CRISPR : une éthique mondiale de la modification génétique ?
Depuis la naissance en 2018 de Lulu et Nana, les deux jumelles chinoises issues d’embryons dans lesquels un gène impliqué dans l’infection au VIH a été modifié, une ligne rouge a été franchie. Annoncé lors du deuxième sommet international sur l’édition génomique humaine à Hong Kong, cet événement a été qualifié d’« échec de l’autorégulation de la communauté scientifique en raison d’un manque de transparence » par le prix Nobel David Baltimore, alors coprésident de la session.
Un problème dont l’OMS s’est aussitôt saisie. Elle a mandaté un Comité consultatif d’experts, dont je fais partie, afin de produire les premières recommandations mondiales concernant la modification du génome humain. Après plus de deux ans de travail, ce comité vient de présenter un ensemble de règles de bonnes pratiques pour accompagner, d’un point de vue éthique et légal, la révolution technologique que représente l’édition des génomes, facilitée par le système CRISPR-Cas9 (prix Nobel de chimie 2020).
Depuis sa mise au point, cette technologie constitue une source d’espoir pour le traitement de maladies rares ou de cancers. Mais, même dans le cadre de modifications non héritable, acceptées par la plupart des cultures, on ne peut ignorer les enjeux de pertinence médicale, d’équité d’accès aux traitements indépendamment du développement médical du pays des patients, ou de viabilité économique d’approches à forte propriété intellectuelle.
CRISPR, la technologie qui permet tout ou presque
CRISPR (prononcez crispair) est un ciseau moléculaire qui permet de modifier l’ADN avec une précision inégalée, de l’ordre du nucléotide unique (l’unité de base de l’ADN : A,T, C ou G). Ses découvreuses, Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna, ont reçu le prix Nobel de Chimie en 2020, soit seulement 8 ans après leur découverte. Une récompense rapide qui s’explique par la facilité et la fiabilité de l’utilisation de CRISPR.
Ce système est composé d’une enzyme, Cas 9, et d’un court brin d’ARN, la séquence guide, qui cible avec précision l’endroit dans le génome que l’on veut couper. Les mécanismes naturels de réparation de la cellule corrigent ensuite la cassure de l’ADN et finalisent sa modification. CRISPR constitue aujourd’hui l’outil de référence pour la biologie moléculaire et la thérapie génique.
Sur des cellules du muscle, de la peau ou même du cerveau, le recours à CRISPR doit répondre aux enjeux éthiques de la modification du génome humain (pertinence médicale, respect des donneurs de matériel biologique, consentement, sécurité…). Si la modification cible des cellules embryonnaires ou des gamètes (ovocytes ou spermatozoïdes), elle peut être transmise à la descendance. Héritable, elle soulève alors des questions additionnelles.
Modification des gènes : quelle pertinence ?
Dès le début de nos travaux, nous avons établi les grands principes d’une gouvernance adaptée à l’utilisation de systèmes de modification du génome humain. Il revient avant tout de tenir compte du contexte. Le développement économique, l’accès aux soins de santé ou le niveau d’expertise scientifique varient d’un pays à l’autre. Ces facteurs influent la pertinence médicale ou l’acceptation sociale des approches médicales. Il est également essentiel d’établir une supervision des projets de modification du génome humain. La communauté scientifique doit être capable d’analyser a priori les implications de chaque programme et de suivre a posteriori leur mise en œuvre.
L’institution onusienne propose aussi d’accompagner les institutions et les gouvernements dans l’élaboration de leur régulation sur l’utilisation des technologies d’édition du génome humain. Enfin, ce processus doit se faire en dialoguant avec le public. Il est crucial d’améliorer la compréhension des populations sur les enjeux de l’édition des génomes, afin de favoriser un débat inclusif et apaisé. L’OMS a choisi de proposer un cadre de gouvernance plutôt que de tenir une convention internationale. Plus souple, cette approche peut intégrer l’évolution rapide des technologies et accompagner les programmes actuels d’édition du génome humain à des fins médicales tout en anticipant la suite.
Les risques de la modification héritable
Si le recours aux outils d’édition du génome pour traiter un cancer ne heurte pas par principe la bioéthique, d’autres finalités sont discutables. L’option la plus inquiétante implique des modifications héritables, c’est-à-dire concernant soit le gamète soit l’embryon. Dans ces cas, les modifications seront transmises à la descendance du patient. Cette pratique est interdite dans la plupart des pays du monde. Il existe toutefois des zones grises sur le plan légal, dans lesquelles des cliniques peu scrupuleuses peuvent s’engager. Pourtant, en l’état actuel de la science, il est irresponsable de modifier le génome d’un individu de manière héritable : les mécanismes de modification de l’ADN ne sont pas les mêmes dans les cellules somatiques (qui assurent le fonctionnement et la structure de l’organisme) et dans les cellules germinales (susceptibles de former les gamètes et dont le matériel génétique peut être transmis à la descendance). Or, on ne sait pas comment ces outils fonctionnent en dehors des cellules somatiques et tout indique qu’ils ne sont pas fiables dans le contexte germinal.
Une modification héritable du génome devra répondre à une triple pertinence : scientifique, médicale et sociétale. Si un jour, une technique fiable et maitrisée, présentant un risque d’erreur proche de zéro, devait être développée, la pertinence scientifique serait remplie et la décision d’y recourir pour induire une modification héritable pourrait être étudiée. Une maladie génétiquement transmissible grave, incurable, pour laquelle le diagnostic pré-implantatoire, c’est-à-dire la sélection d’embryon non porteur de la mutation, ne serait pas possible, comme dans le cas d’une maladie génétique récessive où les deux membres du couple seraient atteints, constitue un contexte médical où la modification héritable pourrait être discutée. La gravité de la pathologie et l’absence d’autres réponses possibles pourraient conduire à une approbation sociétale qui reste en dernier ressort nécessaire.
L’OMS : les règles de bonne pratique
Cette réflexion ouverte favorise-t-elle une pente glissante menant à des modifications du génome pour convenance personnelle ? Non, si nous maintenons l’exigence de la triple pertinence. Par exemple, pour réduire l’impact humain sur les ressources naturelles, un groupe écolo-transhumaniste proposait qu’un humain ne mesure que 80 centimètres et envisageait de modifier le génome de sa descendance pour en limiter la taille, aucune raison médicale ne justifierait l’intervention.
Pour mener cette réflexion, l’OMS propose d’accompagner les pays dans l’élaboration d’une régulation responsable. Il ne s’agit pas d’imposer une règlementation standard. Des nations avec des approches légales différentes, comme l’Allemagne et le Royaume Uni, garantissent un régime d’interdiction strict bien que complètement dissemblables. Plusieurs voies de règlementations responsables sont possibles. L’OMS ne pourra néanmoins pas empêcher un état voyou de franchir les barrières éthiques. L’organisation onusienne est un pouvoir d’influence et non de contrainte. Néanmoins, depuis le début de cette mission de réflexion, la Chine s’est dotée de nouvelles lois plus restrictives, la Russie a formellement interdit à ses chercheurs la modification héritable du génome humain et des cliniques pour la fertilité en Turquie ont supprimé de leurs sites internet des offres de modification du génome germinal. Un bon début.