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Les inégalités face au cancer : pourquoi certains sont plus vulnérables ?

Gwenn Menvielle
Gwenn Menvielle
directrice de recherche sur l'après-cancer à l'Inserm
Aurore Loretti
Aurore Loretti
maîtresse de conférences au centre d'éthique médicale du laboratoire ETHICS à l'Université catholique de Lille
En bref
  • Les cancers touchent plus fréquemment les classes sociales modestes, en particulier les plus meurtriers, tels que les cancers des poumons et des voies aérodigestives supérieures.
  • Cette disparité s’explique notamment par une plus grande exposition des populations défavorisées, avant la maladie, à des facteurs de risque comme la consommation de tabac ou l’exposition à des substances cancérogènes.
  • En France, les inégalités face à la santé tendent à s’aggraver pendant la maladie, en raison notamment de retards de diagnostic plus fréquents et d’une moindre participation aux campagnes de dépistage dans les milieux modestes.
  • Des études révèlent que ces inégalités sont plus marquées chez les hommes, particulièrement lorsqu’ils sont isolés, que chez les femmes, bien que les inégalités de mortalité chez les femmes soient en augmentation.
  • Les inégalités persistent également après la maladie : par exemple, le cancer du poumon, socialement marqué, entraîne des discriminations sociales accrues et un retour au travail plus incertain.

Partout dans le monde, plus on est pau­vre, moins on est en bonne san­té, et la France ne fait pas excep­tion. Les can­cers, pre­mière cause de mor­tal­ité du pays, par­ticipent large­ment aux iné­gal­ités sociales de san­té nationales : ils y con­tribueraient à hau­teur de 40 % chez les hommes et de 30 % chez les femmes1. Com­ment le statut social pèse-t-il sur les can­cers ? Dif­férentes études mon­trent qu’il aug­mente le risque de dévelop­per ces patholo­gies, rend plus dif­fi­cile le par­cours de soin et con­tribue à une dégra­da­tion de la qual­ité de vie après le traitement.

L’avant-maladie : des facteurs de risque socialement marqués

Certes, les can­cers du sein ont ten­dance à touch­er légère­ment plus sou­vent des per­son­nes favorisées. Mais pour la majorité des autres local­i­sa­tions, les inci­dences sont net­te­ment plus élevées au sein des class­es sociales mod­estes. Les familles de can­cers les plus meur­trières (poumon et voies aérodi­ges­tives supérieures ou VADS), notam­ment, appa­rais­sent par­ti­c­ulière­ment liées à la détresse sociale.

Com­ment l’expliquer ? La réponse réside essen­tielle­ment dans le déter­min­isme social des prin­ci­paux fac­teurs de risque. Ain­si, alors que la con­som­ma­tion de tabac est unanime­ment recon­nue comme le fac­teur de risque majeur en matière de can­cer du poumon et l’un des deux prin­ci­paux, aux côtés de l’alcool, pour les can­cers VADS, les per­son­nes les moins qual­i­fiées sont 2,3 fois plus nom­breuses que les per­son­nes les plus qual­i­fiées à fumer quo­ti­di­en­nement (la ten­dance est toute­fois inver­sée pour l’alcool : sa con­som­ma­tion est 1,3 fois plus impor­tante au sein des class­es les plus favorisées2).

Mais con­traire­ment à cer­taines idées reçues, cette con­som­ma­tion à risque n’est pas tou­jours le résul­tat d’un choix indi­vidu­el totale­ment libre. Dans son ouvrage La cig­a­rette du pau­vre, Patrick Peretti-Watel met ain­si en évi­dence une fonc­tion social­isatrice pré­coce de la cig­a­rette dans les milieux défa­vorisés et explique que « la pré­car­ité induit un stress qui incite à fumer (…). La pré­car­ité rac­cour­cis­sant aus­si l’horizon tem­porel, cela con­tribue à rel­a­tivis­er les effets délétères du tabag­isme sur le long terme ». L’arrêt du tabac, acte majeur de préven­tion, est ain­si net­te­ment plus dif­fi­cile pour les per­son­nes en sit­u­a­tion de précarité.

