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Vigilantly monitoring his patient’s vitals
π Santé et biotech

« Les hôpitaux ne doivent pas perdre l’agilité gagnée pendant la crise ! »

Etienne Minvielle
Etienne Minvielle
directeur du Centre de recherche en gestion de l'École polytechnique (IP Paris)

La pandémie met notre sys­tème de san­té et la ges­tion des hôpi­taux sur le devant de la scène. En ges­tion de crise, les per­son­nels de san­té ont adop­té de nou­veaux com­porte­ments man­agéri­aux par­ti­c­ulière­ment effi­caces. Vont-ils les con­serv­er après la crise ? Élé­ments de réponse avec Eti­enne Min­vielle, qui a pub­lié avec Hervé Dumez en juil­let 2020 l’é­tude Le sys­tème hos­pi­tal­ier français face à la crise Covid-19, basée sur 55 entre­tiens réal­isés avec des pro­fes­sion­nels de santé.

Pour­riez-vous définir votre domaine d’expertise en quelques mots ?

La recherche en man­age­ment de la san­té est une dis­ci­pline des sci­ences sociales, présen­tant égale­ment des liens avec la recherche en san­té publique. Son niveau de matu­rité est faible en France, mal­gré l’importance des sujets (per­for­mance organ­i­sa­tion­nelle, coor­di­na­tion des pro­fes­sion­nels de san­té, organ­i­sa­tion des par­cours), sans doute parce que les pro­fes­sion­nels de san­té sont peu for­més au management. 

Pourquoi avez-vous choisi de vous spé­cialis­er dans ce domaine ?

J’ai fait des études de médecine et je me suis pas­sion­né pour la ges­tion, en me for­mant à l’Essec, puis ensuite en réal­isant une thèse de sci­ences de ges­tion à l’École poly­tech­nique. La France a l’une des meilleures médecines du monde sur le plan clin­ique et sur celui de la recherche, mais a des défauts de man­age­ment qui, s’ils étaient réso­lus, per­me­t­traient des amélio­ra­tions sig­ni­fica­tives en ter­mes de qual­ité, de lutte con­tre le gaspillage et de réduc­tion des iné­gal­ités. C’est un thème où nous ne sommes pas majori­taires dans le monde de la san­té. J’essaie ain­si de dévelop­per une approche de la ges­tion de la sin­gu­lar­ité à grande échelle, c’est à dire un mod­èle de ges­tion qui répond aux besoins de cha­cun et en fait une démarche applic­a­ble à un grand nombre. 

Quelles leçons peut-on tir­er de la pandémie ?

Notre sys­tème de san­té est de plus en plus soumis à des crises de natures dif­férentes : ter­ror­isme, cat­a­stro­phes naturelles, et dans le cas présent, pandémie. Nous sommes amenés à maîtris­er de nou­velles com­pé­tences pour y faire face. Ces com­pé­tences doivent per­me­t­tre la mise en place de nou­velles formes de man­age­ment nous ren­dant plus agile, quelle que soit la crise à affronter.

Les ser­vices hos­pi­tal­iers ont-ils fait preuve d’agilité lors de la pre­mière vague ?

Oui. Dans notre étude, nous le résumons en six points : 

  1. On a observé beau­coup de créa­tiv­ité organ­i­sa­tion­nelle, avec par exem­ple le développe­ment mas­sif de la télémédecine. Cela va de pair avec la trans­gres­sion de cer­taines règles, par exem­ple l’échange d’informations médi­cales sur des groupes What­sApp, con­traire au respect de la confidentialité. 
  2. L’anticipation avec une mise à jour en qua­si temps réel de l’appréciation des sit­u­a­tions, et donc des déci­sions. On y voit là le rôle essen­tiel de l’en­quête de ter­rain, comme aller voir ce qui se passe à Mul­house pour pren­dre une déci­sion à Paris. 
  3. Un man­age­ment de sou­tien basé sur de l’écoute, beau­coup de com­mu­ni­ca­tion et la prise en compte de toutes les paroles en aplatis­sant les rap­ports hiérar­chiques. De même, la répar­ti­tion équitable des dons, la présence physique des chefs, ou la trans­parence de l’in­for­ma­tion ont compté.
  4. L’adaptation par un tra­vail en équipe autonome et sol­idaire. Par exem­ple l’expérimentation et l’évaluation rapi­de de nou­veaux pro­to­coles d’orientation des patients inven­tés localement. 
  5. Des coopéra­tions nou­velles entre étab­lisse­ments du pub­lic et du privé, ou entre start-ups et hôpitaux. 
  6. L’accompagnement par l’Etat avec la dépro­gram­ma­tion, le retrait des con­traintes finan­cières et le sou­tien d’initiatives locales.

Com­ment encour­ager la créa­tiv­ité dans un envi­ron­nement qui est par nature très règlementé ?

L’humilité et le doute doivent pré­val­oir. La créa­tiv­ité ne peut fonc­tion­ner que si vous acceptez de laiss­er tomber des hypothès­es. Il faut recon­naître quand on s’est trompé. 

