Accueil / Chroniques / ADN fossile : sur les traces de l’évolution humaine
DNA preserved in ice. DNA molecule strand in transparent glass, ice container. DNA storage. Frozen DNA. 3d render illustration.
π Science et technologies

ADN fossile : sur les traces de l’évolution humaine

Jean-Louis Mergny
Jean-Louis Mergny
directeur de recherche Inserm et responsable du département de biologie de l'IP Paris
En bref
  • Depuis la découverte de 2 % de gènes de l’humain de Néandertal dans le génome des Eurasiens, la science étudie son extinction et la survie de l’Homo sapiens.
  • La paléogénomique permet d’observer l’évolution de l’humanité grâce à l’information génétique de nos lointains ancêtres.
  • Notre patrimoine génétique porte les traces des « pressions de sélection » (climat, prédation, sélection sexuelle ou pandémie) qui ont façonné notre espèce.
  • L’étude de la structure ADN d’Homo neanderthalensis explique son extinction par un désavantage sélectif, face à la « supériorité » d’Homo sapiens.
  • La paléogénomique se heurte à beaucoup de difficultés, notamment la conservation de l’ADN ancien ou une documentation insuffisante ou manquante.

Fin 2016, la nou­velle fait grand bruit. Les Eurasiens por­tent en eux env­i­ron 2 % de gènes de l’humain de Néan­der­tal, dis­paru il y a env­i­ron 40 000 ans. Cette décou­verte, nobélisée en 2022, éclaire les liens entre cette espèce et la nôtre et sug­gère même qu’elles ont pu s’hybrider à plusieurs repris­es. Depuis, de nou­velles pistes s’ouvrent pour com­pren­dre les caus­es de l’extinction de Néan­der­tal, ain­si que les fac­teurs ayant favorisé la survie puis l’expansion d’Homo sapi­ens dans l’histoire de l’évolution humaine.

L’ADN ancien (ou fos­sile) est la clé pour accéder aux infor­ma­tions géné­tiques de nos ancêtres. C’est l’outil dont se saisit la paléogénomique, une dis­ci­pline qui com­bine des tech­niques de séquençage de l’ADN et l’analyse des restes biologiques anciens. En extrayant et en déchiffrant l’ADN con­servé dans les os, les dents, les cheveux, les graines ou encore le bois, les sci­en­tifiques peu­vent accéder à l’information géné­tique des espèces, dont celles de nos loin­tains ancêtres.

L’ADN ancien : aux racines de l’arbre de l’évolution

Un des pre­miers à avoir réus­si à « lire » une séquence d’ADN fos­sile est le biol­o­giste Allan Wil­son, qui, au milieu des années 1980, a séquencé un ADN en prove­nance d’un quag­ga, un équidé proche du zèbre éteint depuis le 19ème siè­cle. Dans la foulée, le biol­o­giste Svante Pääbo est remon­té plus loin dans le temps en séquençant un ADN con­servé de momie égyp­ti­enne. « Même si cette molécule est chim­ique­ment plus sta­ble que l’ARN, sa con­ser­va­tion sur plusieurs mil­lé­naires restait hypothé­tique. C’est au prix d’efforts étalés sur plusieurs décen­nies que l’on a réal­isé que l’on pou­vait tra­vailler sur de l’ADN aus­si ancien », explique Jean-Louis Mergny, directeur de recherche Inserm et respon­s­able du départe­ment de biolo­gie de l’In­sti­tut Poly­tech­nique de Paris. Depuis, le tra­vail du sué­dois a été récom­pen­sé d’un prix Nobel de médecine (2022) et la paléogénomique avance à pas de géant. Jean-Louis Mergny souligne que l’émergence de cette dis­ci­pline « est une révo­lu­tion sci­en­tifique qui nous per­met de pou­voir remon­ter le temps jusqu’à des péri­odes loin­taines. »

Ce biochimiste, « pas­sion­né par les con­for­ma­tions inhab­ituelles et les bizarreries de l’ADN » s’est pris de pas­sion pour l’ADN ancien, « à la suite de lec­tures d’ouvrages sur Néan­der­tal pen­dant le con­fine­ment et de vis­ites suc­ces­sives au Musée de l’Homme ». Il a ini­tié un pro­jet de recherche visant à chercher des struc­tures inhab­ituelles dans des génomes anciens, d’abord sur un virus12, puis sur des espèces humaines éteintes.

Le chercheur s’est notam­ment con­cen­tré sur les pop­u­la­tions de Déniso­viens et de Néan­der­tal­iens, deux espèces pour lesquelles les don­nées (librairies d’ADN) sont « disponibles en open access et ouvertes à la com­mu­nauté sci­en­tifique ». L’objectif : com­par­er leurs métab­o­lismes avec celui de l’humain anatomique­ment mod­erne (Homo sapi­ens) et décel­er les vari­a­tions génomiques pou­vant expli­quer un désa­van­tage sélec­tif éventuel.

