Microchimérisme, ces cellules étrangères qui nous veulent du bien
- Les microchimères sont des cellules échangées entre une mère et son fœtus lors de la grossesse.
- Ce matériel génétique du non-soi, survit notamment dans la moelle osseuse et laisse à la mère une trace vivante de la grossesse, jusqu’à plus de 30 ans après l’accouchement.
- Ces cellules pourraient participer grandement à la réparation des tissus altérés, tels que la peau ou les tissus cérébraux.
- Par ces propriétés régénératrices, le microchimérisme forme un réservoir familial au large potentiel thérapeutique.
- Récemment, les recherches autour des microchimères s’accélèrent et pourraient transformer le monde de la médecine régénérative.
Des cellules issues d’autres individus se nichent en chacun de nous. Ces microchimères, qui s’échangent pendant la grossesse entre une mère et son fœtus, pourraient jouer un rôle essentiel dans la protection et la réparation des tissus maternels. Leurs propriétés suscitent l’intérêt des scientifiques et offrent de nouvelles perspectives pour des thérapies cellulaires novatrices1.
Le microchimérisme est un phénomène fascinant, mais globalement ignoré du grand public. Il se produit par un transfert bidirectionnel de cellules entre le fœtus et la mère, au moment de la grossesse. « C’est du non-soi, qui persiste dans notre organisme sous la forme d’une petite quantité de cellules (…), du matériel génétique qui n’est pas le nôtre », explique Maria Sbeih, qui a consacré sa thèse de doctorat à ce sujet.
Les traces indélébiles de nos liens familiaux
Ces cellules étrangères peuvent donc nous être transmises par nos mères via le placenta (microchimérisme fœtal), mais également échangées in utero avec un jumeau (microchimérisme gémellaire). Et de ce point de vue, le microchimérisme peut parfois réserver des surprises. Il existe en effet de rares cas où des individus portent en eux l’empreinte génétique d’un jumeau dit « évanescent » (qui a disparu au stade embryonnaire), ou encore celle d’une « tante fantôme », dans le cas où la mère transmet à son enfant des cellules que sa propre jumelle évanescente lui avait légué des décennies plus tôt.
Ces cas très particuliers ne doivent pas occulter la règle générale du microchimérisme, à savoir que les mères transmettent des cellules maternelles à leurs fœtus et, inversement, chaque mère conserve en elle un souvenir vivant de sa grossesse. Le microchimérisme fœtal est « détectable dans l’organisme maternel jusqu’à plus de 30 ans après l’accouchement », précise Maria Sbeih. Pour survivre aussi longtemps, les cellules microchimériques se nichent dans un micro-environnement propice aux cellules souches comme la moelle osseuse de la mère.
Par ailleurs, le microchimérisme joue aussi un rôle clé dans « la tolérance du fœtus dans le corps des mères », explique Nathalie Lambert, directrice de l’Unité INSERM Arthrites Auto-immunes à Marseille. En effet, lorsqu’elles franchissent la barrière placentaire, les cellules fœtales se dirigent vers le thymus, un organe que la chercheuse décrit comme « l’école de la tolérance ». Ce mécanisme permet à la mère « d’apprendre à accepter l’enfant qu’elle porte, sans le rejeter », poursuit la chercheuse. Et réciproquement, le fœtus reçoit des cellules maternelles qui lui permettent de tolérer l’hôte (la mère).
Des fonctions encore mystérieuses
Si de récents travaux décrivent les fonctions positives et coopératives des microchimères pour l’organisme et la régénération tissulaire, ça n’a pas toujours été le cas. Longtemps, ces cellules ont été considérées comme des agents potentiels de maladies auto-immunes. Nathalie Lambert, qui a été formée et sensibilisée au microchimérisme auprès de Lee Nelson, une pionnière du sujet aux États-Unis, se rappelle avoir participé aux premières études qui faisaient le lien entre le microchimérisme et des maladies auto-immunes comme la sclérodermie. « Nous supposions que ces cellules étrangères attaquaient les cellules immunitaires de la mère, provoquant une réaction du greffon contre l’hôte » se souvient-elle.
