Les « ciseaux moléculaires » CRISPR : révolution ou évolution ?
En 2020, le prix Nobel de chimie a été attribué à Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna pour une technique mise au point seulement 8 années auparavant. Connue sous le nom de CRISPR/Cas9 – ou « ciseaux moléculaires » –, cette méthode a été introduite pour la première fois dans un article publié en 2012 dans la prestigieuse revue Science. Depuis, la technique a été présentée comme une révolution dans le monde de la biologie moléculaire… et au-delà.
La Dre. Erika Brunet, chercheuse INSERM à l’Institut Imagine dans le domaine de la biologie cellulaire et moléculaire, utilise régulièrement cette technique dans son laboratoire. Pour elle, et même si l’on a présenté le CRISPR/Cas9 comme une véritable révolution, il ne faut pas oublier que cette découverte n’aurait pas pu être faite si d’autres chercheurs n’avaient pas ouvert la voie.
Comment le CRISPR-Cas9 a‑t-il transformé la recherche en biologie ?
Erika Brunet. Le CRISPR-Cas9 est une technique très efficace pour couper l’ADN à un endroit précis. Cela permet de remplacer la séquence coupée par une autre : c’est l’un des fondamentaux de « l’édition des gènes ». Bien que ce ne soit pas la première méthode d’altération de l’ADN qui existe, c’est une méthode très efficace, « facile à utiliser » et flexible. Elle ouvre la porte à de nombreuses applications, notamment aux thérapies géniques, qui pourraient nous permettre de remplacer des gènes défectueux chez les patients pour guérir certaines maladies.
Il existe également de nombreuses applications dans le domaine de la recherche. Dans mon domaine, la cancérologie, nous utilisons le CRISPR/Cas9 pour rechercher de nouvelles cibles thérapeutiques. Nous découpons des gènes dans certaines cellules pour retracer les étapes de la croissance des tumeurs. L’outil est très maniable : il suffit de commander la séquence d’ARN souhaitée à une entreprise externe ou de la synthétiser soi-même, ce qui est étonnamment facile à faire pour un biologiste !
Cependant, il est pour moi important de souligner que le CRISPR/Cas9 n’aurait pas pu voir le jour si de nombreuses années de recherche ne l’avaient pas précédé. Oui, le CRIPSR-Cas9, qui a remporté le prix Nobel, constitue la « nouvelle génération » des ciseaux moléculaires. Mais il s’agit d’une technique qui est davantage une évolution de la technologie moléculaire qu’une idée totalement nouvelle. On ne le dit pas assez.
Cela dit, le CRISPR reste une technique fantastique car elle fonctionne « en un claquement de doigt » : la conception de chaque CRISPR/Cas9 pour une cible ADN ne prend que quelques jours. Auparavant, lorsque nous voulions couper l’ADN à un endroit précis, nous réussissions dans environ une cellule sur un million. Avec le CRISPR, nous réussissons souvent dans une cellule sur 100 – le saut est donc énorme.
Avec vos recherches, vous tentez de mieux comprendre les tumeurs. En quoi le CRISPR-Cas9 vous aide-t-il ?
Auparavant, lorsque nous voulions couper l’ADN à un endroit précis, nous réussissions dans environ une cellule sur un million.
Dans mon laboratoire, nous étudions les cellules tumorales, plus précisément le processus par lequel une cellule normale devient cancéreuse. De nombreux cancers, tels que la leucémie et les lymphomes, se développent à la suite d’une altération génétique accidentelle – un processus appelé la « translocation génomique ». Ce phénomène se produit lorsque deux chromosomes d’une cellule se cassent et échangent un long morceau de leur ADN. La plupart du temps, lorsque cela se produit, il ne se passe rien, parce que cet échange ne modifie pas de séquence importante. Mais dans certains cas, un nouveau gène, appelé « oncogène », se forme. Ce gène oblige alors les cellules à se « transformer » et à se développer de manière chaotique, ce qui finit par entraîner la formation d’une tumeur.
Nous pouvons utiliser le CRISPR/Cas9 pour étudier ce processus, en partant du moment où la « translocation génomique » survient dans la cellule normale. Pour ce faire, il suffit de couper l’ADN d’une cellule d’origine de la maladie (une cellule sanguine, par exemple) pour recréer le nouveau gène « oncogène », en transformant ainsi la cellule saine en cellule cancéreuse. Ces cellules cancéreuses se répliquent de manière incontrôlée, et nous les transférons à une souris pour étudier les tumeurs qui se forment.
Cela nous permet de reproduire, dans des conditions expérimentales, la série d’événements identique à celle qui se produirait dans la vie réelle, et de disséquer le processus tumoral depuis son origine. Nous pouvons ainsi mieux comprendre comment l’altération de l’ADN d’une cellule peut potentiellement mener au développement d’une leucémie, d’un lymphome ou de toute autre forme de cancer. Tout cela pour identifier de nouveaux marqueurs tumoraux et de nouvelles cibles thérapeutiques.
Quels sont les avantages de la technique CRISPR-Cas9 dans votre domaine ?
Nous travaillons sur des cancers spécifiques tels que le sarcome d’Ewing, un cancer des os qui touche principalement les enfants et les adolescents. Actuellement, dans la plupart des cas, le pronostic est très mauvais – le cancer se métastase (c’est-à-dire qu’il se propage au reste du corps) chez au moins 30 % des patients. Bien que nous ayons du mal à traiter efficacement le sarcome d’Ewing, nous en savons pas mal sur ses origines. Dans environ 90 % des cas, la maladie est le résultat d’une translocation génomique produite par le remaniement accidentel des chromosomes 11 et 22. C’est pourquoi nous utilisons le CRISPR-Cas9 pour recréer l’erreur en coupant précisément les chromosomes 11 et 22. En utilisant les combinaisons de différentes mutations de patients induites par CRISPR/Cas9, nous avons récemment obtenu un modèle unique de sarcomagénèse d’Ewing qui devrait être précieux pour la communauté scientifique travaillant sur ce cancer pédiatrique particulièrement agressif.
En quoi consistaient les méthodes qui existaient avant le CRISPR-Cas9 ?
Au tout début, lorsque j’ai commencé mes recherches en biologie cellulaire, j’utilisais des petites séquences d’ADN couplées à un agent chimique pour le modifier. Mais les séquences ciblées étaient trop nombreuses car très courtes. Ensuite, il y a eu ce que nous appelions les « méga-nucléases » et les « nucléases à doigts de zinc » (ou zinc-finger), qui constituaient une avancée, mais qui étaient encore difficiles à générer et à utiliser – et n’étaient donc pas accessibles à tous. Nous avons réalisé de véritables prouesses grâce à ces techniques ; les nucléases à doigt de zinc servent par exemple pendant des essais cliniques pour des traitements contre le VIH.
Puis, en 2010, nous avons assisté à l’arrivée des TALEN. Ils étaient beaucoup plus faciles à manipuler, notamment parce qu’ils étaient assemblés en laboratoire en moins de trois semaines avec un code simplifié permettant de reconnaître chaque paire de base de l’ADN. Les nucléases ont ainsi pu être utilisées à grande échelle. Mais deux ans plus tard, le CRISPR/Cas9 est arrivé, faisant tomber les TALEN de leur trône. D’autres ont donc beaucoup travaillé en développant des techniques et en mettant au point l’édition de gènes pour de nombreux types de cellules de différentes espèces, ouvrant ainsi la voie au CRISPR.