Les travaux qui ont inspiré la saga Juras­sic Park étaient erronés : l’ADN d’insecte n’est pas con­servé dans l’ambre.

Le prob­lème, c’est que l’ADN fos­sile est un matéri­au frag­ile. Le temps, les agents chim­iques, les micro-organ­ismes et les manip­u­la­tions humaines le dégradent et le con­t­a­mi­nent. Même Svante Pääbo, pour­tant fig­ure de proue de la dis­ci­pline, a ren­con­tré cette dif­fi­culté en tra­vail­lant sur les momies égyp­ti­ennes, lors de ses pre­mières ten­ta­tives dans les années 80. « Il s’est ren­du compte, après-coup, que ce qu’il avait séquencé con­te­nait des par­ties de génomes appar­tenant sans doute à des per­son­nes ayant manip­ulé les momies », racon­te Jean-Louis Mergny.

Pire encore, d’autres équipes moins scrupuleuses ont ensuite pub­lié des résul­tats erronés à par­tir d’ADN sup­posé extrait d’insectes con­servés dans l’ambre. Ce sont les travaux qui ont inspiré la saga Juras­sic Park. « On sait main­tenant que l’ADN se con­serve mal dans l’ambre, et cer­taine­ment pas sur des dizaines de mil­lions d’années… La sci­ence pro­gresse par ses erreurs ! », sourit Jean-Louis Mergny.

Au-delà du risque de con­t­a­m­i­na­tion, désor­mais en par­tie maîtrisé grâce aux normes d’hygiène dras­tiques en lab­o­ra­toire, les séquences mul­ti­mil­lé­naires d’ADN s’abîment et se présen­tent aux sci­en­tifiques de façon très frag­men­tée. Ce qui est un obsta­cle, représente égale­ment une oppor­tu­nité, car, comme le révèle le biochimiste, « on peut recon­naître plus facile­ment ce qui est ancien et insta­ble, et le sépar­er des séquences con­t­a­m­i­nantes plus récentes qui, elles, restent intactes. »

Sur les épaules de Darwin : pressions de sélection et variations immunitaires

Détour par notre pat­ri­moine géné­tique. Celui-ci porte les traces des « pres­sions de sélec­tion » qui ont façon­né notre espèce au cours de son his­toire. Ces pres­sions sont liées à des change­ments de cli­mat, à l’indisponibilité de cer­taines ressources, à la pré­da­tion, à la sélec­tion sex­uelle, aux par­a­sites, ou encore à l’émergence de pathogènes. Ces con­traintes ont « poussé » notre espèce à s’adapter et à muter ses fréquences alléliques au fil des généra­tions. Dans le cat­a­logue de ces pres­sions de sélec­tion, les paléogénéti­ciens s’intéressent par­ti­c­ulière­ment à l’impact des grandes pandémies sur l’évolution de notre sys­tème immunitaire.

Dans ce con­texte, des sci­en­tifiques ont sug­géré en 20223 que les pop­u­la­tions européennes ont sélec­tion­né pos­i­tive­ment cer­tains gènes du sys­tème immu­ni­taire qui répondaient mieux à Yersinia pestis, la bac­térie qui a causé la peste noire et décimé au moins 50 mil­lions de per­son­nes au 16ème siè­cle. Les mar­queurs géné­tiques de cet épisode demeurent présents chez les Européens, con­traire­ment aux pop­u­la­tions d’Asie ou d’Afrique, où la peste noire n’a pas sévi.

Plus large­ment, les biol­o­gistes Gas­pard Kern­er et Lluís Quin­tana-Mur­ci (Insti­tut Pas­teur, Col­lège de France) ont pub­lié en 2023 les résul­tats d’une étude paléogénomique colos­sale, qui com­para­it 503 génomes mod­ernes d’Européens à plus de 2 300 génomes anciens retrou­vés sur le con­ti­nent et cou­vrant les 10 derniers mil­lé­naires. Les sci­en­tifiques ont iden­ti­fié des muta­tions de sélec­tion dans près de 90 gènes dif­férents, notam­ment ceux codant pour la lac­tase (per­me­t­tant la diges­tion du lait), pour la pig­men­ta­tion cutanée (expli­quant la couleur de peau plus claire des Européens), ou pour la réponse immu­ni­taire à cer­taines mal­adies infec­tieuses (comme la peste noire).