Com­ment se car­ac­térise la ges­tion de la deux­ième vague ?

Elle est plus lente, plus dif­fuse aus­si. Du fait de son appari­tion après une courte péri­ode d’accalmie, elle met à l’épreuve des équipes qui sont sou­vent fatiguées. Las­si­tude est le mot qui revient le plus sou­vent. L’agilité précé­dente est tou­jours néces­saire, mais avec un accent par­ti­c­uli­er sur le man­age­ment de sou­tien. La sol­i­dar­ité ini­tiale s’essoufflant, il est impor­tant de soutenir au quo­ti­di­en les équipes et les anx­iétés exprimées par chaque professionnel. 

Entre deux crises, assiste-t-on à un retour au man­age­ment antérieur ou con­serve-t-on les méth­odes acquis­es lors des crises ?

En régime nor­mal, la per­for­mance repose sur la spé­cial­i­sa­tion, la hiérar­chie et l’évaluation, des dimen­sions con­tra­dic­toires avec l’agilité, faite de cir­cuits courts et de réac­tions rapi­des. Mais à y regarder de plus près, il y a dans les deux cas un besoin de man­age­ment de prox­im­ité. Il est utile pour être agile, mais aus­si pour pal­li­er la perte d’attractivité des métiers du soin. A l’hôpital, l’ambiance est détéri­orée et minée par des jeux poli­tiques. C’est un cadre de tra­vail dif­fi­cile. Par ailleurs, la crise qui per­dure, espacée de temps d’accalmie, rend ce besoin encore plus aigu. La fron­tière entre régime nor­mal et régime de crise devient de plus en plus poreuse. On pour­rait dire que l’enjeu de ce man­age­ment est de faire face à une « crise normale ».

C’est toute une cul­ture qui doit évoluer ?

Je n’aime pas le mot cul­ture. Le mode opéra­toire pour chang­er une cul­ture est dif­fi­cile à cern­er. Ce qui me paraît impor­tant, c’est la for­ma­tion. Un chef de ser­vice, par exem­ple, est sou­vent nom­mé sur sa qual­ité de chercheur, ce qui n’en fait pas for­cé­ment un bon man­ag­er, capa­ble de fédér­er, de pro­mou­voir la créa­tiv­ité et le doute, etc. La clef, c’est la for­ma­tion au man­age­ment de terrain. 

Peut-on par­ler de “Monde d’après” en san­té publique ?

Oui, car on a pris con­science que les men­aces de grande ampleur exis­tent. Ce qui aurait été impos­si­ble sans la pandémie. Regardez le début d’année : les sig­naux étaient là en Chine, en Ital­ie… mais l’attitude men­tale était sou­vent celle du déni.

Va-t-on vers d’autres crises de même ampleur ?

Prob­a­ble­ment. Dif­férentes men­aces, attaques bac­téri­ologique, épidémies, cyber-attaques, cli­mat, ter­ror­isme, peu­vent sur­venir. Face à ce monde incer­tain, il faut de toute manière se pré­par­er. A Mul­house, pen­dant la pre­mière vague, on a con­stru­it un hôpi­tal mil­i­taire en urgence. Cela s’est fait dans le cadre d’une expéri­men­ta­tion de sit­u­a­tion de crise liée à une attaque chim­ique. Les per­son­nels por­taient des com­bi­naisons NBC très incon­fort­a­bles. Il faut com­pren­dre que chaque crise est inédite. A chaque fois, c’est une sur­prise stratégique, mais on apprend. On a noté pen­dant la crise Covid que les gens qui avaient con­nu l’ex­plo­sion de l’usine AZF à Toulouse en 2001 con­ser­vaient des réflex­es cog­ni­tifs et des capac­ités d’adaptation forts.

Quelle a été leur attitude ?

Elles ont été résilientes. C’est une manière de résis­ter tout en restant con­struc­tif qui est une qual­ité fon­da­men­tale. Lors des crises bru­tales et ramassées, on observe des phénomènes de sol­i­dar­ité majeurs. Quand ça devient chronique, la sol­i­dar­ité s’érode. La sol­i­dar­ité organique (on est tous dans le même bateau) laisse place à une sol­i­dar­ité mécanique (on est sol­idaire mais il y a de la négo­ci­a­tion dans les rap­ports). S’il n’y a pas de méth­ode de man­age­ment qui se sub­stitue à cela, on perd en efficacité.

Propos recueillis par Clément Boulle

Auteurs

Etienne Minvielle

Etienne Minvielle

directeur du Centre de recherche en gestion de l'École polytechnique (IP Paris)

Ancien interne des hôpitaux de Paris, dîplomé de l’ESSEC et titulaire d'un doctorat de l'Ecole polytechnique, Etienne Minvielle occupe par ailleurs des fonctions de directeur de la qualité, de la gestion des risques et de la relation au patient à l'institut Gustave Roussy. Il est directeur du Centre de Recherche en Gestion de l'École polytechnique (i3-CRG*).

*I³-CRG : une unité mixte de recherche CNRS, École polytechnique - Institut Polytechnique de Paris, Télécom Paris, Mines ParisTech

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