Laurent Sanchez-Palencia et son équipe s’intéressent à la compréhension de l’organisation de la matière à l’échelle quantique, où s’imbriquent des effets à la fois ondulatoires et corpusculaires, tels que l’interférence et l’intrication, ainsi que de fortes interactions entre particules. Laurent Sanchez-Palencia est également impliqué dans le développement de nouveaux programmes de formation en technologies quantiques à l’École polytechnique et à l’Institut Polytechnique de Paris.
Son équipe travaille actuellement sur la simulation quantique et tente de modéliser et comprendre le comportement des matériaux « quasi-périodiques » à basse température. Ces matériaux sont trop complexes pour être entièrement décrits à l’échelle atomique et pourraient être mieux compris grâce à la simulation quantique. Les supraconducteurs à haute température et le magnétisme quantique en sont d’autres exemples.
Les résultats théoriques obtenus pour les modèles minimaux peuvent être testés lors d’expériences réelles dans des systèmes contrôlables connus sous le nom de « réseaux optiques ». Ceux-ci sont constitués d’atomes à des températures extrêmement basses – de l’ordre de quelques dizaines de milliardième de kelvins – et maintenus ensemble par des faisceaux laser. Lorsqu’un nombre adéquat de faisceaux laser pointent dans la même direction sur un plan, on obtient un système exotique, à mi-chemin entre ordre et désordre, présentant un ordre à longue portée mais non périodique, dit quasi-périodique.
Les « verres de Bose »
Les chercheurs étudient ce qui se passe lorsque des interactions entre atomes conduisent à l’apparition de nouvelles phases quantiques appelées verres de Bose. Ces verres sont des isolants d’un type particulier qui, en théorie, ne devraient apparaître que dans des structures soit désordonnées soit quasi-périodiques. Un isolant standard présente un écart d’énergie entre son état fondamental et ses premiers états excités, de sorte que seul un champ électrique puissant permet d’exciter les charges et les mettre en mouvement. Dans un verre de Bose, en revanche, un tel écart d’énergie n’existe pas, mais les charges sont confinées dans des régions très localisées qui ne permettent pas l’établissement d’un courant de particules.
Les verres de Bose ont été prédits pour la première fois à la fin des années 1980, mais n’ont jamais été observés sans ambiguïté dans une expérience, y compris dans des systèmes d’atomes froids. En effet, les atomes froids ne sont jamais parfaitement froids et, même à des températures aussi basses que quelques milliardièmes de kelvins, des fluctuations thermiques peuvent détruire les phases quantiques. Pourtant, les chercheurs ont récemment prédit une situation où, malgré ces fluctuations thermiques, un verre de Bose pourrait être stabilisé et observé. lls discutent actuellement avec leurs collègues expérimentateurs de la manière de concevoir une expérience dans laquelle ils pourraient enfin observer ces verres exotiques.
Ces systèmes sont fascinants à bien des égards. Il sont, par exemple, souvent non-ergodiques, par opposition à l’ergodicité conventionnelle. Les systèmes ergodiques explorent tout l’espace à leur disposition et peuvent ainsi atteindre l’équilibre thermodynamique, une situation bien décrite par la théorie de Boltzmann, élaborée à la fin du XIXe siècle. Le comportement des systèmes ergodiques est compatible avec la plupart des observations faites à ce jour sur des objets allant de la taille du micron à celle des étoiles et des galaxies. Cette théorie repose sur l’idée que le système fluctue entre tous les états possibles par des chemins qui lui permettent de passer très rapidement d’un état à l’autre. Dans les systèmes non ergodiques, en revanche, cette ergodicité est empêchée par des inhomogénéités dans le système. Celui-ci reste piégé dans un sous-ensemble de ses configurations possibles, loin de l’équilibre.
