L’immortalité, une vieille utopie réveillée par le transhumanisme
- Le transhumanisme est un courant qui défend l’idée d’un dépassement de la condition humaine.
- Alors que l’espérance de vie croît continuellement depuis quelques décennies, les avancées en neurosciences révèlent les aspects idéologiques de ce courant de pensée.
- Au fil des siècles, la définition de la mort a beaucoup évolué, mais ce phénomène est aujourd’hui considéré comme l’absence d’activité cérébrale.
- Des chercheurs ont identifié des signaux distinctifs associés à la mort et à la réanimation, complexifiant la définition de la mort d'un point de vue neurophysiologique.
- Dorénavant, certains courants transhumanismes ne visent plus l’immortalité, mais l’amortalité, c’est-à-dire une vie en bonne santé, considérablement prolongée.
- L’immortalité est une quête humaine historique, la nouveauté réside dans l’argumentation techno-scientifique de cette ambition.
Du « coma dépassé » au « téléchargement de l’esprit » projeté par les transhumanistes, la frontière entre la vie et la mort ne cesse de se parer de mystères. Mais face aux espoirs d’immortalité qu’ils suscitent, se dressent les limites de la réalité scientifique et de la condition humaine. Les récentes avancées en neurosciences réprouvent ainsi cette aspiration à tuer la mort, qui tient davantage de l’idéologie que d’un projet techno-scientifique sérieux.
Cet article a été publié en exclusivité dans notre magazine Le 3,14 sur la mort.
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Grâce aux progrès de la science et de la médecine, l’humanité n’a eu de cesse de repousser l’heure de son trépas. Si un contemporain de Charlemagne naissait avec une espérance de vie d’à peine 30 ans, l’INED prévoit qu’un citoyen de l’Union européenne né en 2022 vivra en moyenne un peu plus de huit décennies. Mais certains imaginent aller plus loin encore. Les récentes révolutions scientifiques en intelligence artificielle, en génétique, en biologie et en neurosciences, conjuguées à l’émergence du transhumanisme (courant qui défend l’idée d’un dépassement de la condition humaine), ont ainsi remis la quête de l’immortalité sur le devant de la scène, ou du moins d’un prolongement substantiel de la vie.
Mais avant de comprendre comment et pourquoi repousser la mort, encore faut-il savoir la définir. Et la question n’est pas si simple : « la mort, en tant que scientifique, je ne sais pas ce que c’est », avoue Stéphane Charpier, professeur de neurosciences à Sorbonne Université et directeur de l’équipe Neurosciences du Cerveau à l’Inserm. Pour lui, il s’agit d’un « concept primaire » qui ne prend son sens qu’en opposition (« en négatif ») à la vie. C’est pourquoi son travail consiste à « étudier la mort en tentant de comprendre ce qui se passe dans un cerveau qui est encore vivant ».
La nouvelle mort cérébrale, ou le cadavre au cœur battant
L’idée qu’un être humain dont le cœur bat est forcément vivant demeure largement partagée. Pourtant, en découvrant le coma dépassé1 au milieu du 20e siècle, Pierre Mollaret et Maurice Goulon ont démenti ce principe et « engendré, selon Stéphane Charpier, un nouveau statut de l’existence humaine », en décrivant la possibilité d’avoir un cadavre au cœur battant, mais dont le cerveau est détruit. Les deux réanimateurs ont en fait conceptualisé les premiers le principe de mort cérébrale. Ils définissaient ce statut comme un « coma dans lequel se surajoute à l’abolition totale des fonctions de la vie de relation (ndlr : absence de réactivité musculaire et nerveuse), non des perturbations, mais une abolition également totale de la vie végétative (ndlr : absence de respiration spontanée) ».
Ce faisant, la vision cardiocentrée de l’existence n’a plus lieu d’être et, du point de vue médical, ce qui fait qu’un être humain n’est pas mort, ce n’est plus son cœur qui bat, mais son cerveau qui vit.
