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Vers une psychiatrie augmentée par le numérique

Pierre-Alexis Geoffroy
Pierre-Alexis Geoffroy
professeur de médecine à l'Université Paris-Cité
Jean-Baptiste MASSON
Jean-Baptiste Masson
directeur de laboratoire et chercheur à l’Institut Pasteur et à l’INRIA
En bref
  • 95 % des praticiens gèrent déjà les dossiers de leurs patients à l’aide d’outils numériques, notamment pour surveiller les interactions entre les différents médicaments prescrits.
  • Il est important d’adapter des méthodes médicales viables aux outils numériques, en se demandant, par exemple, si le suivi des patients en ligne est aussi efficace qu’en présentiel.
  • Le numérique n’a pas vocation à remplacer les médecins, mais à offrir aux patients un suivi complémentaire, entre autres pour évaluer l’efficacité des traitements prescrits.
  • 9 % des étudiants questionnés préfèrent être traités à l’aide d’une solution numérique plutôt que par une personne réelle, c’est pourquoi il s’agit prouver l’efficacité des méthodes numériques pour convaincre de leur fiabilité.

Le numérique trans­forme déjà le monde de la san­té, en ouvrant des per­spec­tives inédites. De la per­son­nal­i­sa­tion des soins à la désat­u­ra­tion des hôpi­taux, ses promess­es émer­veil­lent. Mais pour que cette révo­lu­tion tienne ses promess­es, les pro­fes­sion­nels de san­té doivent non seule­ment adopter ces out­ils, mais aus­si repenser leur usage. C’est pré­cisé­ment cette réflex­ion qu’a ini­tié le lab­o­ra­toire i3-CRG, dirigé par Éti­enne Min­vielle, à l’École poly­tech­nique (IP Paris), à tra­vers son cycle de sémi­naires sur l’intégration du numérique dans la san­té. L’un des sujets les plus atten­dus ? La san­té men­tale, un domaine où les avancées tech­nologiques pour­raient réelle­ment chang­er la donne. À ce titre, les pro­fesseurs Pierre-Alex­is Geof­froy et Jean-Bap­tiste Mas­son revi­en­nent sur la séance du sémi­naire con­sacrée à la psy­chi­a­trie, à laque­lle par­tic­i­paient égale­ment Guil­laume Couil­lard, directeur général du GHU Paris Psy­chi­a­trie & Neu­ro­sciences et Raphaël Gail­lard, pro­fesseur de psy­chi­a­trie à l’Université Paris-Cité.

« Étant don­né les con­traintes économiques qui pèsent sur le sys­tème, il est impos­si­ble de s’imaginer que tout le monde ira à l’hôpital dans le futur, explique le pro­fesseur Pierre-Alex­is Geof­froy, psy­chi­a­tre au GHU Paris. Une per­son­ne me dis­ait que son fils avait dévelop­pé des trou­bles du som­meil assez tôt, et qu’elle avait essayé de le faire suiv­re par un pédopsy­chi­a­tre, en vain. Pour qu’au final, six ans après, une schiz­o­phrénie soit diag­nos­tiquée chez ce dernier. Seule­ment, la pédopsy­chi­a­trie ne pour­ra jamais recevoir tous les enfants ayant des trou­bles de som­meil ou des trou­bles anx­ieux. Et donc, ces solu­tions numériques, qui sont par ailleurs moins chères, seront là pour s’adapter au niveau d’intensité de soin à met­tre en place, mais aus­si au niveau de l’intervention que nous pour­rons pro­pos­er.»

Adapter, pas transposer

« Nous par­lons du numérique en san­té comme si cela rel­e­vait de la sci­ence-fic­tion, admet Pierre-Alex­is Geof­froy. Alors que pour dire vrai, le numérique est déjà là, et nous l’utilisons tous au quo­ti­di­en. » Aujourd’hui, 95 % des prati­ciens rem­plis­sent les dossiers de leurs patients à l’aide d’outils numériques. « Quand nous faisons des pre­scrip­tions, par exem­ple, l’IA nous aigu­ille dès à présent sur les pos­si­bles inter­ac­tions médica­menteuses, ajoute le pro­fesseur. Le tout, en fonc­tion de la lit­téra­ture sci­en­tifique qui s’actualise en temps réel. » L’intérêt n’est donc pas tant de faire un état des lieux des out­ils déjà présents et util­isés dans le monde de la psy­chi­a­trie. Il est plutôt de se pro­jeter dans les évo­lu­tions pos­si­bles que ce monde subi­ra avec les avancées tech­nologiques qui pour­raient s’y produire.

