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Perturbateurs endocriniens : comment limitent-ils le développement du cerveau des enfants?

Jean-Baptiste Fini
Jean-Baptiste Fini
professeur titulaire au Muséum national d’Histoire naturelle (MNHN)
En bref
  • En avril dernier, la Commission européenne a publié une feuille de route visant à interdire des milliers de substances dangereuses dans les produits de consommation d'ici 2030 - dont les perturbateurs endocriniens.
  • Contrairement à la plupart des mesures toxicologiques, leur dose ne permet pas de prédire la toxicité de l'exposition - une quantité infime peut entraîner des dommages à long terme pour la santé et il existe un effet « cocktail » de différentes molécules.
  • Les chercheurs ont identifié un « cocktail » réaliste, potentiellement dommageable pour le développement du cerveau chez l’enfant.
  • Onze molécules ont été identifiées comme présentant un risque de retard dans le développement cognitif, notamment des phtalates, des composés perfluorés et des phénols.
  • L'étude suggère que si l'on avait utilisé ces doses pour contrôler les substances chimiques présentes dans les produits de tous les jours, on aurait pu éviter que 57% des femmes enceintes soient exposées à des doses dangereuses.

Alors que la Com­mis­sion européenne pré­pare une liste noire de sub­stances tox­iques à ban­nir des pro­duits de con­som­ma­tion cir­cu­lants dans l’Union, la ques­tion qui hante les tox­i­co­logues depuis 20 ans devient incon­tourn­able : com­ment éval­uer les per­tur­ba­teurs endocriniens ? Présente dans les plas­tiques, les cos­mé­tiques, les pein­tures et même les fruits et légumes à caus­es des pes­ti­cides, cette famille de molécules chim­iques n’est pas définie par sa struc­ture chim­ique ou la nature de ses appli­ca­tions, mais par le type d’effets indésir­ables qu’elle induit chez le vivant. Le dérè­gle­ment des hormones. 

La famille des per­tur­ba­teurs endocriniens regroupe donc dif­férentes familles de molécules : phta­lates, com­posés per­flu­o­rés, parabènes… Et leurs actions cumulées sur un sys­tème biologique sont dif­fi­ciles à prévoir. C’est pour­tant ce que l’on attend de la régle­men­ta­tion : qu’elle édicte des seuils en dessous desquels les con­som­ma­teurs, pro­fes­sion­nels util­isant ces pro­duits ou usagers des espaces où ils sont présents soient pro­tégés de leurs effets néfastes. Un prob­lème d’apparence simple.

Changer de paradigme réglementaire

Mais « la dose fait le poi­son » est le par­a­digme de la tox­i­colo­gie. En effet, l’exposition à des dos­es infinitési­males de cya­nure, par exem­ple, n’est pas très risquée. Il est même naturelle­ment présent dans les feuilles d’hortensia, les pépins de pommes et les noy­aux de ceris­es. On n’interdit pas les pom­miers pour autant.

Mais si le cya­nure était un per­tur­ba­teur endocrinien, il faudrait raison­ner autrement. Par leur mode d’action, la dose ne per­met pas de prédire la tox­i­c­ité d’une expo­si­tion aux per­tur­ba­teurs endocriniens. Une quan­tité infinitési­male admin­istrée à un moment clé pen­dant un proces­sus cru­cial comme le développe­ment du cerveau chez l’enfant peut entraîn­er des rav­ages à long terme sur la santé. 

Une quan­tité infinitési­male admin­istrée à un moment clé pen­dant le développe­ment du cerveau chez l’enfant peut entraîn­er des rav­ages à long terme sur la santé. 

De la même manière, la somme de petites dos­es se cumu­lant sur une même cible peut avoir des con­séquences plus tard dans la vie. C’est l’effet « cock­tail ». Éval­uer ces effets con­stitue un défi pour la sci­ence régle­men­taire. Et les recherch­es menées par plusieurs lab­o­ra­toires européens, en col­lab­o­ra­tion avec Icahn School of Medecine du Mont Sinaï, au sein du pro­jet H2020 EDC-MixRisk (2015–2019), cherchent une solu­tion à ce prob­lème. Ils ont présen­té une approche très ambitieuse en févri­er dernier1

Jean Bap­tiste Fini, biol­o­giste spé­cial­iste des per­tur­ba­teurs endocriniens et l’un des auteurs de l’article, explique : « Notre idée était d’étudier les effets des mélanges au lieu de le faire molécule par molécule. Cette approche représente mieux l’exposition des indi­vidus dans la vie réelle. Car le risque de dévelop­per une mal­adie dépend d’une mul­ti­tude d’expositions, de molécules dont les dos­es sont sou­vent faibles et sous les seuils régle­men­taires. »

Il s’agit de mul­ti­pli­er les tests pour mieux ren­dre compte des risques. Leur tra­vail tire prof­it de la cohorte sué­doise Sel­ma, qui suit plus de 2000 paires mère/enfant depuis la 10e semaine de grossesse 2. Le pro­jet EDC-MixRisk s’est attaché à étudi­er la san­té des enfants au regard des expo­si­tions des mères aux per­tur­ba­teurs endocriniens. 

