Perturbateurs endocriniens : comment limitent-ils le développement du cerveau des enfants?
- En avril dernier, la Commission européenne a publié une feuille de route visant à interdire des milliers de substances dangereuses dans les produits de consommation d'ici 2030 - dont les perturbateurs endocriniens.
- Contrairement à la plupart des mesures toxicologiques, leur dose ne permet pas de prédire la toxicité de l'exposition - une quantité infime peut entraîner des dommages à long terme pour la santé et il existe un effet « cocktail » de différentes molécules.
- Les chercheurs ont identifié un « cocktail » réaliste, potentiellement dommageable pour le développement du cerveau chez l’enfant.
- Onze molécules ont été identifiées comme présentant un risque de retard dans le développement cognitif, notamment des phtalates, des composés perfluorés et des phénols.
- L'étude suggère que si l'on avait utilisé ces doses pour contrôler les substances chimiques présentes dans les produits de tous les jours, on aurait pu éviter que 57% des femmes enceintes soient exposées à des doses dangereuses.
Alors que la Commission européenne prépare une liste noire de substances toxiques à bannir des produits de consommation circulants dans l’Union, la question qui hante les toxicologues depuis 20 ans devient incontournable : comment évaluer les perturbateurs endocriniens ? Présente dans les plastiques, les cosmétiques, les peintures et même les fruits et légumes à causes des pesticides, cette famille de molécules chimiques n’est pas définie par sa structure chimique ou la nature de ses applications, mais par le type d’effets indésirables qu’elle induit chez le vivant. Le dérèglement des hormones.
La famille des perturbateurs endocriniens regroupe donc différentes familles de molécules : phtalates, composés perfluorés, parabènes… Et leurs actions cumulées sur un système biologique sont difficiles à prévoir. C’est pourtant ce que l’on attend de la réglementation : qu’elle édicte des seuils en dessous desquels les consommateurs, professionnels utilisant ces produits ou usagers des espaces où ils sont présents soient protégés de leurs effets néfastes. Un problème d’apparence simple.
Changer de paradigme réglementaire
Mais « la dose fait le poison » est le paradigme de la toxicologie. En effet, l’exposition à des doses infinitésimales de cyanure, par exemple, n’est pas très risquée. Il est même naturellement présent dans les feuilles d’hortensia, les pépins de pommes et les noyaux de cerises. On n’interdit pas les pommiers pour autant.
Mais si le cyanure était un perturbateur endocrinien, il faudrait raisonner autrement. Par leur mode d’action, la dose ne permet pas de prédire la toxicité d’une exposition aux perturbateurs endocriniens. Une quantité infinitésimale administrée à un moment clé pendant un processus crucial comme le développement du cerveau chez l’enfant peut entraîner des ravages à long terme sur la santé.
Une quantité infinitésimale administrée à un moment clé pendant le développement du cerveau chez l’enfant peut entraîner des ravages à long terme sur la santé.
De la même manière, la somme de petites doses se cumulant sur une même cible peut avoir des conséquences plus tard dans la vie. C’est l’effet « cocktail ». Évaluer ces effets constitue un défi pour la science réglementaire. Et les recherches menées par plusieurs laboratoires européens, en collaboration avec Icahn School of Medecine du Mont Sinaï, au sein du projet H2020 EDC-MixRisk (2015–2019), cherchent une solution à ce problème. Ils ont présenté une approche très ambitieuse en février dernier1.
Jean Baptiste Fini, biologiste spécialiste des perturbateurs endocriniens et l’un des auteurs de l’article, explique : « Notre idée était d’étudier les effets des mélanges au lieu de le faire molécule par molécule. Cette approche représente mieux l’exposition des individus dans la vie réelle. Car le risque de développer une maladie dépend d’une multitude d’expositions, de molécules dont les doses sont souvent faibles et sous les seuils réglementaires. »
Il s’agit de multiplier les tests pour mieux rendre compte des risques. Leur travail tire profit de la cohorte suédoise Selma, qui suit plus de 2000 paires mère/enfant depuis la 10e semaine de grossesse 2. Le projet EDC-MixRisk s’est attaché à étudier la santé des enfants au regard des expositions des mères aux perturbateurs endocriniens.
Les perturbateurs endocriniens agissent sur le cerveau
« Nous avons étudié leur santé sous plusieurs angles. Le premier publié concerne les aspects cognitifs », précise Jean-Baptiste Fini. Les scientifiques ont cherché à savoir quelles molécules chimiques étaient associées à un retard de langage chez des enfants dont les mères étaient exposées à ces produits. Onze molécules ont ainsi été identifiées comme étant à risque pour ce critère de retard cognitif. Le panel de produits chimiques choisi n’étonnera aucun toxicologue : phtalate, composés perfluorés, phénols… ces molécules sont connues des spécialistes, et certaines sont même déjà l’objet de restrictions réglementaires.
« Une fois le mélange constitué, il a été envoyé à l’ensemble des laboratoires participants à cette étude, raconte le spécialiste français. On l’a soumis à une batterie de tests, sur des cellules humaines en culture et sur des modèles animaux reconnus comme le poisson zèbre ou le xénope. » C’est la force de cette étude de mettre en relation des données épidémiologiques et des tests contrôlés en laboratoire.
Sur des cellules de cerveau humain en culture, les chercheurs de l’Université de Milan ont mis en évidence que le cocktail provoque une reprogrammation cellulaire. L’activation de gènes a été modifiée, en particulier les gènes impliqués dans les syndromes de retards mentaux.
Côté recherche animale, les chercheurs du Museum national d’Histoire naturelle, en France, et de l’Université de Göteborg en Suède ont montré les effets thyroïdiens sur des larves d’amphibien et de poisson zèbre. Les mécanismes moléculaires en jeu ne concernent néanmoins pas exactement les mêmes gènes que ceux des cellules humaines. « Ceci met en avant que, même si des traits physiologiques notamment de perturbation du système nerveux, sont conservés parmi les vertébrés, les gènes impliqués peuvent être différents entre les modèles aquatiques et les mammifères », explique Jean-Baptiste Fini.
Calcul de risque
Ensemble, ces données s’inscrivent dans un faisceau de données scientifiques démontrant le risque d’une exposition à ces molécules pendant la phase prénatale, même aux doses acceptées par la réglementation actuelle.
Mais la grande puissance de cette étude réside dans l’analyse de risques du cocktail de molécules. « C’est une approche très innovante et complexe développée par Chris Gennings, une statisticienne du Mont Sinaï », explique-t-il. À partir des données expérimentales, elle a réussi à calculer le risque du mélange et à prédire un seuil au-dessus duquel les enfants auraient été protégés des troubles cognitifs.
« Si on avait utilisé ces doses pour contrôler les produits chimiques présents dans les produits de consommation courante, nous aurions évité à 57 % des femmes d’être exposées à des doses dangereuses », résume le spécialiste français.
Ces recherches sont concomitantes d’un contexte d’évolution réglementaire en Europe. En avril dernier, la Commission européenne a ainsi publié une feuille de route pour interdire, dans les produits de grandes consommations, des milliers de substances dangereuses d’ici à 2030 3. L’inscription des produits sur cette future liste noire constitue un enjeu crucial pour la science réglementaire, et la prise en compte des perturbateurs endocriniens y sera centrale. L’approche imaginée par le consortium européen pourrait y contribuer.
« Nous espérons que nos travaux aideront la science réglementaire à s’emparer du problème pour mieux protéger les populations », plaide Jean-Baptiste Fini.