TikTok, Instagram ou Snapchat font désormais partie du quotidien des 10–24 ans, que ce soit pour suivre la vie des influenceurs, regarder des vidéos ou s’envoyer des messages. Les réseaux sociaux sont souvent présentés comme une menace pour le bien-être des adolescents. Depuis quelques années, ces plateformes et leurs répercussions sont l’objet de multiples études scientifiques, largement relayées dans les médias.
Récemment, des neuroscientifiques de l’Université de Caroline du Nord1, aux États-Unis, ont montré que des changements cognitifs avaient lieu dans le cerveau des adolescents qui passent beaucoup de temps sur les réseaux sociaux. Ces derniers semblent développer une sensibilité accrue aux récompenses sociales, donc aux commentaires et aux avis de leur entourage. Les auteurs, eux-mêmes, nuancent ces résultats en précisant qu’ils ne savent pas si cet effet est positif ou négatif. Par ailleurs, l’adolescence étant une période de développement des relations sociales, ces évolutions cognitives pourraient s’expliquer par d’autres facteurs, comme le développement des liens avec leurs pairs.
Des adolescents plus touchés par des troubles mentaux
Des milliers d’autres études se sont penchées sur la relation entre les adolescents et les réseaux sociaux. Luisa Fassi, doctorante en psychiatrie, travaille sur cette question au sein du MRC Cognition and Brain Sciences Unit de l’Université de Cambridge, au Royaume-Uni. Elle a analysé environ 5 000 études, dans le cadre d’une revue systématique, pour déterminer si les plateformes digitales avaient ou non un effet sur la santé mentale des adolescents. Pour cette spécialiste, l’état actuel de la recherche ne permet pas encore de donner une réponse claire.
Ce qui est sûr, pour l’instant, c’est que les adolescents vont moins bien qu’avant. « La santé mentale des adolescents décline depuis quelques années. Comparés aux générations précédentes, ils semblent avoir plus de problèmes comme l’anxiété, la dépression, les troubles du comportement alimentaire. », décrit Luisa Fassi. Il y a également une augmentation du taux de suicide, notamment chez les filles. Les admissions aux urgences pour des tentatives de suicide ont augmenté de plus de 40 % en 2021 par rapport aux trois années précédentes, selon des données de Santé Publique France publiées par Libération2.
Les réseaux sociaux sont souvent présentés comme l’une des explications, voire la cause réelle de ce mal-être. À partir de 2015, Jean Twenge, psychologue américaine, a constaté que les adolescents souffraient de plus en plus de solitude, de dépression, et que cette détérioration de leur santé mentale était directement liée à la généralisation du smartphone et des réseaux sociaux. Depuis, il semble y avoir un consensus dans les médias, mais aussi chez les responsables politiques autour de l’influence néfaste de ces plateformes. En décembre dernier, Emmanuel Macron a ainsi qualifié l’application chinoise TikTok de « premier perturbateur [psychologique] » pour les enfants et les adolescents.
Pas assez de preuves
Pour Luisa Fassi, « il y a beaucoup de débat sur cette question depuis quelques années, et le sujet est amplement étudié, mais nous n’avons pas assez de preuve pour affirmer que les réseaux sociaux sont l’explication principale du déclin de la santé mentale des jeunes. Nous vivons dans un moment de crises : les adolescents font face à une instabilité croissante au niveau économique, professionnel, climatique… Il s’agit probablement d’un phénomène multifactoriel. » D’après ses recherches, les études montrent plutôt des résultats hétérogènes, avec des liens positifs, négatifs, faibles et forts. « Ce décalage entre l’état des connaissances scientifiques et l’intuition du public vient en partie de la mauvaise interprétation de certaines preuves corrélationnelles, qui montrent une association, et qui sont présentées comme des liens de causalité. », explique-t-elle.
Si on se sent plus anxieux, on va passer plus de temps sur Instagram ou TikTok.
