teurs quan­tiques dédiés dont l’architecture per­met d’optimiser cer­taines tâch­es spé­ci­fiques. Les sim­u­la­teurs quan­tiques sont par­ti­c­ulière­ment bien adap­tés à la recherche de « min­i­ma de fonc­tions à plusieurs vari­ables ». De telles machines intéressent de ce fait les entre­pris­es qui utilisent des réseaux com­plex­es et qui cherchent à les opti­miser. Ces réseaux con­ti­en­nent un grand nom­bre de vari­ables et un sim­u­la­teur quan­tique pour­rait les opti­miser d’une manière qu’un ordi­na­teur clas­sique ne peut pas faire. 

La tech­nolo­gie existe pour l’essen­tiel, mais la ques­tion reste de savoir pour quels prob­lèmes infor­ma­tiques la sim­u­la­tion quan­tique peut présen­ter un réel intérêt économique. Ces tech­nolo­gies sont encore très coû­teuses et con­som­ment beau­coup d’én­ergie. La ques­tion est plus ouverte que ne laisse penser ce que l’on lit ou entend dans les médias, mais les pro­grès actuels ouvrent la voie à un foi­son­nement de tech­nolo­gies rad­i­cale­ment nou­velles. Le mes­sage que Lau­rent Sanchez-Palen­cia essaye de faire pass­er à ses étu­di­ants est qu’il faut penser non seule­ment à l’or­di­na­teur quan­tique, mais aus­si à toutes les tech­nolo­gies asso­ciées. Celles-ci peu­vent sem­bler moins spec­tac­u­laires à pre­mière vue, mais elles don­neront très vraisem­blable­ment nais­sance à de nou­velles technologies.

La formation quantique à l’École polytechnique

Le besoin de for­ma­tion à tous les niveaux dans le domaine quan­tique est cri­ant. Depuis de nom­breuses années, l’en­seigne­ment de la physique à l’É­cole poly­tech­nique est cen­tré sur la mécanique quan­tique. Ain­si, tous les élèves sont for­més à cette dis­ci­pline au cours de leur pre­mière année d’é­tudes, y com­pris ceux qui ne se des­ti­nent pas à des études de physique ou d’ingénierie par la suite. On en récolte déjà les fruits : beau­coup de start-ups dévelop­pées aujour­d’hui en France dans le domaine quan­tique sont dirigées par d’anciens élèves de l’É­cole polytechnique.

Afin d’anticiper le développe­ment des tech­nolo­gies quan­tiques, le par­cours Quan­tum Sci­ence and Tech­nol­o­gya été créé il y a quelques années : il se con­cen­tre sur les aspects les plus mod­ernes de la physique quan­tique, en par­ti­c­uli­er l’in­tri­ca­tion et son exploita­tion. Ce par­cours met l’ac­cent sur le lien entre sci­ence fon­da­men­tale et développe­ment tech­nologique, car à l’heure actuelle, mal­gré ce que l’on peut lire dans la presse, la physique quan­tique en est encore au stade du développe­ment, et il reste tou­jours beau­coup à comprendre.

Les pro­grammes de mas­ter et de doc­tor­at sont pilotés en lien étroit avec les autres écoles du cam­pus, au sein de l’Institut Poly­tech­nique de Paris. Ils visent à recruter les meilleurs étu­di­ants des meilleures insti­tu­tions du monde. Les étu­di­ants qui rejoignent l’institut en mas­ter 1 sont directe­ment inté­grés dans une équipe de recherche à l’IP Paris, afin d’assurer un lien fort entre for­ma­tion et recherche. En out­re, l’IP Paris pro­pose depuis peu des cours de for­ma­tion con­tin­ue pour les ingénieurs pro­fes­sion­nels qui n’ont pas béné­fi­cié d’une for­ma­tion en sci­ence quan­tique au cours de leurs études. Cette for­ma­tion est égale­ment impor­tante pour les start-uppers qui ont besoin de com­pé­tences tech­niques très spé­ci­fiques pour dévelop­per des dis­posi­tifs par­ti­c­uliers et pour les dirigeants d’en­tre­pris­es, qu’il s’agisse de PME ou d’en­tre­pris­es de plus grande taille.

Un aspect impor­tant du développe­ment du quan­tique à IP Paris est qu’il se fait main dans la main avec l’U­ni­ver­sité Paris Saclay au sein de l’In­sti­tut Quan­tum-Saclay. Il per­met de coor­don­ner les actions et de prof­iter des atouts com­plé­men­taires des deux insti­tu­tions. Au niveau nation­al, un nou­veau con­sor­tium a été créé l’an­née dernière, financé par l’A­gence nationale de la recherche française.

Isabelle Dumé

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