À lire aussi :
Le quantique : une deuxième révolution en ébullition
L’intrication pour la cryptographie
L’intrication est un autre phénomène purement quantique qui intéresse l’équipe, dans lequel deux particules ou plus peuvent avoir des corrélations beaucoup plus profondes que ne le permet la physique classique. Par exemple, les propriétés observables d’une particule quantique sont généralement indéterminées, de sorte que les résultats de mesure sont aléatoires. Néanmoins, lorsque les particules sont intriquées, la détermination de l’état d’une particule fixe instantanément l’état de l’autre, ou des autres, et ce quelle que soit la distance qui les sépare. Cette puissante « action fantôme à distance », comme l’appelait Einstein, semble transcender l’espace et le temps, de sorte que nous pouvons déterminer l’état d’une particule simplement en mesurant celui de sa partenaire intriquée. Par exemple, si vous mesurez le spin d’une particule, disons un électron, vous pouvez déterminer le spin de l’autre sans jamais l’observer.
On commence à peine à exploiter les applications de ce spectaculaire effet de corrélation à distance, même s’il est déjà utilisé dans la cryptographie de certaines télécommunications : en termes simples, supposons que l’émetteur et le récepteur partagent une paire intriquée, de sorte que les résultats de leurs mesures sont aléatoires mais identiques. Pour intercepter la communication, un espion doit effectuer une mesure, dont le résultat est aléatoire mais surtout qui modifie l’état de la paire, qui n’est plus intriquée. Les mesures de l’émetteur et du récepteur ne sont alors plus corrélées et ils pourront le constater en comparant les résultats de leurs mesures. La force d’une telle méthode de cryptage est qu’elle ne repose pas sur la difficulté d’espionner sans être repéré mais sur une impossibilité basée sur les lois fondamentales du monde quantique.
Une autre application du caractère aléatoire de la mesure est la possibilité de fabriquer des générateurs de nombres aléatoires parfaits et des clés cryptographiques totalement aléatoires.
La commercialisation est en marche
Ces générateurs de nombres aléatoires sont d’ores et déjà commercialisés et il existe même au moins un exemple de téléphone portable qui utilise une technologie quantique de ce type. L’intrication quantique peut également être exploitée dans un processus connu sous le nom de codage dense, qui est lié au fait qu’un état intriqué contient une quantité phénoménale d’informations comparée à la seule somme des informations portées par chaque particule individuelle.
On sait seulement aujourd’hui fabriquer des machines avec une centaine de qubits.
Chaque particule contient en effet de l’information sur son propre état, mais l’information sur les corrélations est distribuée entre tous les sous-ensembles de particules, en nombre infiniment plus grand. Cet effet permet ainsi d’encoder une immense quantité d’information dans des structures appelées bits quantiques, ou qubits. Ceux-ci diffèrent des bits informatiques standards, qui peuvent prendre la valeur soit 0, soit 1, tandis que les qubits peuvent prendre les deux valeurs à la fois, ou toute combinaison de 0 et de 1.
L’importance de « l’avantage quantique »
Ces qubits sont l’élément de base des futurs ordinateurs quantiques. L’exploitation de leurs propriétés quantiques, en particulier l’intrication, peut être appliquée à la résolution de problèmes de calcul complexes, et il pourrait être possible d’effectuer des opérations computationnelles beaucoup plus rapidement que les ordinateurs les plus puissants disponibles aujourd’hui, ce qui se traduirait par une augmentation exponentielle de la puissance de calcul. Les qubits peuvent être fabriqués à partir de différentes plateformes matérielles actuellement disponibles, comme les qubits supraconducteurs ou les atomes et ions piégés. D’autres méthodes à venir incluent les processeurs quantiques photoniques qui utilisent la lumière.
Des progrès spectaculaires ont été réalisés ces dernières années. Néanmoins, un véritable « avantage quantique » n’est attendu que lorsque les ordinateurs quantiques fonctionneront avec – selon les estimations – entre quelques centaines de milliers et quelques millions de qubits. On sait seulement aujourd’hui fabriquer des machines avec une centaine de qubits, il reste donc encore un long chemin à parcourir.