Par ailleurs, si l’intoxication tabag­ique est à juste titre pointée du doigt pour expli­quer les iné­gal­ités, d’autres fac­teurs de risque très sociale­ment mar­qués, comme l’exposition pro­fes­sion­nelle à des pro­duits can­cérogènes, ne doivent pas être oubliés. « La lit­téra­ture sci­en­tifique mon­tre qu’on a beau­coup moins étudié l’impact de ces fac­teurs, alors que leur poids sem­ble impor­tant. Les soignants eux-mêmes y sont moins bien sen­si­bil­isés » explique Aurore Loretti.

Mal­gré des pro­grès réal­isés au cours des dernières décen­nies, ces expo­si­tions demeurent en effet fréquentes en France. La dernière enquête Sur­veil­lance médi­cale des expo­si­tions des salariés aux risques pro­fes­sion­nels de 2017 indi­quait en effet que 11 % des salariés avaient été exposés à au moins un pro­duit can­cérogène au cours de la dernière semaine tra­vail­lée3. La moitié de ces per­son­nes était des ouvriers.

Pendant la maladie : une sédimentation des inégalités

Les iné­gal­ités se ren­for­cent ensuite tout au long du par­cours de soin. « Quelle que soit la local­i­sa­tion can­céreuse, les taux de survie sont d’autant moins bons que l’on est situé plus bas dans la hiérar­chie sociale » con­firme Gwenn Menvielle.

La France dis­pose pour­tant d’atouts. Son sys­tème de san­té s’avère plus effi­cace que la moyenne de ses voisins européens : alors que les inci­dences de can­cer de la pop­u­la­tion générale y sont plus nom­breuses (asso­ciées à une plus grande con­som­ma­tion moyenne de tabac et d’alcool, et à une vac­ci­na­tion plus faible con­tre le papil­lo­mavirus), les taux de survie y sont meilleurs. Les dépens­es par habi­tant en soins oncologiques fig­urent par­mi les plus élevées d’Europe et la part de reste à charge des patients pour la san­té est la plus faible de tous les pays de l’Union européenne4.

On pour­rait imag­in­er que la bar­rière finan­cière au moins par­tielle­ment lev­ée, l’influence de la sit­u­a­tion matérielle des patients y soit moins mar­quée que chez ses voisins. Ce n’est pas le cas. Car un autre obsta­cle s’élève sur la route des per­son­nes les plus défa­vorisées : le recours à la con­sul­ta­tion en cas de symp­tômes ou au dépistage. De nets retards au diag­nos­tic sont ain­si observés dans les milieux les moins favorisés, et les taux de par­tic­i­pa­tion aux cam­pagnes nationales de dépistage (can­cer du sein, du col de l’utérus et du colon) sont bien moins élevés au sein des pop­u­la­tions les plus modestes.

« Vivre dans des con­di­tions pré­caires peut con­duire à plac­er la préven­tion au sec­ond plan, à min­imiser ses symp­tômes et à repouss­er la con­sul­ta­tion en ayant recours à l’auto-médicamentation. Mais la poli­tique de préven­tion joue aus­si un rôle impor­tant. Si le can­cer du sein est très médi­atisé, on entend par exem­ple beau­coup moins par­ler du can­cer du côlon, pour lequel il existe pour­tant un dépistage nation­al, ou des can­cers VADS. Pour ces derniers, des cam­pagnes pour­raient pour­tant être menées, en expli­quant par exem­ple qu’il faut con­sul­ter un médecin lorsqu’on a une lésion en bouche qui n’a pas cica­trisé au bout de trois semaines » explique Aurore Loret­ti. Et de fait, selon les chiffres OCDE 2023, le bud­get dépen­sé par la France pour la préven­tion est bien inférieur à la moyenne européenne5.