« Glob­ale­ment, et pen­dant longtemps, nous essayions de trans­pos­er dans le numérique dif­férentes échelles et éval­u­a­tions que nous util­i­sions dans la vie réelle. Mais cela ne mar­chait pas, car s’adapter aux nou­veaux out­ils du numérique nous demande de tout repenser », pré­cise le psy­chi­a­tre. L’exemple des appli­ca­tions de san­té exis­tantes en témoigne. Bien que moins nom­breuses que les appli­ca­tions de bien-être, seule­ment 15 % d’entre elles suiv­ent une approche sci­en­tifique — c’est-à-dire, basée sur une étude avec preuve d’efficacité. « Quand nous étu­dions ce type de solu­tions, nous réal­isons aus­si qu’il y a un prob­lème d’observance [N.D.L.R. : le suivi par le patient des pre­scrip­tions émis­es], pour­suit-il. Seules 30 % des per­son­nes parvi­en­nent jusqu’au bout des pro­grammes. La ques­tion se pose donc : com­ment bien dévelop­per ce type de solu­tions ?  »    

« En san­té men­tale, nous avons la chance d’avoir des mod­èles très robustes, relève Pierre-Alex­is Geof­froy. Pour dévelop­per, en addic­tolo­gie par exem­ple, ce type de solu­tion, il faut adapter au numérique des mod­èles avec une approche sci­en­tifique con­nue. » Ain­si, une appli­ca­tion pour inciter l’arrêt d’une addic­tion, comme le tabac, doit se dévelop­per sur un mod­èle exis­tant, comme celui de pré­pa­ra­tion au change­ment de Pro­chas­ka et Di Clemente. 

« Si ma solu­tion suit la logique du “one size fits all” [N.D.L.R. : approche uni­forme où un même pro­to­cole est appliqué à tous les patients, sans tenir compte de leur spé­ci­ficités indi­vidu­elles], nous établirons une bal­ance du pour et du con­tre de ce que l’arrêt du tabac apportera au patient. Seule­ment, si le patient est déjà dans une phase de rechute, cela ne lui par­lera pas. Il aura besoin de propo­si­tions bien plus con­crètes. Le mod­èle de Pro­chas­ka et Di Clemente est donc impor­tant pour déter­min­er dans quelle phase le patient est, et donc de quel type de suivi il aura besoin. S’il est au stade de con­tem­pla­tion, il lui faut des entre­tiens moti­va­tion­nels pour essay­er de pré­cis­er avec lui ce qu’il veut et ce qu’il est prêt à faire. S’il est déjà dans un stade d’action, il fau­dra organ­is­er le sevrage avec lui. Et pour un stade de rechute, l’interroger sur ce qu’il a déjà fait, pour déter­min­er ce qui a bien ou mal fonc­tion­né. Ce qui est pri­mor­dial pour avoir l’engagement du patient sur la solu­tion et d’éviter, qu’au bout de 5 min­utes, il arrête tout, car l’application ne répond pas à ses besoins. » 

Un soutien pour le praticien

Selon le pro­fesseur, l’intérêt pre­mier du numérique se trou­ve dans un ser­vice addi­tion­nel à la pra­tique du médecin. Pro­pos­er un suivi plus assidu du patient ne veut pas dire le ren­dre autonome dans sa démarche, ni même lui deman­der une impli­ca­tion trop impor­tante dans ce suivi. « Il y a un peu moins de 10 ans, l’étude Monar­ca I1 avait eu une idée intéres­sante. Pour autant, aujourd’hui, cette solu­tion nous paraît déjà “has been”, argu­mente-t-il. L’idée con­sis­tait à auto­sur­veiller les patients ayant un trou­ble bipo­laire, afin de prédire leurs moments de rechutes. Pour cela, les 61 patients devaient not­er leurs symp­tômes sur des échelles de dépres­sion. » Les auteurs de cette étude ont mon­tré que plus le patient était dans un état dépres­sif, moins il inter­agis­sait avec l’équipe médi­cale. Et, au con­traire, plus il était dans un état mani­aque, plus le nom­bre et la durée des appels étaient importants.

« Les résul­tats étaient suff­isam­ment par­lants pour que la clas­si­fi­ca­tion de l’état du patient puisse se faire facile­ment, con­firme Pierre-Alex­is Geof­froy. Ce qui pousse à la con­clu­sion des auteurs que les appli­ca­tions smart­phone étaient valides pour le suivi en temps réel du patient. » Seule­ment, une deux­ième étude a suivi celle-ci, avec des con­clu­sions bien moins avan­tageuses. « Dans cette étude, les auteurs déci­dent de garder tous les patients, même ceux ayant arrêté la solu­tion pro­posée, pré­cise le pro­fesseur. Résul­tat, il n’y a pas d’effet sig­ni­fi­catif de l’autosurveillance, et même, les auteurs obser­vent que le fait de not­er tous les jours ses symp­tômes dépres­sifs aggrave l’état men­tal du patient. »        

« Ce type de suivi n’a ain­si pas pour voca­tion de rem­plac­er le médecin, mais plutôt d’offrir un ser­vice addi­tion­nel qu’il pour­ra pre­scrire. » C’est donc un nou­v­el out­il à dis­po­si­tion du médecin pour assur­er l’efficacité de son traite­ment. Car, out­re la pos­si­bil­ité de télé­sur­veil­lance du patient, le numérique offre aus­si des solu­tions thérapeu­tiques. « Je prends sou­vent l’exemple de la thérapie à l’aide de la réal­ité virtuelle aug­men­tée. Je suis psy­chothérapeute et j’ai un patient ayant une pho­bie des cafards. Je peux tra­vailler avec lui sur l’exposition aux insectes, en pro­je­tant, autour de sa main, des insectes à l’aide de la réal­ité virtuelle.»   

