De nombreux travaux établissent aujourd’hui un lien significatif entre troubles du sommeil et maladies cardiovasculaires. Une étude récente de l’INSERM, menée en collaboration avec le Centre hospitalier universitaire vaudois, éclaire d’une manière nouvelle cette association et ouvre de nouvelles pistes pour la prévention de ces pathologies.
Le nombre de décès liés à une maladie cardiovasculaire (MCV) a explosé au cours des dernières décennies. Selon la World Heart Federation, il aurait augmenté de 60 % depuis 1990, c’est-à-dire plus vite que la population mondiale. Chaque année, plus de 20 millions de personnes meurent ainsi d’une MCV dans le monde. Ce sinistre record fait de ces pathologies, qui recouvrent un ensemble de troubles affectant le cœur et les vaisseaux sanguins, la première cause de mortalité à l’échelle globale (et la deuxième en France).
Des facteurs de risque qui sont encore à investiguer
La prévention des MCV constitue ainsi un enjeu de santé publique majeur. Des efforts de recherche considérables sont déployés pour mieux identifier non seulement lesfacteurs de risques (éléments qui participent au développement des maladies), mais également leurs marqueurs de risques (éléments qui signalent un risque accru, sans que le lien de cause à effet soit forcément établi), afin d’agir le plus en amont possible.
Si l’on sait sans doute possible que le tabagisme, le diabète, l’usage nocif de l’alcool, la mauvaise alimentation ou encore la sédentarité contribuent directement à la survenue des MCV, des preuves scientifiques de plus en plus nombreuses désignent aussi le sommeil comme un marqueur de risque significatif. Différentes études ont par exemple montré que les accidents vasculaires cérébraux (AVC) ou les infarctus du myocarde sont à terme plus fréquents chez les petits ou gros dormeurs (durée de sommeil inférieure à 6 heures ou supérieure à 9 heures) ou chez les personnes faisant des apnées du sommeil que dans le reste de la population. Peut-on approfondir cette association et l’exploiter dans le domaine de la prévention ? C’est la question à laquelle l’équipe d’épidémiologie intégrative des maladies cardiovasculaires du Centre cardiovasculaire (Inserm/Université Paris Cité) menée par Jean-Philippe Empana a tenté de répondre, en collaboration avec le Centre hospitalier universitaire vaudois de Lausanne.
Le « score sommeil »
Ses travaux se sont appuyés sur deux cohortes européennes de population générale : l’une, française, comptant 10 175 adultes de 50 à 75 ans ; la seconde, suisse, regroupant 6 733 individus de plus de 35 ans. « La plupart des études existantes se concentrent sur une seule composante du sommeil, le plus souvent sur sa durée ou sur la présence d’apnées du sommeil. Mais un « bon sommeil » englobe en réalité plusieurs composantes. Nous avons essayé de prendre cette caractéristique en compte en adoptant une approche plus globale », explique Jean-Philippe Empana. Les chercheurs ont ainsi mis au point un « score de sommeil », scientifiquement robuste mais volontairement simple pour que chacun puisse se l’approprier, s’appuyant sur cinq marqueurs clés de la quantité et de la qualité du sommeil : sa durée quotidienne moyenne, la présence de somnolences diurnes excessives, la présence d’apnée du sommeil, la fréquence des insomnies et le chronotype (le fait d’être du matin ou du soir). Chaque item est noté 0 ou 1, le score optimal de 5 correspondant à une durée de sommeil comprise entre 7 et 8 heures, une absence d’insomnie, d’apnées et de somnolence diurne et un chronotype du matin.
« À partir de ce score, nous voulions étudier les effets d’une évolution dans le temps des habitudes de sommeil, car les travaux précédents se focalisaient plutôt sur l’association sommeil/MCV à un instant donné seulement », poursuit le directeur de recherche. Pour chaque individu, le score de sommeil a été évalué à un instant 0, puis deux à cinq ans plus tard, et les risques cardiovasculaires ont été surveillés pendant 8 à 10 ans. Les liens entre ce score et le nombre d’infarctus, d’AVC ou d’insuffisance cardiaque ont ensuite été analysés en s’affranchissant des facteurs de risques potentiels (tabagisme, diabète…), du sexe et de l’âge des participants, et en excluant les personnes ayant déjà présenté des MCV dans le passé.
Les résultats sont très nets. Plus le score obtenu est élevé, plus le nombre de cas de MCV diminue. Il est ainsi respectivement 10 %, 19 %, 38 % et 63 % plus faible pour les sous-groupes correspondant à des scores de 2, 3, 4 et 5 que pour le sous-groupe des personnes ayant obtenu des scores de 0 ou 1. Mais l’étude démontre surtout que quel que soit le score de départ, le nombre de cas de MCV diminue pour les participants ayant amélioré leurs habitudes de sommeil. Chaque point de score gagné, quel que soit l’item considéré, correspond à une diminution de 16 % des cas de MCV dans le groupe concerné. Jean-Philippe Empana s’enthousiasme : « ces résultats soulignent deux choses : d’abord, qu’améliorer son sommeil est associé à des bénéfices considérables sur les risques de MCV. Ensuite qu’il n’est jamais trop tard pour préserver sa santé cardiovasculaire en agissant sur son sommeil. C’est un signal très fort, dont nous espérons que chacun pourra se saisir. »
Faut-il en déduire pour autant que les troubles du sommeil figurent parmi les causes des MCV ? « Non, et ce n’est pas ce que l’étude cherchait à montrer. Mais bien sûr, l’hypothèse reste plausible puisque nos résultats ne la contredisent pas », éclaire le directeur de recherches. Pour établir un lien de causalité, il faudrait en effet pouvoir montrer non seulement qu’il y a bien association entre sommeil et MCV, que les troubles du sommeil précèdent la survenue de ces pathologies (ce que l’étude a établi), mais également approfondir les mécanismes physiopathologiques expliquant ce lien (d’autres équipes y travaillent), puis confirmer les résultats par des essais randomisés. Pas d’extrapolation hâtive donc.