Illus­tra­tion de la pléiotropie antag­o­niste à l’origine d’un risque accru de mal­adies inflam­ma­toires chroniques ou auto-immunes chez les Européens d’aujourd’hui. Sché­ma représen­tant l’évolution des risques d’être atteint d’une mal­adie infec­tieuse (en bleu) ou auto-immune (en rouge) depuis le Néolithique jusqu’au temps présent (axe hor­i­zon­tal)4.

Leurs travaux démon­trent que ces muta­tions géné­tiques ont un effet à dou­ble tran­chant. Elles sont pos­i­tives en matière de résis­tance aux mal­adies infec­tieuses, mais néga­tives pour le risque de dévelop­per des mal­adies auto-immunes ou inflam­ma­toires chroniques, comme le dia­bète ou la mal­adie de Crohn. Ce phénomène, appelé pléiotropie antag­o­niste, illus­tre le com­pro­mis évo­lu­tif que chaque espèce vivante opère pour opti­miser sa valeur sélective.

Les structures cachées de l’ADN néandertalien

Revenons à Néan­der­tal. Jean-Louis Mergny s’est appuyé sur cette capac­ité à déter­min­er l’impact des pres­sions de sélec­tion sur le pat­ri­moine géné­tique d’une espèce pour men­er ses travaux actuels. Le biochimiste a analysé l’ADN mito­chon­dr­i­al néan­der­tal­ien pour y décel­er les mar­queurs géné­tiques de son évo­lu­tion et de ses liens avec Sapi­ens.

Rap­pelez-vous que notre chercheur préfère les ADN non-con­formes et « rebelles »à « la struc­ture canon­ique de la dou­ble-hélice ». C’est pourquoi il s’est con­cen­tré sur des séquences géné­tiques orig­i­nales situées dans les G‑quadruplexes (G4). « Ce sont des struc­tures sec­ondaires à qua­tre brins qui for­ment des nœuds dans le génome », explique-t-il. Or, le nœud mito­chon­dr­i­al de Néan­der­tal « est net­te­ment plus ‘’com­pliqué’’ que le nôtre », ce qui rendrait la répli­ca­tion de ses mito­chon­dries plus dif­fi­cile, « au moins dans le con­texte Homo sapi­ens que nous con­nais­sons ». Ces organ­ites étant con­sid­érés comme les cen­trales énergé­tiques des cel­lules, leur mau­vaise repro­duc­tion représente a pri­ori un désa­van­tage sélec­tif pour cette espèce… « À moins que Néan­der­tal n’ait dis­posé d’enzymes plus effi­caces pour dérouler ces nœuds ! », tient-il à préciser.

Néan­der­tal n’est pas l’Homo stu­pidus qu’on a longtemps imaginé 

Reste main­tenant à analyser les « nœuds » de son ADN nucléaire : si le génome de Néan­der­tal est main­tenant disponible, ce fut au prix d’efforts titanesques. De nom­breuses pres­sions de sélec­tion sur cette espèce exis­taient et de mul­ti­ples hypothès­es ont été sug­gérées sur les caus­es de sa dis­pari­tion. Ain­si, Homo nean­derthalen­sis ne s’est pas éteint à la suite d’intoxications ali­men­taires en cas­cade, d’une mau­vaise tolérance aux inhala­tions de fumées, d’un régime ali­men­taire trop peu var­ié ou d’un excès de can­ni­bal­isme. Il est encore moins vrai que ses capac­ités cog­ni­tives étaient trop faibles, il était sans doute même très créatif. Mais il a dû faire face à Homo sapi­ens, une human­ité « super-effi­cace » telle que décrite par l’archéologue Ludovic Sli­mak, qui s’est empressée d’occuper les espaces lais­sés libres par Néandertal.

« La paléogénomique mon­tre que Néan­der­tal n’est pas l’Homo stu­pidus qu’on a longtemps imag­iné, au con­traire »,sou­tient Jean-Louis Mergny. On sait désor­mais qu’il avait les mêmes prédis­po­si­tions géné­tiques au lan­gage qu’Homo sapi­ens (son gène FOXP2 est iden­ti­fié, y com­pris dans ses régions pro­motri­ces) ; qu’il a, en pra­ti­quant la patrilo­cal­ité5, évité autant que pos­si­ble la con­san­guinité ; et qu’il n’a pas seule­ment cohab­ité avec Sapi­ens, mais s’est égale­ment assim­ilé (hybridé) avec lui. Des enfants sont nés de cette hybri­da­tion et les humains d’origine européenne en con­ser­vent aujourd’hui une trace vis­i­ble dans leur pat­ri­moine géné­tique avec 2 % d’ADN néan­der­tal­ien en moyenne.