Depuis 2012, l’OMS emprunte également ce point de vue cérébral dans sa définition de la mort : « la disparition permanente et irréversible de la capacité de conscience et de toutes les fonctions du tronc cérébral ». Un être humain est donc considéré comme vivant dès lors que son cerveau est capable de générer « un bruit de fond électrique » rappelle Stéphane Charpier. Ce phénomène, qui résulte de l’activité spontanée et endogène du cerveau, est mesurable à l’aide d’un électroencéphalogramme ou de microélectrodes que les scientifiques insèrent à l’intérieur des neurones.
L’onde de la mort n’est pas fatale
Courant 2011, ennuyé par une présentation scientifique au cours d’un colloque, Stéphane Charpier préfère la lecture d’un article publié dans la revue Plos One2, dont le titre mentionne une mystérieuse « vague de la mort » (Wave of Death). Les auteurs y évaluent l’activité cérébrale qui se produit au moment de la mort, « en étudiant ce qui se passe dans le cerveau d’un rat avant, pendant et après une décapitation », précise-t-il. Et comme attendu, « ils constatent que cette activité s’éteint très vite, mais qu’après quelque temps une onde gigantesque apparaît sur l’électroencéphalogramme devenu plat ! » C’est ce que ces chercheurs néerlandais ont appelé « l’onde de la mort », suggérant qu’il s’agit du dernier signal qu’un cerveau produit avant de définitivement s’éteindre.
Il n’en fallait pas moins pour attiser la curiosité du neuroscientifique et d’embarquer son équipe Inserm à l’Institut du Cerveau (Hôpital Pitié Salpetrière à Paris) dans un projet visant à étudier ce phénomène plus en détail. « Nous avons abandonné le principe de décapitation et mis en place un protocole permettant d’éteindre le cerveau, puis de le réanimer ensuite, tout en étudiant l’activité cérébrale à l’aide de microélectrodes insérées dans les neurones de notre modèle » résume le chercheur.
Après avoir confirmé le phénomène neuronal d’onde de la mort, les chercheurs ont assisté, au moment de réanimer les modèles, à l’apparition « d’une deuxième onde ! […] Un signe électrique du retour en vie du cerveau », qu’ils ont nommé « onde de la réanimation ». Les scientifiques ont ainsi caractérisé deux marqueurs neuronaux qui permettent de décrypter la frontière entre la vie et la mort. Il manque encore des paramètres pour définir précisément la mort d’un point de vue neurophysiologique, mais leurs travaux permettent d’attribuer une signature à deux états distincts : « je suis peut-être en train de mourir » et « je suis en train de revenir ».
Un électroencéphalogramme plat ne signifie donc pas forcément que tout est fini, ce qui fait dire à Stéphane Charpier que « la mort est une asymptote ». Une courbe dont le point de convergence avec la ligne de fin est un horizon plus qu’indécis.
L’immortalité, l’horizon permanent du transhumanisme
L’étude électro-neuronale permet aux chercheurs de « différencier trois dimensions physiologiques de l’existence : vivant, éveillé et conscient », auxquelles correspondent des signatures électriques particulières. Ce triptyque qu’énonce Stéphane Charpier, par ailleurs auteur de La science de la résurrection4, permet de comprendre que « ce qui fait qu’un être humain n’est pas mort, ce n’est plus seulement son cœur qui bat, ni sa capacité à respirer spontanément, mais bien son aptitude à produire une expérience subjective consciente. »
Alors, si la mort coïncide avec l’incapacité d’être conscient, la quête d’immortalité chère aux transhumanistes revient-elle à continuer de faire vivre notre cerveau après que notre corps nous ait lâché ? « Pas seulement », répond Cecilia Calheiros, sociologue spécialiste de la santé et des religions qui a consacré sa thèse de doctorat à ce sujet. « Le transhumanisme aspire à la fin de l’humain tel qu’il existe et l’avènement d’un nouveau, résume-t-elle, qui sera soit immortel, soit amortel, selon que vous soyez un transhumaniste nord-américain ou français. » Par amortel, comprenez un être humain dont la durée de vie en bonne santé est considérablement prolongée, sans pour autant être éternelle. En somme, le projet transhumaniste revient à proposer une société où « la condition humaine s’émancipe de ses limites biologiques ».