Vers une preuve d’efficacité

« L’adhésion à ce type d’outil est un enjeu majeur. En deman­dant à des étu­di­ants s’ils préfér­eraient être traités via une solu­tion numérique ou par une per­son­ne réelle, seule­ment 9 % d’entre eux choi­sis­sent le numérique, con­state Pierre-Alex­is Geof­froy. Il fau­dra donc appuy­er sur l’efficacité de ces méth­odes avec des preuves pour déblo­quer ces ver­rous. Le numérique n’est aujourd’hui pas encore présent dans ma pra­tique, car des solu­tions numériques per­me­t­tant d’apporter des don­nées sur le patient en temps réel ne sont pas encore disponibles. Je rêve, un jour, dans ma pra­tique de psy­chi­a­tre, en plus de ma pra­tique tra­di­tion­nelle, d’avoir des argu­ments numériques m’aidant à la prise de déci­sion. Je pense donc que l’adhésion sera de fac­to plus grande lorsque de telles solu­tions, prou­vées comme effi­caces, seront disponibles. »

Le numérique n’a pas pour voca­tion de rem­plac­er le médecin, mais il peut devenir un allié pré­cieux de notre pratique

Le pro­fesseur Jean-Bap­tiste Mas­son, chercheur à l’Institut Pas­teur, ques­tionne les méthodolo­gies à l’œuvre pour juger de l’efficacité du numérique dans les con­textes médi­caux.  « À un moment, si nous voulons prou­ver que quelque chose est effi­cace, il fau­dra faire des tests sta­tis­tiques, appuie le chercheur. Il fau­dra donc com­par­er un groupe à un autre, alors que l’esprit humain, lui, n’est tout de même pas facile­ment caté­goris­able. » Il est vrai que le numérique donne une quan­tité énorme de don­nées, et agrandit le groupe témoin. En psy­chi­a­trie, plus le groupe est grand, plus il sera hétérogène. Des sous-groupes se for­meront et les com­para­isons devien­dront moins solides. « Ain­si, une dif­fi­culté se trou­vera dans la trans­po­si­tion de résul­tats con­va­in­cants sur un échan­til­lon faible de per­son­nes à un échan­til­lon plus grand pour lesquels les résul­tats seront moins fiables, ajoute-t-il. Une lim­ite qui se retrou­ve égale­ment dans la quan­tité de paramètres pos­si­bles à mesur­er grâce au numérique : plus il y a de paramètres et de don­nées étudiés, plus il y a de chances de cor­réla­tions, dues à l’aléatoire, sans pour autant qu’elles soient sig­ni­fica­tives. » Ces lim­ites méthodologiques freinent encore la val­i­da­tion et l’adoption de ces solu­tions numériques par les praticiens.

Le mariage entre le numérique et la san­té men­tale ouvre donc des per­spec­tives fasci­nantes. Mais pour que ces solu­tions gag­nent la con­fi­ance des prati­ciens et des patients, elles doivent être accom­pa­g­nées de preuves solides de leur effi­cac­ité. Ce qui n’est pas facile à réalis­er. Comme le résume le pro­fesseur Geof­froy, « le numérique n’a pas pour voca­tion de rem­plac­er le médecin, mais il peut devenir un allié pré­cieux de notre pra­tique ». Avec une recherche clin­ique rigoureuse et une adop­tion pro­gres­sive, le numérique pour­rait bien redéfinir l’approche des soins en psy­chi­a­trie, en ren­dant les traite­ments plus acces­si­bles, per­son­nal­isés et effi­caces. Cepen­dant, il fau­dra faire sauter les derniers ver­rous qui entra­vent le bon développe­ment de ces solutions.

Pablo Andres
1Fau­rholt-Jepsen M, Frost M, Ritz C, Chris­tensen EM, Jaco­by AS, Mikkelsen RL, Knorr U, Bardram JE, Vin­berg M, Kess­ing LV. Dai­ly elec­tron­ic self-mon­i­tor­ing in bipo­lar dis­or­der using smart­phones – the MONARCA I tri­al: a ran­dom­ized, place­bo-con­trolled, sin­gle-blind, par­al­lel group tri­al. Psy­chol Med. 2015 Oct ;45(13) : 2691–704. doi: 10.1017/S0033291715000410. Epub 2015 Jul 29. PMID: 26220802.

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