Les virus se mêlent-ils à notre génome ?
- Le transfert génétique horizontal représente le phénomène par lequel du matériel génétique se transmet d’un organisme extérieur à un autre, sans que ce dernier en soit un descendant.
- Ces transferts entraînent une forte similitude de séquence entre deux espèces qui sont trop distantes, dans l’arbre de la vie, pour que la similarité puisse s’expliquer par l’héritage d’un ancêtre commun.
- En étudiant les génomes de 200 espèces d’insectes et 300 génomes de vertébrés, les chercheurs ont révélé plus de 2 000 transferts horizontaux d’éléments transposables entre insectes et plus de 900 entre vertébrés.
- Les virus sont de petits organismes connus pour transporter du matériel génétique. Ils pourraient donc être les potentiels vecteurs des transferts horizontaux.
- Si leur hypothèse est confirmée, ils auront mis au jour un mécanisme important de l’évolution des espèces.
Des travaux très étonnants suggèrent que les virus pourraient avoir joué un rôle majeur dans l’évolution. Pas seulement en obligeant leur hôte à se transformer pour s’en prémunir, mais en agissant directement sur la séquence des génomes. Une histoire de génétique horizontale.
Dans le monde vivant, le partage de matériel génétique ne se fait pas toujours de parents à enfants… Les généticiens appellent ainsi « transferts horizontaux » tout autre mécanisme de transmission d’ADN que la reproduction1. C’est un phénomène bien connu chez les bactéries ou les archées — les micro-organismes procaryotes2. Il explique notamment l’acquisition de résistance aux antibiotiques qui pose tant de problèmes en santé publique. Les bactéries s’échangent des gènes, via de petits morceaux d’ADN circulaires appelés plasmides, ce qui leur permet de s’adapter rapidement à de nouvelles conditions environnementales, comme la présence d’une molécule antibiotique. Mais les organismes pluricellulaires, même très complexes comme les vertébrés, peuvent-ils aussi s’échanger des gènes par transfert horizontal ? C’est la question que j’explore…
Chez les eucaryotes3, des études comparant le génome de différentes espèces ont montré que le phénomène était rare, mais pas impossible. Les transferts horizontaux sont faciles à retrouver, car ils entraînent une forte similitude de séquence entre deux espèces qui sont très éloignées dans l’arbre de la vie. Celles-ci sont trop distantes, en termes d’évolution, pour que la similarité de séquence puisse s’expliquer par l’héritage d’un ancêtre commun au travers des générations.
Un grand nombre de cas décrits concernent des insectes, il s’agit souvent de matériel génétique provenant de bactéries. Par exemple, des coléoptères possèdent un gène issu de bactéries qui les aide à digérer la paroi peptidique des plantes. D’autres séquences facilitent la dégradation de composés toxiques émis par les plantes pour se protéger. L’aleurode du tabac, une petite mouche blanche capable de ravager les cultures, a ainsi acquis par transfert horizontal une enzyme qui lui permet de se protéger des phénols toxiques émis par les plantes, comme l’ont récemment démontré des collègues chinois et suisses4. Cette fois, ce n’est pas une bactérie qui aurait livré sa solution génétique, mais une plante… Il s’agirait d’un transfert entre deux organismes eucaryotes, ce qui soulève la question du mécanisme sous-jacent.
Un phénomène rarissime remarquable
Intrigant aussi, le phénomène a été documenté entre deux vertébrés. Le hareng de l’Atlantique et deux espèces d’éperlans partagent ainsi une protéine antigel acquise par transfert horizontal5. Un exemple unique entre vertébrés dans la littérature. Mais si l’on ne considère pas seulement les gènes, mais toutes les séquences du génome, le phénomène ne semble pas si rare.
Pour opérer un transfert horizontal de matériel génétique entre deux espèces de vertébrés, en théorie, il faut réunir plusieurs conditions : une séquence mobile dans l’espèce donneuse, un vecteur pour la transporter et la possibilité de s’insérer durablement dans le génome de l’espèce receveuse, c’est-à-dire dans sa lignée germinale afin qu’elle soit transmise aux descendants de l’individu receveur.
Considérons les deux premiers points, les problèmes de séquences donneuses et de vecteur. Au côté des gènes, il existe dans les génomes des séquences mobiles ou ayant été mobiles. Elles composent d’ailleurs une très grande partie des séquences des génomes vertébrés, plus de 50 % du génome humain dérive de telles séquences, ce sont les éléments transposables. Il s’agit d’ADN non codant, capable de se mouvoir et de se multiplier dans le génome. La plupart sont désormais inactifs, c’est-à-dire incapables de se déplacer, mais leurs propriétés en font des candidats de choix pour participer aux transferts horizontaux.
En étudiant les génomes de 200 espèces d’insectes et 300 génomes de vertébrés, nous avons ainsi révélé plus de 2 000 transferts horizontaux d’éléments transposables entre insectes et plus de 900 entre vertébrés67. Pour ces derniers, la plupart des transferts horizontaux concernent des poissons, ce qui suggère que certains aspects de leur mode de vie, comme la niche aquatique ou la fertilisation extérieure des œufs, pourraient être plus favorables au phénomène.
Sur la piste virale
Par ailleurs, de petits organismes sont connus pour transporter du matériel génétique. Ce sont les virus. Nous avons donc imaginé qu’ils pourraient être les potentiels vecteurs des transferts horizontaux. L’analyse de 11 virus différents infectant des cellules en culture ou des animaux de laboratoire montre que certains sont capables de récupérer des éléments transposables de leur hôte8. Tous n’en étaient pas capables. Les virus spécialistes des infections chez les humains et les rongeurs n’ont présenté aucune séquence d’éléments transposables appartenant au génome humain ou de rats. En revanche, ceux des mouches et des papillons captent ces séquences : entre 0,1 et 26 % des particules virales analysées (en moyenne 5 %) présentaient des éléments transposables de leur hôte.
Mais la démonstration n’est pas complète. Pour finaliser le transfert horizontal, encore faut-il que ces virus puissent donner l’élément transposable acquis chez l’hôte à un autre hôte receveur. Nous sommes en train d’évaluer cette question chez une espèce de papillon. Nous espérons ainsi pouvoir observer comment les éléments transposables évoluent en sautant d’une espèce à l’autre.
Si notre hypothèse est confirmée, nous aurons mis au jour un mécanisme important de l’évolution des espèces. En permettant la transmission de matériel génétique en dehors de la reproduction, les virus ne seraient pas seulement des acteurs néfastes du vivant. Ils auraient participé à la diversité des génomes. C’est ainsi tout un volet de l’évolution génétique que nous explorons.