Cet héritage fait désor­mais l’objet de toutes les atten­tions de la part de nom­breuses équipes de recherch­es dans le monde. De récents travaux ont ain­si per­mis de com­pren­dre que des allèles néan­der­tal­iens ont eu une influ­ence sur notre espèce, en matière de réponse immu­ni­taire6, de sus­cep­ti­bil­ité au Covid-197, de pig­men­ta­tion de la peau8 pour la résis­tance aux UV, de cycle du som­meil9 ou encore de catab­o­lisme lipidique10 (dégra­da­tion des lipi­des pour pro­duire de l’énergie).

La paléogénomique nous éclaire sur l’évolution de l’humanité et de son sys­tème immu­ni­taire. Mais cette dis­ci­pline se heurte à un obsta­cle de taille : la con­ser­va­tion de l’ADN ancien. Celle-ci dépend en effet du cli­mat des régions où ont été décou­verts les restes humains. Les zones tem­pérées ou froides de l’Europe sont plus favor­ables que les zones trop­i­cales et humides, où ont prob­a­ble­ment vécu d’autres espèces ou lignées humaines aujourd’hui dis­parues. « Cela biaise notre per­cep­tion de l’humanité », souligne Jean-Louis Mergny, surtout en Afrique, le berceau de notre espèce. Enfin, il souligne que la paléogénomique n’a de sens « que si elle est asso­ciée à d’autres dis­ci­plines comme l’archéologie et la paléon­tolo­gie ». Il est par exem­ple dif­fi­cile de dater pré­cisé­ment un osse­ment s’il n’a pas été décou­vert dans le cadre de fouilles rigoureuses, absol­u­ment néces­saires, mais extrême­ment chronophages. Hélas, la majorité des échan­til­lons dont nous dis­posons provi­en­nent de fouilles rel­a­tive­ment anci­ennes, avec une doc­u­men­ta­tion insuff­isante ou man­quante. La prox­im­ité de deux osse­ments n’indique pas néces­saire­ment qu’ils sont con­tem­po­rains – il peut s’être écoulé des cen­taines, voire des mil­liers d’années entre les deux décès. Mais des analy­ses extrême­ment rigoureuses per­me­t­tent par­fois de répon­dre à cette question.

De nou­velles avancées tech­niques per­me­t­tront sans doute de dévoil­er de nou­veaux frag­ments de l’héritage géné­tique de l’humanité… ou de ces human­ités plurielles. « Si j’avais décou­vert cet univers à l’âge de 20 ans, c’est sans doute sur un chantier de fouilles que vous m’auriez inter­viewé ! » con­clut Jean-Louis Mergny.

Samuel Belaud
1https://​aca​d​e​m​ic​.oup​.com/​n​a​r​/​a​r​t​i​c​l​e​/​5​1​/​1​4​/​7​1​9​8​/​7​2​17046
2Homo sapi­ens a par exem­ple cohab­ité avec le virus de l’hépatite B pen­dant dix mil­lé­naires, comme l’ont mon­tré des travaux parus dans la revue en 2021. Jean-Louis Mergny a repris ces don­nées, pour mon­tr­er que chez ce virus qui provoque des infec­tions chroniques, le con­tenu en motifs inhab­ituels avait con­vergé au cours de l’évo­lu­tion avec celui de son hôte, comme une sorte de « cam­ou­flage géné­tique » pour éviter ain­si d’être recon­nu comme matériel étranger. Ses travaux ont été pub­liés dans la revue Nucle­ic Acids Research en 2023.
3https://​pubmed​.ncbi​.nlm​.nih​.gov/​3​6​2​6​1521/
4Kern­er G., Quin­tana-Mur­ci L. (2023)
5Mode de rési­dence, opposé à matrilo­cal­ité, où un cou­ple s’installe dans la famille de l’homme.
6https://www.cell.com/ajhg/fulltext/S0002-9297(15)00485–1
7https://www.cell.com/iscience/fulltext/S2589-0042(23)01706–6?_returnURL=https%3A%2F%2Flinkinghub.elsevier.com%2Fretrieve%2Fpii%2FS2589004223017066%3Fshowall%3Dtrue
8https://​www​.mpg​.de/​1​1​5​3​3​8​4​5​/​n​e​a​n​d​e​r​t​a​l-dna
9https://​www​.ncbi​.nlm​.nih​.gov/​p​m​c​/​a​r​t​i​c​l​e​s​/​P​M​C​5​6​3​0192/
10https://www.nature.com/articles/ncomms4584#:~:text=Metabolic%20changes%20associated%20with%20Neanderthal,Europeans%2C%20but%20not%20in%20Asians.

Le monde expliqué par la science. Une fois par semaine, dans votre boîte mail.

Recevoir la newsletter