Longtemps mise de côté, la santé des femmes revient progressivement sur le devant de la scène. Mais la Professeure Claire Mounier-Véhier, cardiologue et médecin vasculaire au CHU de Lille, n’a pas attendu l’actualité pour prendre le problème à bras-le-corps. Cofondatrice d’Agir pour le Cœur des Femmes avec Thierry Drilhon, elle milite depuis plus de 30 ans pour une meilleure prise en charge de la santé cardiovasculaire féminine en France.
Les problèmes cardiovasculaires sont la première cause de mortalité chez la femme. Comment peut-on l’expliquer ?
Claire Mounier-Véhier. Tout d’abord, il est important de rappeler que les problèmes cardiovasculaires sont des maladies liées à des facteurs environnementaux : dans 8 cas sur 10, ils pourraient être évités avec une hygiène de vie « optimale » tant en ce qui concerne l’alimentation que l’activité physique et le sommeil. Ensuite, si certains facteurs de risque classiques comme l’hypertension, le tabac, le diabète, l’obésité, le stress, etc. touchent tout autant les hommes, il existe des risques spécifiques aux femmes sur le plan anatomique, physiologique et hormonal. À commencer par les artères, beaucoup plus sensibles et plus fines : pour une même plaque de cholestérol, l’effet réducteur sur la lumière artérielle sera plus précoce chez la femme que chez l’homme. Les risques cardiovasculaires féminins évoluent aussi tout au long de la vie, notamment lors de trois phases clés : la contraception avec les œstrogènes, la grossesse, puis la ménopause.
En quoi la contraception peut-elle avoir un effet sur la santé cardiovasculaire ?
Les contraceptions à base de progestatifs purs n’ont aucun effet négatif sur la santé cardiovasculaire. En revanche, dès que l’on prescrit des œstrogènes de synthèse comme la pilule, l’anneau vaginal ou le patch contraceptif, la santé cardiovasculaire peut être affectée. En effet, ces hormones sont métabolisées par le foie, augmentent le risque d’hypertension artérielle et activent la coagulation avec un risque de thrombose artérielle (AVC, infarctus) et veineuse (phlébite, embolie pulmonaire).
Cette contraception combinée ou œstroprogestative est contre-indiquée chez les jeunes filles sujettes à des facteurs de risque comme la prise de tabac après 35 ans, le surpoids, le diabète, l’excès de cholestérol ou des migraines dites « avec aura ». Il est donc important de parler de ces contre-indications dès la première consultation gynécologique, et de faire le point sur l’hérédité cardio-vasculaire. J’ai en mémoire une patiente de 27 ans qui a dû être amputée de ses deux jambes à cause d’une contraception inadaptée. À savoir également qu’après 40 ans, il faut essayer d’éviter le plus possible les œstrogènes de synthèse.
Concernant les risques cardio-vasculaires pendant la grossesse, de quoi parle-t-on exactement ?
Je vais vous donner l’exemple percutant de l’embolie pulmonaire massive. À partir du deuxième trimestre, le corps de la femme enceinte se met physiologiquement « en mode thrombose », c’est-à-dire qu’il fabrique plus facilement des caillots qui bouchent les vaisseaux pour éviter de trop saigner à l’accouchement. Or, les œstrogènes de synthèse mobilisés par les techniques de contraception ont le même effet : raison pour laquelle ils sont contre-indiqués jusqu’à 6 semaines après l’accouchement.
En sortie de maternité, on prescrit donc uniquement des contraceptions micro-progestatives pures. Mais quand de petits saignements persistent, les femmes reprennent l’ancienne plaquette de pilules avec les œstrogènes restée sur la table de nuit et là, on s’expose à des risques d’embolie massive et de mort subite. On ne parle pas ici d’évènements anecdotiques.
Autres pathologies plus fréquentes : l’hypertension artérielle de la grossesse, qui concerne une grossesse sur 10, et le diabète gestationnel, qui doit être dépisté régulièrement, notamment pour les grossesses pour les femmes de plus de 35 ans.