L’illusion de l’éternel
À en croire les personnes qui se réclament de ce courant, l’immortalité n’est pour l’instant qu’un « point à l’horizon ». Pour l’atteindre, certains transhumanistes plaident pour une approche biologique du contre-vieillissement (ou « longévisme ») avec pour objectif de stopper voire d’inverser le processus de sénescence. D’autres croient que la « vraie liberté consiste à se détacher de son enveloppe corporelle », affirme la chercheuse. Dans ce cas, l’essence de l’existence est située dans le cerveau, dont il faudrait préserver les souvenirs et le fonctionnement « pour le rendre impérissable » en le cryogénisant comme ce que propose Alcor Life Extension Foundation aux États-Unis, ou par des procédés de téléchargement de l’esprit. À défaut de tendre vers le domaine du possible, ces méthodes présentent l’avantage d’alimenter l’imaginaire de nombreux artistes et auteurs de science-fiction.
Illusoire donc ? « Sans aucun doute » lâche Stéphane Charpier. Selon lui, « le projet transhumaniste est une fable métaphysique. On peut augmenter ses capacités d’existence, corriger des défauts, suppléer certaines faiblesses, mais augmenter l’humain en tant qu’entité ou cryogéniser son cerveau, relève tout simplement de la chimère. » Le neuroscientifique reconnaît la capacité des humains à produire des réseaux de neurones artificiels, à « bricoler des cerveaux », mais il considère inimaginable qu’une machine puisse produire, ni même répliquer les processus neuronaux qui sous-tendent la subjectivité.
Les moyens justifient la fin
Finalement, le caractère novateur du transhumanisme ne réside pas dans la quête de la vie éternelle. « Ce qui est inédit, c’est d’affirmer que cette immortalité est plausible, grâce à un discours basé sur les avancées techno-scientifiques. Les objectifs transhumanistes parviennent ainsi à convaincre des acteurs présents dans des sphères clés de nos sociétés : industrie, recherche, santé, etc. », pointe Cecilia Calheiros. Par conséquent, le transhumanisme est, selon elle, « l’expression la plus exacerbée qui soit de la société néolibérale, qui intime à chacun d’être la meilleure version de soi-même et d’améliorer sans cesse ses compétences. » La sociologue considère ce mouvement « avant tout comme une idéologie, qui renforce un pouvoir déjà présent. »
Dans le contexte transhumaniste, l’adage qui veut que la fin justifie les moyens ne tient donc plus, puisque cette fin (la mort) est appelée à disparaître. Le mythe transhumaniste repose alors sur un mouvement inverse où les moyens (les technosciences) justifieraient une nouvelle fin (l’immortalité/l’amortalité). L’ambition est « une maîtrise infinie du monde » et des conditions biologiques de l’existence, qui ramène les transhumanistes au mythe de Frankenstein, selon Stéphane Charpier. Pour lui, « avec ce roman, Mary Shelley écrit le premier texte transhumaniste. Elle imagine un corps fait de fragments de cadavres qui vit et accomplit le rêve des transhumanistes : priver l’être humain de la mort. »
Les quêtes de l’immortalité et de la longévité jalonnent l’Histoire de l’humanité depuis ses prémices. Elles se concrétisent au travers d’innombrables mythes relatant des mortels ayant osé aspirer à l’immortalité des dieux et condamnés en retour à des supplices (Prométhée, Icare, etc.) L’essor du transhumanisme est une réactualisation moderne de cette ambition. Inachevable, ce mouvement se heurte au mur de l’objectivité et de la démarche scientifique. « Peut-on être conscient sans avoir de corps ? Est-ce qu’une machine peut réellement produire de la subjectivité ? » questionne rhétoriquement Stéphane Charpier, en guise de conclusion.
Tant qu’aucun transhumaniste ne peut apporter de démonstration objective ou la preuve que c’est possible, la mort demeurera l’horizon partagé de chacun d’entre nous.