Le collagène : une clef pour préserver les parchemins
Bien qu’il soit davantage associé à l’esthétique qu’à l’Antiquité, le collagène occupe une place centrale dans l’étude de certains objets de notre patrimoine culturel. Cette protéine vitale est en effet une molécule structurelle clé, maintenant ensemble les tissus corporels et soutenant les cellules. Et puisque, des siècles durant, les peaux animales ont été utilisées pour fabriquer des parchemins, les pages d’une grande partie de nos documents historiques contiennent ainsi du collagène.
Du collagène, du collagène partout…
« Il existe environ 26 types de collagène différents, que l’on retrouve dans de nombreux organes : tendons, peau, cornée, artères, poumons, etc. », explique Marie-Claire Schanne-Klein, physicienne à l’École polytechnique spécialisée en biophotonique – c’est-à-dire principalement l’étude des tissus vivants grâce à des techniques issues de la physique. Elle utilise ainsi pour ses travaux une imagerie optique avancée, connue sous le nom de « microscopie multiphotonique ».
« Nous utilisons des marqueurs fluorescents afin de repérer au microscope les différents composants cellulaires de nos échantillons biologiques. Mais le collagène n’a pas besoin de marqueur, car il génère naturellement des harmoniques détectées en microscopie multiphotonique qui le font briller sans intervention de notre part. » Ainsi, cette protéine, qui crée une « matrice fibrillaire » soutenant les cellules, peut être observée grâce à son seul signal harmonique. « Ces modalités d’imagerie intrinsèque, sans aucun marquage, sont une spécialité de notre laboratoire. »
« Les fibrilles formées par le collagène sont disposées différemment selon le tissu que l’on étudie », précise la chercheuse. « La peau, par exemple, est constituée de faisceaux de grandes fibrilles enchevêtrés, responsables de sa texture souple. La cornée, au contraire, est faite de fibrilles de collagène très fines et très ordonnées, disposées en couches (ou lamelles) qui la rendent rigide et lui permettent de focaliser correctement la lumière sur la rétine. » Cependant, le collagène peut se dégrader, perdant à terme sa structure fibrillaire et se transformant en un autre matériau, la gélatine, qui ne génère plus de signature harmonique, mais un signal de fluorescence.
Les travaux de Marie-Claire Schanne-Klein et ses collègues sur le collagène servent principalement à des fins biomédicales. « La structure du collagène joue un rôle important dans de nombreuses maladies. Elle peut se modifier dans certaines situations extrêmes, comme les brûlures de la peau ou les cicatrices, qui laissent des traces visibles, mais également dans certains cas de cancer, car les tumeurs semblent se former autour de structures de collagène servant d’échafaudage. Nos études visent ainsi à mieux comprendre les pathologies associées au collagène. »
Collagène et patrimoine culturel
Il est cependant intéressant de noter que l’on retrouve également du collagène dans des endroits plus insolites, comme d’anciens manuscrits sur parchemins fabriqués à partir de peaux animales. Gaël Latour, maître de conférences à l’université Paris-Saclay, étudie ces matériaux. « Les parchemins peuvent se dégrader au fil du temps en raison des conditions de stockage, et ce faisant, devenir de plus en plus transparents et rigides, entraînant une perte de lisibilité de l’écriture », explique-t-il. Ce matériau transparent est en réalité du collagène dégradé, la gélatine.
« Dans le monde du patrimoine culturel, la « gélatinisation » des objets ou des documents fabriqués à partir de peaux est un phénomène bien connu. Et nous savons désormais que cela se produit parce que les fibres de collagène dégradées se déstructurent, transformant progressivement le matériau en gélatine. Ce faisant, le parchemin s’homogénéise progressivement, laissant passer davantage de lumière. » Le processus est cependant irréversible : une fois la transformation du collagène en gélatine opérée, le document est perdu à tout jamais.