La dernière phase à risque dans la vie d’une femme est la ménopause, qui arrive autour de 50 ans. Mais parfois, celle-ci se produit plus tôt…
Oui, mais parler de « ménopause précoce » à une femme qui a 30, 35, ou 40 ans peut être très stigmatisant. On parle plutôt d’insuffisance ovarienne prématurée (IOP). Dans ces cas-là, on propose un traitement hormonal substitutif (THS). C’est souvent le cas chez les femmes qui ont eu des grossesses assistées et qui sont passées par des stimulations folliculaires. Elles ont donc perdu plus tôt leur capital d’ovocytes, entraînant une carence hormonale précoce. Si le risque cardiovasculaire augmente dès la périménopause, il se trouve majoré en cas d’IOP.
Nous avons parlé du triptyque contraception, grossesse, ménopause. Est-ce qu’il existe d’autres facteurs de risque ?
Oui, ils sont liés aux maladies plus féminines, comme le cancer du sein. Les femmes qui sont passées par là, et je m’inclus dedans, ont plus de risques de rencontrer des problèmes cardio-vasculaires, notamment à cause des traitements. La chimiothérapie abîme le muscle cardiaque de façon plus importante chez les femmes, la radiothérapie accélère le vieillissement des artères et enfin, les anti-aromatases – qui sont des anti-œstrogènes très puissants – accentuent les effets précoces de la ménopause. Si l’on revient à l’aspect prévention contre le cancer du sein, près de 40 % des femmes ne font pas leur mammographie : le dépistage est pourtant très important.
On peut également citer d’autres facteurs de risque émergents comme l’endométriose et le syndrome des ovaires polykystiques, la migraine dont celle avec aura, les calcifications artérielles mammaires… Les maladies inflammatoires ont également une plus forte prévalence chez les femmes : polyarthrites rhumatoïdes, maladies de Crohn, sclérose en plaque… Ces dernières ont pour effet de booster le vieillissement de l’artère.
Enfin, on oublie souvent de prendre en compte l’impact des psychoses et des dépressions, notamment postpartum, chez la femme. Les traitements de ces maladies – les antipsychotiques et antidépresseurs – ont aussi un impact métabolique épouvantable, augmentant le risque d’infarctus du myocarde.
Est-ce que les médecins sont formés à ces risques cardiovasculaires spécifiques aux femmes ?
On commence : les étudiants sont de plus en plus formés et des sessions de formation transversales ont lieu dans les congrès. Le plus important est de travailler tous ensemble pour avoir une vision 360° de la santé de la femme. C’est ce que nous faisons dans les dépistages du Bus du Cœur des Femmes avec notre fondation Agir pour le Cœur des Femmes. Nous travaillons également beaucoup avec les gynécologues et les obstétriciens sur les parcours cardio-gynécologiques mais il reste encore du travail de formation et de communication à faire. J’ai fait récemment une formation à la faculté de médecine à Lille avec des étudiants de 3ème année. En regardant les mannequins, j’ai demandé : « il n’y a rien qui vous choque ? ». Il n’y avait que des mannequins masculins. Je leur ai donc expliqué comment utiliser leur stéthoscope et faire une auscultation avec la présence des seins : les étudiants étaient très contents.
Dans la recherche, est-ce que les études scientifiques se concentrent autant sur la santé des femmes que celle des hommes ?
Non, parce la recherche thérapeutique est paralysée à l’idée de donner des médicaments à risque à une femme enceinte. Les chercheurs veulent à tout prix éviter les risques tératogènes provoquant des malformations chez le fœtus. Les femmes sont donc incluses dans les études uniquement avec un test de grossesse négatif, une contraception efficace ou plus simplement si elles sont déjà ménopausées. Dans l’ensemble, on arrive à 30 % de femmes pour 70 % d’hommes dans ces essais d’intervention. En revanche, dans les registres épidémiologiques on se rapproche plutôt du 50/50.
Les symptômes masculins de l’infarctus du myocarde sont connus (douleur thoracique, gêne dans le bras…) mais sont-ils les même chez les femmes ?