Le principal obstacle au progrès est la décohérence quantique. Celle-ci résulte de l’interaction des qubits avec leur environnement qui détruit leur intrication. Pour l’éviter – ou du moins la limiter – il est généralement nécessaire de les faire fonctionner à une température proche de 0 kelvin et les protéger de l’environnement. D’un point de vue fondamental, rien ne s’oppose à la création d’ordinateurs quantiques à grande échelle, mais il reste à résoudre à la fois des questions scientifiques, comme celle de savoir si la décohérence peut être fondamentalement contrée, et des problèmes d’ingénierie très importants, qui font l’objet de vastes programmes gouvernementaux et d’investissements privés dans le monde entier.
À plus courte échéance, les espoirs reposent sur des machines moins sensibles à la décohérence. Il s’agit des simulateurs quantiques, que l’on peut voir comme des ordinateurs quantiques dédiés dont l’architecture permet d’optimiser certaines tâches spécifiques. Les simulateurs quantiques sont particulièrement bien adaptés à la recherche de « minima de fonctions à plusieurs variables ». De telles machines intéressent de ce fait les entreprises qui utilisent des réseaux complexes et qui cherchent à les optimiser. Ces réseaux contiennent un grand nombre de variables et un simulateur quantique pourrait les optimiser d’une manière qu’un ordinateur classique ne peut pas faire.
La technologie existe pour l’essentiel, mais la question reste de savoir pour quels problèmes informatiques la simulation quantique peut présenter un réel intérêt économique. Ces technologies sont encore très coûteuses et consomment beaucoup d’énergie. La question est plus ouverte que ne laisse penser ce que l’on lit ou entend dans les médias, mais les progrès actuels ouvrent la voie à un foisonnement de technologies radicalement nouvelles. Le message que Laurent Sanchez-Palencia essaye de faire passer à ses étudiants est qu’il faut penser non seulement à l’ordinateur quantique, mais aussi à toutes les technologies associées. Celles-ci peuvent sembler moins spectaculaires à première vue, mais elles donneront très vraisemblablement naissance à de nouvelles technologies.
La formation quantique à l’École polytechnique
Le besoin de formation à tous les niveaux dans le domaine quantique est criant. Depuis de nombreuses années, l’enseignement de la physique à l’École polytechnique est centré sur la mécanique quantique. Ainsi, tous les élèves sont formés à cette discipline au cours de leur première année d’études, y compris ceux qui ne se destinent pas à des études de physique ou d’ingénierie par la suite. On en récolte déjà les fruits : beaucoup de start-ups développées aujourd’hui en France dans le domaine quantique sont dirigées par d’anciens élèves de l’École polytechnique.
Afin d’anticiper le développement des technologies quantiques, le parcours Quantum Science and Technologya été créé il y a quelques années : il se concentre sur les aspects les plus modernes de la physique quantique, en particulier l’intrication et son exploitation. Ce parcours met l’accent sur le lien entre science fondamentale et développement technologique, car à l’heure actuelle, malgré ce que l’on peut lire dans la presse, la physique quantique en est encore au stade du développement, et il reste toujours beaucoup à comprendre.
Les programmes de master et de doctorat sont pilotés en lien étroit avec les autres écoles du campus, au sein de l’Institut Polytechnique de Paris. Ils visent à recruter les meilleurs étudiants des meilleures institutions du monde. Les étudiants qui rejoignent l’institut en master 1 sont directement intégrés dans une équipe de recherche à l’IP Paris, afin d’assurer un lien fort entre formation et recherche. En outre, l’IP Paris propose depuis peu des cours de formation continue pour les ingénieurs professionnels qui n’ont pas bénéficié d’une formation en science quantique au cours de leurs études. Cette formation est également importante pour les start-uppers qui ont besoin de compétences techniques très spécifiques pour développer des dispositifs particuliers et pour les dirigeants d’entreprises, qu’il s’agisse de PME ou d’entreprises de plus grande taille.
Un aspect important du développement du quantique à IP Paris est qu’il se fait main dans la main avec l’Université Paris Saclay au sein de l’Institut Quantum-Saclay. Il permet de coordonner les actions et de profiter des atouts complémentaires des deux institutions. Au niveau national, un nouveau consortium a été créé l’année dernière, financé par l’Agence nationale de la recherche française.