La plupart du temps, Gaël Latour et ses collègues étudient des parchemins produits au 13e siècle – une époque antérieure au papier durant laquelle ils étaient couramment utilisés –, mais ils ont également eu accès à des documents datant du 8e siècle. « Il est remarquable de constater que certains de ces documents sont encore très bien conservés, avec seulement quelques dommages sur les bords des pages – les parties qui ont été les plus manipulées au cours des centaines d’années qui ont suivi leur fabrication. »
En raison de la teneur en collagène du parchemin, son équipe a réalisé qu’elle pouvait avoir recours à la microscopie multiphotonique pour l’étudier. « Actuellement, la principale méthode pour tester la dégradation des parchemins est la « calorimétrie différentielle à balayage », qui nécessite de prélever un échantillon de la page et de le broyer en une pâte à tester. Cela nécessite de détruire une partie – si petite soit-elle – du document », explique-t-il.« Utiliser la microscopie multiphotonique pour étudier le collagène nous permet au contraire de le faire de manière non invasive ». En 2016, Marie-Claire Schanne-Klein, Gaël Latour et leurs collègues, ont ainsi publié un article1 démontrant qu’il était possible d’observer le niveau de dégradation d’un parchemin grâce à leur technique.
Les chercheurs montrent que cette méthode peut être employée pour analyser le niveau de dégradation – ou de « gélatinisation » – des parchemins.
Préserver l’histoire
« Au départ, l’idée était simplement de voir si nous pouvions observer le collagène dégradé dans les parchemins. », explique Gaël Latour. « Mais nous allons aujourd’hui plus loin, en cherchant à quantifier le degré de dégradation. Cela pourrait nous aider à garder un œil sur les documents dont il faut s’occuper plus efficacement, ou contribuer aux efforts de restauration. »
Une autre étude a donc récemment été publiée2, dans laquelle les chercheurs montrent que cette méthode peut être employée pour analyser le niveau de gélatinisation des parchemins. La technique a d’abord été testée et validée sur des parchemins modernes, puis employée pour analyser des parchemins historiques du 13e siècle du fonds prestigieux de la médiathèque de Chartres. Plus de 200 de ces documents avaient été exposés à la chaleur d’un incendie lors d’un bombardement au cours de la Seconde Guerre mondiale, ce qui avait entraîné des dommages importants et une gélatinisation. Gaël Latour et ses collègues ont utilisé ces feuillets inestimables pour prouver qu’il est possible de quantifier le degré de dégradation à l’aide de la microscopie multiphotonique, tout en ne leur causant aucun dommage supplémentaire.
« Maintenant, nous cherchons également à comprendre comment la dégradation se produit », ajoute Gaël Latour. « Nous sommes partis de parchemins modernes que nous avons artificiellement dégradés en les exposant à une chaleur sèche et des températures supérieures à 100°C pour simuler leur vieillissement. Nous les avons ensuite analysés par microscopie pour quantifier leur dégradation ».
« Normalement, la gélatine se forme en exposant des tissus animaux collagéniques à des températures élevées – c’est ainsi que l’on fabrique la gélatine utilisée dans les bonbons, par exemple. Mais nous savons que les parchemins n’ont pas tous été exposés à une telle chaleur. Dans la majorité des cas, la dégradation du collagène est donc probablement le résultat d’une acidification due à l’activité bactérienne sur les documents, qui peut produire un fluide acide si le parchemin est stocké en milieu humide », ajoute Marie-Claire Schanne-Klein. L’équipe s’apprête à étudier plus en détail ce phénomène et à mettre à l’épreuve cette hypothèse.
Les chercheurs ne comptent cependant pas s’arrêter aux parchemins. Les musées fourmillent en effet d’objets historiques et de matériaux contenant de la peau et du collagène – notamment le cuir brut, le cuir utilisé pour les vêtements, ou les spécimens d’histoire naturelle. Et il existe également d’autres biomolécules présentant des harmoniques (notamment la cellulose que l’on trouve dans les plantes), de sorte qu’il est possible d’analyser les tissus anciens, les instruments de musique en bois et de nombreux autres objets – chacun ayant sa propre histoire à raconter.
Pour aller plus loin
- https://portail.polytechnique.edu/lob/fr/recherche/microscopies-avancees/multiphoton-characterization-cultural-heritage-artefacts
- https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03028091/document