Vivre dans des con­di­tions pré­caires peut con­duire à plac­er la préven­tion au sec­ond plan

Post-diag­nos­tic, d’autres dif­fi­cultés vien­nent com­pli­quer la pour­suite des soins. En 2020, la France affichait un taux de médecins par habi­tant net­te­ment inférieur à la moyenne de l’UE (3,2 pour 1 000 habi­tants con­tre 4 en Europe). Si cette pénurie affecte l’ensemble de la pop­u­la­tion, elle sem­ble avoir des effets plus néfastes sur les per­son­nes défa­vorisées, avec notam­ment des délais d’accès aux soins plus longs, comme le sug­gère l’enquête VICAN2 de 2014. On peut toute­fois not­er qu’entre 2017 et 2022, le nom­bre d’oncologues a aug­men­té de 30 % et le nom­bre de radio­thérapeutes de 8 %6.

Les con­di­tions matérielles d’existence pèsent égale­ment sur les déci­sions des malades comme sur les propo­si­tions de soin qui leur sont faites. « Cer­tains patients repoussent des traite­ments car ils ne peu­vent pas se per­me­t­tre d’arrêter leur tra­vail, d’autres repor­tent des soins le temps d’organiser la garde des per­son­nes à charge, ren­due plus dif­fi­cile par la pré­car­ité des ressources finan­cières. D’un autre côté, les médecins renon­cent par­fois à pro­pos­er des chirur­gies lour­des à cer­tains patients isolés ou très pré­caires, car ils red­outent un retour à la mai­son trop dif­fi­cile » ajoute Aurore Loretti.

Les études mon­trent par ailleurs que tout au long du par­cours de soin, les iné­gal­ités sont plus mar­quées chez les hommes que chez les femmes, surtout lorsqu’ils sont isolés. « Le fait d’être une femme, ou d’avoir des femmes dans son entourage immé­di­at, com­pense en par­tie le statut social. Les femmes sont plus famil­ières avec l’idée de soin parce qu’elles sont sou­vent en charge de la san­té de la famille, et ont béné­fi­cié d’un suivi réguli­er en cas de grossesse » com­mente Aurore Loret­ti. Des don­nées récentes7 mon­trent toute­fois que si les (impor­tantes) iné­gal­ités de mor­tal­ité con­statées chez les hommes ten­dent à se réduire, elles aug­mentent au con­traire chez les femmes. « Ici encore, la cause pre­mière est la con­som­ma­tion de tabac, qui a con­nu une nette aug­men­ta­tion chez les femmes, en par­ti­c­uli­er issues des milieux défa­vorisés, depuis les années 1970 » ajoute Gwenn Menvielle. 

Après la maladie, un impact sur la qualité de vie

Peu d’études por­tent sur l’après-traitement, mais celles qui le font mon­trent que les iné­gal­ités sociales con­tin­u­ent à jouer un rôle impor­tant une fois le traite­ment achevé. Le can­cer du poumon, sociale­ment mar­qué, entraîne par exem­ple de plus grandes dis­crim­i­na­tions sociales et un retour au tra­vail plus incer­tain8. Dans une étude récente9, Gwenn Men­vielle et ses col­lègues se sont de leur côté intéressés à l’après-cancer du sein. L’équipe a suivi pen­dant 2 ans près de 6 000 patientes et éval­ué leur qual­ité de vie à par­tir d’un score ten­ant compte de plusieurs critères (fatigue, état général et état psy­chique, san­té sex­uelle, effets secondaires). 