Plusieurs études montrent, en effet, une association entre le temps passé sur les réseaux sociaux et la santé mentale. Plus les adolescents passent de temps sur les plateformes, moins bien ils vont. L’anxiété, la dépression, les baisses d’humeur grimpent. Cela ne veut toutefois pas dire que les applications causent directement cette dégradation. « Ce lien peut aller dans les deux sens : si on se sent plus anxieux, on va passer plus de temps sur Instagram ou TikTok. », détaille Luisa Fassi. À l’inverse, les études qui observent le phénomène dans la durée montrent des résultats plus hétérogènes, avec des incidences sur certains groupes d’adolescents. Les filles sont ainsi affectées plus négativement par les réseaux sociaux que les garçons. Au-delà du genre, l’âge joue aussi un rôle. Une étude publiée dans Nature en 20223 a analysé le rapport entre le temps d’utilisation des plateformes et le sentiment de satisfaction dans la vie, pour 17 000 personnes entre 10 et 21 ans. Le moment le plus accru de sensibilité pour les deux genres est 19 ans, mais quand on s’intéresse uniquement aux garçons, c’est 14–15 ans. Pour les filles, cette période a lieu entre 11 et 13 ans.
Certains contenus associés à une meilleure santé mentale
« Les réseaux sociaux ne sont pas une seule chose que l’on peut facilement tester dans une étude. Il y a beaucoup de composantes, qu’il faudrait analyser séparément pour en comprendre l’impact. Il y a donc le temps passé dessus, mais aussi le type de contenu et d’activités auxquels on est exposé. », indique Luisa Fassi. De multiples contenus coexistent sur les applications comme Instagram, Facebook, TikTok ou Snapchat. Il est possible de regarder les photos de ses amis, de dialoguer par message, de regarder des vidéos, etc. L’activité la plus pratiquée par les 11–18 ans est la discussion entre amis ou avec de la famille, selon une enquête de l’association Génération numérique. Et c’est exactement ce type d’activités qui est associé à une meilleure santé mentale, selon les études analysées par la doctorante. À l’inverse, le cyberharcèlement ou l’exposition à des contenus choquants impactent négativement la santé mentale des adolescents.
Alors les réseaux sociaux sont-ils bénéfiques ou néfastes pour le moral des jeunes ? Quand des parents ou des responsables politiques lui posent la question, Luisa Fassi utilise cette métaphore : « Est-ce que boire est mauvais ? Est-ce que l’on parle d’eau ou d’alcool, et en quelle quantité ? En de trop grandes quantités, l’eau peut être dangereuse pour notre corps. » La question est difficile, car les réseaux sociaux sont des plateformes complexes, aux utilisations et contenus multiples. Leur modèle économique est basé sur les algorithmes et la création d’une expérience individualisée pour capter et garder l’attention. Les contenus proposés sont adaptés aux goûts, passions et habitudes de chacun, ce qui rend la recherche sur ce sujet plus compliquée. Par ailleurs, les chercheurs ne disposent pas des données issues directement des plateformes, qui pourraient apporter de nombreuses informations précises et utiles sur le temps passé, les activités pratiquées, les types de contenus, etc. La majorité des études se basent sur l’auto-déclaration de la part des participants, et la réalité peut parfois différer des données partagées par les individus.
« Ce n’est pas comme un médicament, pour lequel nous pouvons lancer un essai clinique et connaître les effets. Nous avons besoin de plus de preuves et de données cumulatives. », avance Luisa Fassi. Quand aura-t-on ces réponses ? « Le rythme de développement de la recherche est très soutenu. J’espère que dans cinq ans, nous pourrons avoir des réponses plus claires pour informer les responsables politiques et guider les régulations. Cependant, même quand nous auront des réponses précises, elles seront très probablement nuancées et contradictoires, avec différents effets pour différents groupes, selon les antécédents mentaux des adolescents, leur âge, leur genre, leur région d’origine, etc. »