Pénurie de médicaments : 39% des Français exposés en 2024
- En 2024, 39 % des Français déclarent avoir été confrontés à une pénurie de médicaments, et 35 % d’entre eux ne pas avoir eu d’alternatives thérapeutiques.
- Le nombre journalier de médicaments d’intérêt thérapeutique en tension a connu un pic dès le premier confinement, jusqu’à un pic très marqué durant l’hiver 2022-2023.
- Une rupture de stock déclarée par un laboratoire entraîne en moyenne une baisse de 11 % de livraison aux officines sur l’ensemble de la durée de l’épisode tendu.
- Entre fin 2022 et fin 2024, les laboratoires ont gagné en moyenne 3 semaines de stock pour les cas déclarés à risque de rupture ; mais pas sans suggérer une complexification des risques.
- S’il est difficile de connaître les causes de la crise du médicament, l’augmentation de la demande de médicaments ou la crise Covid ont pu affecter le marché.
39 % des Français déclarent avoir fait une expérience de pénurie de médicaments en 20241 – ils étaient 44 % en 2023 – et 35 % d’entre eux disent ne pas avoir pu obtenir d’alternatives thérapeutiques. Pour tenter de quantifier l’ampleur de la pénurie en France, la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) a réalisé, sur demande de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), une étude originale à partir de données issues des laboratoires et des grossistes-répartiteurs. Clément Dherbécourt, expert en évaluation des politiques publiques à la DREES, coauteur de l’étude, en détaille les principaux résultats.
Quels étaient les objectifs de cette étude ?
Clément Dherbécourt. Nous avions deux objectifs principaux : le premier consistait à améliorer la précision du signal de tension sur la production de médicaments, en produisant des analyses journalières du nombre de ruptures et risques de rupture de stock au sein des laboratoires, ainsi que des volumes de ventes aux officines touchées par ces tensions.
Le second objectif était d’estimer l’évolution du nombre de « boîtes manquantes », c’est-à-dire des boîtes qui n’ont pas pu être vendues aux officines par leurs fournisseurs, indicateur le plus pertinent à ce jour de la situation de pénurie.
Nous nous sommes appuyés pour cela sur deux jeux de données principaux. La DREES disposait des chiffres des ventes de médicaments aux officines, soit par les grossistes-répartiteurs (qui représentent 80 % du volume de boîtes vendues), soit directement par les laboratoires. L’ANSM nous a de son côté donné accès aux déclarations de rupture et de risques de rupture transmis par les laboratoires.
Il n’existe pas de données publiques permettant de mesurer directement la demande de médicaments non satisfaite en officine ?
À ce jour, non. Pour avoir une meilleure idée de ce chiffre, il faudrait par exemple s’appuyer sur un système d’ordonnance électronique, qui commence seulement à se développer. À défaut, on pourrait également envisager de considérer des données plus indirectes, les chiffres des commandes effectuées par les pharmacies, médicament par médicament. Ces données existent, mais elles ne sont aujourd’hui pas publiques. La loi de financement de la sécurité sociale 20252, qui a été votée mais n’est pas encore entrée en application, crée justement un système public d’accès aux données de commande des pharmacies, afin de permettre des analyses plus fines par l’administration.
Selon vos résultats, comment a évolué le nombre de médicaments en rupture de stock au cours des dernières années ?
Nous avons considéré les médicaments d’intérêt thérapeutique majeur (MITM), dont l’ANSM a dressé la première liste officielle fin 2024, soit environ 10 000 présentations (N.D.L.R. : une même molécule peut donner lieu à plusieurs présentations s’il y a plusieurs dosages ou producteurs) sur les 17 000 commercialisées.

De mi-2016 à 2017, le nombre journalier de MITM en rupture est resté relativement stable, autour de 100 médicaments concernés. Il commence à croître fin 2017, avec un pic autour de 250 pendant le premier confinement de 2020. À partir de 2021, la tendance à l’augmentation s’accentue, avec un pic très net qui se dégage à l’hiver 2022–2023, atteignant 800 MITM en rupture chaque jour. Depuis, on observe une lente décrue pour arriver à 400 fin 2024. Mais ce niveau reste très élevé par rapport à l’avant-Covid.
Le nombre moyen d’alternatives thérapeutiques disponibles, sans rupture ou risque de rupture, était quant à lui de 5 à l’été 2021, 4 en janvier 2022, 1,6 tout au long de l’année 2023, pour revenir à 2 fin 2024.
Quel est l’impact des tensions de production au sein des laboratoires sur les ventes de médicaments aux officines ?