Au diag­nos­tic, les dif­férences de qual­ité de vie entre les deux extrêmes socio-économiques, éval­uées à 6,7 étaient déjà sig­ni­fica­tives. Elles ont net­te­ment aug­men­té pen­dant la mal­adie (score de 11), et se main­ti­en­nent à un niveau plus élevé qu’au diag­nos­tic une fois les soins achevés (score de 10). Pour Gwenn Men­vielle, « les raisons de ces dif­férences ne sont pas à chercher du côté du traite­ment, sim­i­laire pour toutes les femmes. Elles vien­nent prob­a­ble­ment des élé­ments de sou­tien autour de la prise en charge médi­cale : l’environnement famil­ial sus­cep­ti­ble d’apporter une aide au quo­ti­di­en, et la capac­ité matérielle et finan­cière à suiv­re des soins pro­longeant le curatif pur, comme les séances de psy­chothérapie ou de kinésithérapie par exem­ple ». La chercheuse tra­vaille ain­si aujourd’hui à analyser plus fine­ment l’impact de ces facteurs.

Anne Orliac
1Cyrille Delpierre, Sébastien Lamy, Pas­cale Grosclaude, Iné­gal­ités sociales face aux can­cers : du rôle du sys­tème de soins à l’incorporation biologique de son envi­ron­nement social ADSP n°94, mars 2016 https://​www​.hcsp​.fr/​e​x​p​l​o​r​e​.​c​g​i​/​A​d​s​p​?​c​l​e​f=151
2https://​www​.insee​.fr/​f​r​/​s​t​a​t​i​s​t​i​q​u​e​s​/​7​6​6​6​9​0​7​?​s​o​m​m​a​i​r​e​=​7​6​66953
3DARES Focus n°34, Les expo­si­tions des salariés aux pro­duits chim­iques can­cérogènes, juin 2023  citant l’enquête Sumer 2016–2017 https://​dares​.tra​vail​-emploi​.gouv​.fr/​p​u​b​l​i​c​a​t​i​o​n​/​l​e​s​-​e​x​p​o​s​i​t​i​o​n​s​-​d​e​s​-​s​a​l​a​r​i​e​s​-​a​u​x​-​p​r​o​d​u​i​t​s​-​c​h​i​m​i​q​u​e​s​-​c​a​n​c​e​r​o​genes
4OCDE, Pro­fils sur le can­cer par pays : France 2023, Édi­tions OCDE, Paris, https://​doi​.org/​1​0​.​1​7​8​7​/​1​d​d​7​d​d​7f-fr.
5OCDE, Pro­fils sur le can­cer par pays : France 2023, Édi­tions OCDE, Paris, https://​doi​.org/​1​0​.​1​7​8​7​/​1​d​d​7​d​d​7f-fr.
6id.
7https://​www​.ine​galites​.fr/​i​n​e​g​a​l​i​t​e​s​-​e​s​p​e​r​a​n​c​e​s​-​d​e​-​v​i​e​-​s​e​l​o​n​-​c​a​t​e​g​o​r​i​e​-​s​o​c​i​a​l​e​-​e​t​-sexe
8C. Chouaïd & al. Déter­mi­nants soci­aux et can­cer du poumon Social deter­mi­nants and lung can­cer, https://​www​.sci​encedi​rect​.com/​s​c​i​e​n​c​e​/​a​r​t​i​c​l​e​/​a​b​s​/​p​i​i​/​S​1​8​7​7​1​2​0​3​1​7​3​00654, Revue des mal­adies res­pi­ra­toires actu­al­ités, vol. 9 issue 2, sep­tem­bre 2017, p. 332–337
9José Luis San­doval, Gwenn Men­vielle & al. Mag­ni­tude and Tem­po­ral Vari­a­tions of Socioe­co­nom­ic Inequal­i­ties in the Qual­i­ty of Life After Ear­ly Breast Can­cer: Results From the Mul­ti­cen­tric French CANTO Cohort, Jour­nal of Clin­i­cal Oncol­o­gy vol. 42, n°24, juin 2024 https://​doi​.org/​1​0​.​1​2​0​0​/​J​C​O​.​2​3.020

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