Dans la foulée de ces travaux, de nombreuses études ont cherché à établir un lien entre la présence de microchimères et les maladies auto-immunes chez les femmes. Mais en science, une corrélation n’implique pas nécessairement une causalité. « Ce n’est pas parce qu’on retrouve les pompiers sur le site d’incendie, qu’ils sont à l’origine du feu », illustre la chercheuse, reprenant la métaphore de la journaliste Lise Barnéoud qui a consacré un livre2 au sujet. Autrement dit, les microchimères ne sont pas forcément responsables de l’inflammation d’un tissu vers lequel elles se dirigent. Il restait également à prouver qu’en dépit de leur rareté, ces quelques cellules pouvaient avoir des fonctions immunologiques quantifiables. C’est ce que la chercheuse est en train de montrer dans des modèles murins, où ces cellules microchimériques sont capables de produire des auto-anticorps spécifiques de la polyarthrite rhumatoïde (une maladie auto-immune et dégénérative qui entraîne l’inflammation chronique des articulations).
« On a mis de longues années à sortir de ce paradigme » souligne Nathalie Lambert, pour qui la recherche scientifique prête enfin au microchimérisme l’attention qu’il mérite. C’est le cas de l’équipe “Biologie cutanée” (Institut Cochin, INSERM-CNRS, Université Paris Cité) au sein de laquelle Maria Sbeih était rattachée pendant sa thèse. Les scientifiques ont récemment démontré3 que les microchimères pouvaient avoir des effets très bénéfiques pour la santé de la mère, en participant à la réparation des tissus altérés (dont la peau). « Nous avons observé l’activité des cellules microchimériques qui migraient vers les zones lésées, ou des plaies cutanées dans le cas de notre équipe » explique la biologiste. Le constat est sans appel : les microchimères participent à la réparation des tissus, « soit en sécrétant des molécules pro-cicatrisantes, soit en adoptant le phénotype des cellules du tissu endommagé ».
Exploiter le microchimérisme à des fins thérapeutiques
Le microchimérisme forme donc un discret réservoir familial thérapeutique, dont nous sommes tous dotés. Une série d’armoires à pharmacie, constituées des gènes de nos enfants, nos mères, nos grands-mères et nos grands frères et sœurs, qui n’ont pas encore dévoilées tous leurs secrets. Les scientifiques ambitionnent donc, à moyen terme, de trouver comment exploiter ces cellules microchimériques à des fins thérapeutiques.
Le rythme des études s’est accéléré ces dernières années. Nathalie Lambert et son équipe ont ainsi analysé le sang de 92 femmes enceintes pour la première fois. Ils ont pu déterminer le « typage HLA » de trois générations : la femme enceinte, sa mère et son enfant. Grâce à des techniques de pointe, ils ont mis en évidence la présence de cellules maternelles et grand-maternelles dans les sangs de cordons. L’équipe travaille actuellement à la publication d’un article montrant une forme d’homéostasie (une régulation, un équilibre) entre les différentes sources microchimériques. « Nous avons ainsi découvert que les femmes enceintes avec un fort microchimérisme maternel (grand-mère) en début de grossesse, présentaient moins de microchimérisme de leur fœtus pendant cette période, suggérant une possible compétition des microchimères pour en équilibrer la quantité globale », explique la chercheuse marseillaise.
Du point de vue cérébral, il a également été démontré que le microchimérisme fœtal pouvait jouer un rôle dans la réparation de lésions cérébrales. Maria Sbeih raconte ainsi « avoir observé4 de réelles différences entre des modèles animaux multipares (ayant vécu au moins une grossesse) et nullipares (l’inverse) quant à leur capacité à réparer des lésions neuronales ». D’autres études tendent à démontrer5 que la récupération post-AVC est plus efficace chez les modèles animaux multipares, « avec une meilleure revascularisation de la zone lésée ». S’il reste beaucoup à découvrir des propriétés précises des cellules microchimériques, le simple fait d’avoir en nous ce potentiel thérapeutique pourrait permettre « de court-circuiter beaucoup de complexités techniques liées aux thérapies cellulaires actuelles, se réjouit Maria Sbeih, comme de devoir prélever des cellules souches, les purifier, les amplifier, les réimplanter, etc. ».
Aussi discrètes soient-elles, les microchimères pourraient prochainement faire grand bruit dans l’univers de la médecine régénérative.