Une situation de rupture de stock déclarée par le laboratoire, tous médicaments confondus, entraîne en moyenne une baisse de 11 % de livraison aux officines sur l’ensemble de la durée de l’épisode de tension. C’est bien sûr significatif, mais on ne peut pas parler d’effondrement généralisé.
Cette moyenne cache toutefois des situations très hétérogènes. Comme on pouvait le pressentir, les ruptures de stock longues (plus de quatre mois), peuvent occasionner des diminutions très importantes des ventes, de plus de 75 %, et ce sur plusieurs mois. À l’inverse, les ruptures « courtes », de trois mois, n’ont aucun impact sur les ventes. On peut supposer que ces situations correspondent à des cas où il restait des stocks chez les grossistes-répartiteurs, ou à des situations où les laboratoires ont produit les médicaments concernés à flux tendu.
Cette diminution des ventes correspond à quel volume de « boîtes manquantes » ?
Au cours du mois de mars 2023, sommet de la crise de l’hiver 2022–2023, les ruptures ont engendré un manque de 8 millions de boîtes vendues aux officines. On estime que le marché global des médicaments concernés s’élevait alors à 80 millions ou 120 millions de boîtes par mois, selon que l’on considère les MITM au sens de l’ANSM, ou la définition utilisée par les laboratoires depuis plusieurs années, qui ajoute à la liste ANSM les quelques dizaines de médicaments à base de paracétamol. Selon la définition retenue, on arrive donc à 10 ou 6,5 % de baisse du nombre de boîtes vendues. Mais ces chiffres ne disent rien des éventuelles hausses de production et de vente d’alternatives thérapeutiques qui, elles, n’auraient pas été en rupture.
Vous vous êtes également penchés sur les risques de rupture, déclarés à titre préventif par les laboratoires. Comment ont-ils évolué depuis le pic de l’hiver 2022–2023 ?
Entre fin 2022 et fin 2024, les laboratoires ont gagné en moyenne trois semaines de stock pour les cas déclarés à risque de rupture. Mais malgré ce signal positif, des indices suggèrent une complexification de ces risques. En effet, le nombre de médicaments concernés ayant fait l’objet d’une mesure de l’ANSM (autorisation à l’importation, contingentement du nombre de boîtes ou priorisation des patients, par exemple) a augmenté de dix points en 2024.
Quel éclairage vos résultats apportent-ils sur les causes de la crise que nous connaissons ?
Les déclarations de ruptures sont à elles seules peu informatives : lors d’une déclaration, les laboratoires doivent identifier dans une liste prédéfinie une raison à la tension de production qu’ils connaissent, mais dans la majorité des cas, les explications invoquées sont trop générales pour permettre de remonter à une cause précise : « capacité de production insuffisante », « augmentation du volume de vente », voire « autres »…
Toutefois, deux éléments, lorsqu’on les rapproche, plaident pour des causes systémiques : la corrélation presque parfaite de l’évolution temporelle du nombre de médicaments avec la courbe de l’inflation, et le fait que toutes les catégories de médicaments aient été affectées par la hausse du nombre de ruptures, même si elles ont atteint le pic à des moments différents.
Qu’entendez-vous par causes systémiques ?
On peut penser à l’augmentation de la demande de médicaments à l’échelle mondiale, bien documentée, avec notamment une augmentation des achats hors États-Unis et Europe. Les conséquences de la crise Covid et la guerre en Ukraine ont également provoqué une croissance de l’inflation et entraîné des désorganisations des chaînes de production à l’échelle mondiale, qui ont pu affecter le marché du médicament.
Les difficultés d’approvisionnement en matières premières, parfois suspectées de jouer un rôle important, semblent en revanche ne pas être à classer parmi les causes principales. Les laboratoires n’ont en effet signalé un problème de ce type que dans un cas de rupture sur dix.
Le prix des médicaments en France, relativement bas par rapport à ses voisins européens, a parfois été présenté comme une des causes principales de la pénurie…
L’étude ne permet pas de trancher ce débat. Il faudrait pouvoir observer le prix effectif d’un pays à l’autre, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui car les remises négociées par les États ne sont pas connues. À ce stade, les causes précises des pénuries restent difficiles à appréhender : celles-ci étant nécessairement multifactorielles et très variables d’un médicament à l’autre. De manière générale, on peut noter que l’amélioration de la situation depuis l’hiver 2022–2023 s’est produite sans évolution notable des prix des médicaments en France. Ceci suggère que les ruptures de stock ne sont pas totalement déterminées par la question des prix.