Non, pas toujours, et c’est un problème. Chez les femmes, les symptômes sont d’ailleurs largement ignorés, d’où la création d’une infographie sur le site d’Agir pour le Cœur des Femmes. Elles se plaignent souvent d’une sensation d’oppression dans la poitrine, de palpitations, de sueurs froides, de malaises ou de nausées, de douleurs atypiques entre les omoplates ou dans la mâchoire. Certaines ressentent aussi une gêne au creux de l’estomac, l’impression d’avoir du mal à digérer.
Près de 40% des femmes ne font pas leur mammographie : le dépistage est pourtant très important pour prévenir d’un cancer du sein
Les patientes vous disent souvent et a posteriori : « c’était pas comme d’habitude » et décrivent une sensation de mal être et d’angoisse parallèlement à ces symptômes atypiques et récurrents. Mais encore trop souvent hélas, les médecins ne prennent pas en compte ces symptômes ou ne les relient pas à un problème cardiaque.
Est-ce qu’il y a également un aspect psychosocial qui rentre en jeu ?
Bien sûr. Les violences sont d’ailleurs le troisième facteur de risque d’infarctus du myocarde de la femme. Quand je parle de violence, j’inclus les violences verbales, morales ou physiques. Les violences auprès des femmes sont majoritairement provoquées par des hommes. En outre, ces dernières subissent également une charge mentale et un stress plus important.
La question de l’hygiène de vie est aussi centrale concernant la prévention des maladies cardiovasculaires de la femme. On observe notamment l’augmentation de la consommation d’aliments ultra-transformés, de tabac, de cannabis, de drogues récréatives et d’alcool chez les femmes, couplée à des métiers plus sédentaires, où elles sont assises derrière un ordinateur. Faire du sport deux fois par semaine ne résout pas tout. La sédentarité, c’est rester assis au moins six heures par jour. Aujourd’hui, je dirais que ça tue autant que l’eau non-potable au siècle dernier.
Mais il y a des solutions : je conseille par exemple de faire une micro-sieste de 15–20 minutes après le déjeuner ; ou de s’obliger à se lever toutes les heures pendant 5 à 10 minutes, voire de passer des appels debout en marchant… Toutes les entreprises devraient permettre à leurs salariés de bouger : en plus d’être en meilleure santé, ils seraient plus efficaces.
Est-ce qu’il y a une sorte d’auto-censure aux soins chez les femmes, qui font passer les autres avant elles ?
Oui, les femmes négligent leur santé. Dans une enquête AXA Prévention sur un panel mixte publié en septembre 2021, 80 % des femmes annoncent s’occuper d’abord de la santé de leurs proches avant la leur, 75% décalent leurs rendez-vous médicaux, et 80 % font de l’automédication.
L’accès aux soins est également très inégal en France et l’on reste très pénalisé par la désertification médicale. D’où l’importance des initiatives comme le Bus du Cœur des Femmes et Agir pour le Cœur des Femmes. Le Bus du Cœur des Femmes, c’est 1 300 professionnels de santé qui sont mobilisés bénévolement chaque année. Le bus et sa maison médicale mobile s’arrêtent 3 jours dans une ville, et ne désemplit pas. Lors de 17 étapes, un dépistage cardiovasculaire et gynécologique est proposé en moyenne à 250 à 300 femmes par étape. Près de 9 femmes dépistées sur 10 ont au moins deux facteurs de risque cardiovasculaire… et près de la moitié d’entre elles (46 %) cumulent des facteurs de risque gynéco-obstétrique. Les données des femmes sont recueillies par l’Observatoire national de la santé des femmes.
Ce qu’il est important de retenir c’est que nous, les femmes, nous devons mieux prendre soin de nous, nous protéger ; agir plutôt que subir l’accident cardiovasculaire. Rappelons-le encore : nous pouvons éviter la maladie dans 8 cas sur 10 par une prévention efficace, un repérage des facteurs de risque et une meilleure hygiène de vie