Les perturbateurs endocriniens agissent sur le cerveau

« Nous avons étudié leur san­té sous plusieurs angles. Le pre­mier pub­lié con­cerne les aspects cog­ni­tifs », pré­cise Jean-Bap­tiste Fini. Les sci­en­tifiques ont cher­ché à savoir quelles molécules chim­iques étaient asso­ciées à un retard de lan­gage chez des enfants dont les mères étaient exposées à ces pro­duits. Onze molécules ont ain­si été iden­ti­fiées comme étant à risque pour ce critère de retard cog­ni­tif. Le pan­el de pro­duits chim­iques choisi n’étonnera aucun tox­i­co­logue : phta­late, com­posés per­flu­o­rés, phénols… ces molécules sont con­nues des spé­cial­istes, et cer­taines sont même déjà l’objet de restric­tions réglementaires. 

 « Une fois le mélange con­sti­tué, il a été envoyé à l’ensemble des lab­o­ra­toires par­tic­i­pants à cette étude,  racon­te le spé­cial­iste français. On l’a soumis à une bat­terie de tests, sur des cel­lules humaines en cul­ture et sur des mod­èles ani­maux recon­nus comme le pois­son zèbre ou le xénope. »  C’est la force de cette étude de met­tre en rela­tion des don­nées épidémi­ologiques et des tests con­trôlés en laboratoire.

Sur des cel­lules de cerveau humain en cul­ture, les chercheurs de l’Université de Milan ont mis en évi­dence que le cock­tail provoque une repro­gram­ma­tion cel­lu­laire. L’activation de gènes a été mod­i­fiée, en par­ti­c­uli­er les gènes impliqués dans les syn­dromes de retards mentaux.

Côté recherche ani­male, les chercheurs du Muse­um nation­al d’Histoire naturelle, en France, et de l’Université de Göte­borg en Suède ont mon­tré les effets thy­roï­di­ens sur des larves d’amphibien et de pois­son zèbre. Les mécan­ismes molécu­laires en jeu ne con­cer­nent néan­moins pas exacte­ment les mêmes gènes que ceux des cel­lules humaines. « Ceci met en avant que, même si des traits phys­i­ologiques notam­ment de per­tur­ba­tion du sys­tème nerveux, sont con­servés par­mi les vertébrés, les gènes impliqués peu­vent être dif­férents entre les mod­èles aqua­tiques et les mam­mifères », explique Jean-Bap­tiste Fini.

Calcul de risque

Ensem­ble, ces don­nées s’inscrivent dans un fais­ceau de don­nées sci­en­tifiques démon­trant le risque d’une expo­si­tion à ces molécules pen­dant la phase pré­na­tale, même aux dos­es accep­tées par la régle­men­ta­tion actuelle.

Mais la grande puis­sance de cette étude réside dans l’analyse de risques du cock­tail de molécules. « C’est une approche très inno­vante et com­plexe dévelop­pée par Chris Gen­nings, une sta­tis­ti­ci­enne du Mont Sinaï », explique-t-il. À par­tir des don­nées expéri­men­tales, elle a réus­si à cal­culer le risque du mélange et à prédire un seuil au-dessus duquel les enfants auraient été pro­tégés des trou­bles cognitifs. 

 « Si on avait util­isé ces dos­es pour con­trôler les pro­duits chim­iques présents dans les pro­duits de con­som­ma­tion courante, nous auri­ons évité à 57 % des femmes d’être exposées à des dos­es dan­gereuses », résume le spé­cial­iste français.

Ces recherch­es sont con­comi­tantes d’un con­texte d’évolution régle­men­taire en Europe. En avril dernier, la Com­mis­sion européenne a ain­si pub­lié une feuille de route pour inter­dire, dans les pro­duits de grandes con­som­ma­tions, des mil­liers de sub­stances dan­gereuses d’ici à 2030 3. L’inscription des pro­duits sur cette future liste noire con­stitue un enjeu cru­cial pour la sci­ence régle­men­taire, et la prise en compte des per­tur­ba­teurs endocriniens y sera cen­trale. L’approche imag­inée par le con­sor­tium européen pour­rait y contribuer.

« Nous espérons que nos travaux aideront la sci­ence régle­men­taire à s’emparer du prob­lème pour mieux pro­téger les pop­u­la­tions », plaide Jean-Bap­tiste Fini.

Agnes Vernet
1N. Capo­rale et al., Sci­ence (2022), 375, 6582 doi: 10.1126/science.abe8244
2C‑G Borne­hag et al., Pae­di­a­tr Peri­nat Epi­demi­ol. (2012) 26:456–67. doi: 10.1111/j.1365–3016.2012.01314.x
3https://ec.europa.eu/growth/news/sustainable-chemicals-commission-advances-work-restrictions-harmful-chemical-substances-2022–04-25_fr

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